Un contexte géopolitique favorable à la mutation du système monétaire (et financier) international : vers un modèle bipolaire ?

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Le récent sommet du forum élargi des BRICS de Johannesburg, dans le prolongement de la guerre en Ukraine et des sanctions contre la Russie, a cristallisé la volonté de certains grands pays émergents de se soustraire à la domination du dollar dans leurs échanges extérieurs. Ce contexte géopolitique et économique replace-t-il la réforme du système monétaire international au centre des débats ? La perspective d’une mutation de ce système, aujourd’hui encore dominé par le dollar, est-elle réaliste ? Au-delà, quels sont les enjeux d’une telle mutation au regard du cadre institutionnel de la gouvernance économique et financière internationale ?  Le point avec Pierre Jaillet, chercheur associé à l’IRIS et à l’Institut Jacques Delors et professeur à IRIS Sup’.

 

En quoi les contextes géopolitique et économique actuels replacent-ils la réforme du système monétaire international (SMI) au cœur des débats ?

Le terme de mutation semble ici plus pertinent que celui de « réforme », qui suggère un processus coopératif, alors que nous assistons à une modification des rapports de force internationaux défiant le rôle quasi-hégémonique du dollar. En outre, cette mutation concerne plus globalement le système monétaire et financier international (SMFI). À cet égard, si certains dirigeants, comme le président Lula, ont pu évoquer la possibilité d’une « monnaie commune » à l’occasion du sommet du groupe élargi des BRICS de Johannesburg, la déclaration diffusée à l’issue de ce sommet se borne à préconiser l’utilisation des monnaies locales dans les transactions commerciales et financières internationales et l’interconnexion des systèmes de paiement transfrontières. De fait, si l’adoption d’une monnaie commune par l’ensemble disparate des BRICS parait illusoire au regard de leurs tailles, de la structure de leurs économies, de leurs divergences de politique économique – nul besoin de convoquer ici la théorie des zones monétaires optimales –,  le développement de systèmes de paiement interbancaires alternatifs comme le réseau CIPS (China International Payments System) permet d’ores et déjà de sortir de la dépendance à l’égard du réseau SWIFT (Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunication) et du dollar. La guerre en Ukraine, les sanctions contre la Russie et son exclusion de SWIFT accélèrent naturellement le processus de dédollarisation. Des pays n’appliquant pas ces sanctions ont recours à d’autres devises de facturation – principalement le yuan – dans leurs transactions bilatérales, y compris dans leurs échanges de matières premières et de pétrole jusqu’à présent libellés en dollar (cf. les accords récents entre l’Arabie saoudite et la Chine). Notons que, bien avant la guerre en Ukraine, l’incitation à s’émanciper du dollar a été attisée par le renforcement des sanctions américaines contre l’Iran de 2018, exposant ses partenaires aux risques juridiques et financiers liés aux règles d’extraterritorialité imposées par les États-Unis.

 

La perspective d’un système monétaire international multipolaire est-elle réaliste ? Quelles seraient les conséquences économiques et financières d’une potentielle dédollarisation du monde ?

Une monnaie – qu’elle soit locale, nationale ou internationale – doit classiquement remplir trois fonctions : unité de compte, acceptée comme libellé des transactions commerciales et financières, moyen d’échange servant de véhicule pour ces transactions et enfin réserve de valeur pour les épargnants et investisseurs. Ces fonctions sont étroitement imbriquées. Le dollar domine le SMI actuel (60% des réserves de change, 70% des émissions de dette et près de 50% des facturations) car il reste le plus apte à remplir efficacement ces trois fonctions. Cette domination s’explique non seulement par son poids dans les transactions, y compris celles des firmes multinationales, mais aussi par la taille et de la liquidité de son marché financier, critère crucial pour les investisseurs internationaux privés et publics et le recyclage de l’épargne excédentaire des grands pays exportateurs, notamment pétroliers (c’est aussi une des raisons du plafonnement du rôle international de l’euro, dont les marchés de capitaux demeurent fragmentés). Sous cet angle, le poids du yuan parait encore marginal (un peu moins de 4% des réserves mondiales) en comparaison du dollar ou même de l’euro (20%). On observe que près de 60% des actifs extérieurs de la Chine sont aujourd’hui encore libellés en dollar, alors que son marché financier demeure étroitement contrôlé et peu ouvert aux investisseurs internationaux.

