Entretiens / Europe, Stratégie, Sécurité
5 juillet 2023
Tensions dans les Balkans occidentaux : quel rôle pour l’Union européenne et les puissances étrangères ?
En mai dernier, suite à l’élection de maires albanais à l’issue d’un scrutin largement boycotté par la population, d’importantes violences ont éclaté dans le nord du Kosovo. Les forces de l’OTAN, déployées dans le pays depuis 1999, ont dû intervenir face aux manifestants serbes qui tentaient d’accéder aux mairies. Quinze ans après la proclamation de l’indépendance du Kosovo encore non reconnue par la Serbie, et dans un contexte de tensions accrues en Europe, comment comprendre la situation dans les Balkans ? Quel est le rôle des puissances étrangères dans le conflit ? Où en est le processus d’intégration européenne de ces pays ? Le point avec Henry Zipper de Fabiani, chercheur associé à l’IRIS, spécialiste des Balkans et de l’Asie centrale.
Les Balkans ont récemment été projetés au cœur de l’actualité internationale suite à l’escalade des tensions au nord du Kosovo. Une première depuis l’indépendance du pays en 2008, qui met à nouveau en exergue la complexité de la mosaïque ethnolinguistique des Balkans. En quoi la question identitaire a-t-elle été à l’origine de tensions, mais également d’un remodelage interne des frontières au sein des Balkans ? Quel rôle les pays voisins jouent-ils dans l’exacerbation de ces violences liées à la question identitaire ?
Les épisodes de tension dans les Balkans occidentaux sont effectivement récurrents, principalement au Kosovo et en Bosnie-Herzégovine, mais ils sont aussi intervenus en Croatie, en Serbie, en Macédoine et en Albanie, à la suite de l’éclatement de la Yougoslavie dans les années 1990 : aucun des six pays des Balkans occidentaux aujourd’hui, tous candidats à l’Union européenne (UE), n’a été épargné. Tous sortaient de près d’un demi-siècle de communisme. Hormis l’Albanie, tous résultaient de la décomposition de la Yougoslavie – un empire multinational en miniature. Tel est le contexte global qu’il convient d’avoir à l’esprit : une lente et douloureuse recomposition étatique, sociale, économique, accompagnée des turbulences inhérentes à l’accouchement de la démocratie et des libertés qui l’accompagnent, de l’économie de marché et des excès qui s’ensuivent – un univers où tous les réseaux souterrains se donnent aussi libre cours, concurrençant violemment les bonnes pratiques que l’on tente d’imposer.
Privilégier la dimension « identitaire » apparaît ainsi trop réducteur, tout comme l’évocation d’un « remodelage des frontières » : mis à part le Kosovo et le Monténégro, détachés de la Serbie, l’un en 1999 dans la violence – avant son indépendance formelle en 2008 -, l’autre en 2006 sans drame, c’est au contraire la stabilité qui frappe – mis à part le cas de la Bosnie-Herzégovine dont le découpage intérieur reflète les positions acquises pendant la guerre et consacrées par les accords de Dayton. Les récentes tensions au Kosovo s’inscrivent dans une suite d’incidents qui ponctuent la difficile normalisation des relations entre Belgrade et Pristina. Le Kosovo a quitté la République fédérative de Serbie en réaction à la politique agressive de Milosevic qui conduisait à un nettoyage ethnique. La tragédie de la Bosnie-Herzégovine a débouché sur une cohabitation sous haute surveillance entre communautés différentes. Comme le Kosovo, elle ne doit la paix toute relative dont elle jouit depuis près de 30 ans qu’à la présence d’une force multinationale et à un suivi multilatéral continu.
Le facteur identitaire n’explique pas en soi des situations où il est plus instrumental que fondamental : les politiques l’invoquent quand cela les arrange, pour justifier des tentatives de recomposition en fonction de leurs intérêts. Observons d’ailleurs que la structure fédérale de la Yougoslavie avait permis de concilier diverses identités et d’amorcer une mixité intercommunautaire chez un habitant sur six. Aujourd’hui, c’est encore un État fonctionnel et au service de tous les citoyens qui sera la clé de la stabilité, et il serait illusoire d’invoquer un éventuel remodelage des frontières dans un espace où les contours internes et externes de la Yougoslavie sont restés à peu près stables.
Les voisins de cette région, désormais tous membres de l’UE, ont parfois tendance à jouer avec des formules imaginaires reposant sur le passé et omettant les mérites de l’UE pour la circulation des personnes et des biens, et pour la gouvernance. La Hongrie a naguère manifesté sa proximité avec la minorité magyare de Voïvodine, province autonome de Serbie. Certaines forces en Croatie compatissent régulièrement avec la communauté croate de Bosnie-Herzégovine, lésée par certaines dispositions des accords de Dayton. L’ancien président du gouvernement de Slovénie, Janez Janša, avait brièvement suscité une grande perplexité en agitant le spectre d’ajustements frontaliers. Surtout, du fait de son seul nom, la Macédoine a successivement suscité des réactions négatives de la Grèce puis de la Bulgarie. Après l’accord de Prespa entre Skopje et Athènes, qui accepte désormais le nom de « Macédoine du Nord », la Bulgarie a finalement levé ses objections à l’ouverture de négociations d’adhésion – objections qui reposaient sur un discours national niant la langue et l’existence même de ce pays. La présidence française de l’UE en 2022 s’est employée avec succès à obtenir cet accord. En conséquence de quoi, la Macédoine du Nord et l’Albanie ont pu ouvrir des négociations en vue d’adhérer à l’UE.
Ainsi, cahin-caha, malgré quelques abcès de fixation, avec quatre pays sur six en négociation d’adhésion, les six pays des Balkans occidentaux progressent vers l’UE. Sarajevo est aussi en meilleure position avec son statut de candidat fraîchement reconnu. Le cas le plus épineux reste celui du Kosovo. L’UE et les États-Unis s’emploient à faciliter le dialogue Belgrade-Pristina, champ le plus perméable aux interférences extérieures, essentiellement russes.
Au-delà des pays voisins, quelle est l’influence de puissances telles que la Russie, la Chine ou encore la Turquie dans les Balkans ? Quels sont leurs intérêts dans la région ?
Même si les trois puissances extérieures aux Balkans occidentaux mentionnées sont toutes, à des titres divers, engagées dans des stratégies de limitation, voire d’endiguement, de la construction européenne et de ses implications, leurs intérêts sont de natures très diverses. Toutes les trois s’inscrivent dans des logiques impériales en grande partie inspirées par la nostalgie de leur passé, surtout pour la Russie et la Turquie dont les imaginaires conservent des attaches avec cet espace. D’où l’idée d’une revanche à prendre afin de ne pas être totalement aux marges d’un espace où elles pensent avoir conservé des affinités, voire des complicités.
Pour la Russie, cette attitude découle d’un ancrage traditionnel dans les mondes slave et orthodoxe, illustré tout au long du XIXe siècle, en opposition avec l’Empire ottoman. Il en reste la conviction à Moscou que les Balkans constituent une chasse gardée – réapparue au grand jour dès 1991, lorsqu’il fut question d’une intervention armée, de l’ONU puis de l’OTAN, pour mettre fin aux conflits de Bosnie-Herzégovine puis du Kosovo. Aujourd’hui, la Russie refuse d’entériner la nomination d’un Haut Représentant en Bosnie-Herzégovine et n’approuve la poursuite de l’opération ALTHEA de l’UE que pour éviter un retour de l’OTAN. Elle s’efforce d’apparaître comme l’interlocuteur naturel des nationalistes de la Republika Srpska (République serbe de Bosnie) dont le président, Milorad Dodik, est reçu à Moscou. Mais c’est surtout avec Belgrade que la Russie cherche à consolider des liens, les Serbes jouant de ceux-ci pour prendre des demi-mesures comme l’acceptation des sanctions à condition de ne pas les appliquer – mais, en tant que candidat, la Serbie est en principe tenue d’appliquer la politique extérieure et de sécurité de l’UE. Moscou s’efforce aussi de jouer de l’arme du gaz pour s’attacher la fidélité de Belgrade – comme celle de Budapest – et, par ailleurs, de concentrer sur la région une bonne partie de sa désinformation. De son côté, la Croatie, bonne élève de l’UE dans le soutien à l’Ukraine, cherche à optimiser ses avantages naturels dans une compétition pour le transit du gaz … azerbaïdjanais ou américain.