Cependant, une analyse restreinte aux statistiques internationales usuelles sur le poids des monnaies est trompeuse. Dans une vision plus large et prospective, plusieurs éléments convergent pour suggérer un déplacement du centre de gravité du SMFI plus rapide qu’anticipé :

  • La montée en puissance de la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures (AAIB) créée par la Chine en 2014, comptant 60 pays membres et opérant de facto en concurrence avec la Banque mondiale et la BAD ;
  • L’entrée dans la Nouvelle Banque de Développement (NBD dite la « banque des BRICS ») de nouveaux membres, notamment l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, apportant leur force frappe financière ;
  • L’essor des crédits aux pays émergents, en premier lieu la Chine, aux pays à faible revenus, le plus souvent en contrepartie d’accords de coopération économiques et commerciaux (leur part est passée de 20% à 50% en 10 ans) ;
  • Enfin, l’expansion du réseau de lignes de swaps sous l’égide de la People Bank of China, maillage serré de 41 banques centrales, le plus souvent en liaison avec l’initiative de la nouvelle route de la soie.

Se dessine ainsi, à côté du SMFI « officiel » dominé par le dollar et subsidiairement l’euro, un pôle concurrent centré sur la zone Asie-Pacifique, esquissant un SMFI  bipolaire dont il est difficile à ce stade de prévoir les incidences sur l’économie mondiale et la stabilité financière internationale (la littérature académique est d’ailleurs peu conclusive sur ce sujet) ; sinon qu’il tend logiquement à éroder  « l’exorbitant privilège du dollar » mis à profit par les États-Unis depuis la Seconde Guerre mondiale pour conforter son leadership dans l’intermédiation financière globale (et accessoirement financer à moindre coût ses déséquilibres extérieurs).

 

Quelles pourraient-être les incidences sur le cadre institutionnel de la gouvernance économique mondiale ?

L’élargissement du groupe des BRICS illustre la frustration de certains pays émergents au regard d’une gouvernance économique mondiale encore largement verrouillée par des pays « avancés » dont le poids dans l’économie mondiale a pourtant sensiblement reculé, sans qu’ait été ajustée leur influence dans les instances multilatérales. La critique du G7 ne semble même plus d’actualité, tant ce club fermé renvoie l’image des rapports de force économiques et financiers prévalant il y a un demi-siècle. Un point notable, cependant, est que, dans leur déclaration du 23 août, les BRICS, tout en revendiquant une représentation accrue dans les instances internationales, prennent soin de ménager le G20 et valident son leadership économique et financier : « […] We reaffirm the importance of the G20 to continue playing the role of the premier multilateral forum in the field of international economic and financial cooperation […] ».

Le G20 peut se prévaloir d’une organisation bien rodée et de quelques acquis, comme sa contribution décisive lors de la grande crise financière de 2008-2009 ou plus récemment lors de la pandémie du Covid-19. Mais résister à la concurrence du forum élargi des BRICS, auquel souhaitent adhérer une quarantaine de pays émergents, implique qu’il s’ouvre lui-même davantage, notamment au continent africain, représenté depuis l’origine par la seule Afrique du Sud. La décision prise au sommet de New Delhi des 8 et 9 septembre 2023 d’accueillir l’Union africaine (UA) comme membre permanent va dans ce sens. Elle ne devrait pas fermer la porte à quelques grandes nations africaines (Nigeria, Égypte…). La question se pose aussi d’un aggiornamento de l’Union européenne, qui ne compte pas moins de cinq membres sur vingt, une situation mal vécue par les principaux membres et qui pose la question de la « chaise » européenne, sujet encore tabou à Berlin, Paris ou Rome.

En réalité, ce sont surtout les institutions de Bretton Woods, FMI et Banque mondiale, qui sont dans le collimateur des BRICS. Les pays du G7 concentrent encore 45% des quotes-parts du FMI alors que le groupe élargi des BRICS n’en détient que 20%. La part de la Chine, deuxième économie mondiale, se limite à 6,4%, moitié moindre que celles de l’Allemagne, de la France et de l’Italie réunies. Les États-Unis conservent leur privilège exclusif du droit de veto et ces institutions sont systématiquement dirigées par des Américains ou des Européens…

Il ne faut sans doute pas surestimer la portée du sommet ultramédiatisé des BRICS du 23 août, un forum hétéroclite dominé à hauteur de 70% par la Chine en termes de PIB, mais l’évènement constitue une sorte de wake-up call que les grandes puissances occidentales auraient tort d’ignorer dans l’optique d’une gouvernance économique mondiale plus efficace face aux enjeux systémiques et plus particulièrement à la transition climatique, auxquels toute la planète est confrontée.