Sans négliger l’occasion de marcher sur les plates-bandes de l’UE, la Chine se porte sur tout projet pouvant servir sa stratégie des « Routes de la soie » (BRI). À cet égard, le format dit « 16 +1 » lui donne depuis 2012 un cadre politique d’influence dépassant les seuls projets industriels et commerciaux – les « 16 » étant un groupe composite constitué des derniers venus dans l’UE (les trois Baltes, les quatre de Visegrád, la Bulgarie et la Roumanie) et des pays de l’ex-Yougoslavie (Slovénie, Croatie, et les candidats des Balkans occidentaux sauf le Kosovo). Rappelons que la Chine a déjà obtenu la concession du port du Pirée, l’une des portes de la région. À ce stade, son influence se concentre sur des projets d’infrastructure, notamment d’autoroutes comme au Monténégro ou en Serbie, dont le gigantisme ne paraît guère adapté aux besoins locaux – une manière de prendre des gages afin de s’approprier des ressources naturelles. Pékin a aussi tenté de s’implanter par la fourniture de vaccins à l’occasion de la pandémie du Covid, et a passé des accords avec la Croatie sur le numérique – alors que l’UE s’efforce de garder la main, notamment sur la 5G. D’autres enjeux apparaissent aussi de manière opportuniste, mais dans des secteurs stratégiques comme l’exploitation des ressources en lithium, où l’UE semble bien déterminée à éviter l’emprise chinoise. L’UE reste vigilante, alors que le Monténégro et la Macédoine du Nord sont particulièrement dépendants de Pékin du fait de leur endettement très élevé. La Bosnie-Herzégovine risque aussi de tomber dans ce genre de dépendance.
La Turquie garde un certain prestige dans les Balkans, à commencer par la Bulgarie, mais aussi, bien sûr, chez les Bosniaques de Bosnie-Herzégovine, parmi les Albanais d’Albanie – surtout du Nord – et les Kosovars, au Kosovo comme en Macédoine. La place d’Istanbul exerce un rayonnement certain, bien au-delà des milieux musulmans. Sa force d’attraction semble avoir bénéficié de la guerre d’Ukraine, en accroissant un cosmopolitisme centré sur la mer Noire et le Caucase, qui attire des milieux déçus par une Europe perçue comme trop exigeante et donneuse de leçons. La tournée du président Erdogan, fin 2022, en Bosnie-Herzégovine, Serbie et Croatie, témoigne de l’intérêt intact d’Ankara pour une péninsule dominée pendant cinq siècles par l’Empire ottoman.
La Serbie et le Monténégro ont débuté il y a neuf ans une demande d’adhésion au sein de l’UE. Comment le processus d’intégration des pays des Balkans au sein de l’UE est-il perçu par les États membres ? Les candidatures de l’Ukraine et de la Moldavie à l’UE pourraient-elles amener à un élargissement de l’UE incluant ainsi d’autres pays des Balkans ?
La Serbie et le Monténégro ont effectivement ouvert en janvier 2014 des négociations avec l’UE en vue de leur adhésion, plusieurs années après avoir obtenu le statut de « pays candidat ». La discrétion inhérente à ce genre de processus ne signifie pas qu’il ne progresse pas : la Serbie a ouvert 22 chapitres sur 35, dont deux clos provisoirement ; le Monténégro 33, dont trois clos provisoirement. La reprise de l’acquis communautaire requiert des travaux en profondeur et des mesures touchant une gamme très large de secteurs. Cela suppose aussi une forte convergence avec la politique extérieure et de sécurité des Vingt-Sept.
S’agissant des candidatures de l’Ukraine et de la Moldavie – qui pourraient être rejointes à terme par la Géorgie si elle surmonte certaines difficultés comme le respect des droits de l’homme, notamment des libertés –, l’élan de solidarité suscité par la situation dramatique qu’elles traversent depuis l’agression russe du 24 février 2022 a effectivement conduit l’UE a raccourcir le délai entre le dépôt de leur candidature et son acceptation. Mais il peut y avoir un délai assez long avant que les négociations soient formellement ouvertes, puis que les trente-cinq chapitres soient déclarés clos. L’objectif clairement énoncé voilà plus de vingt ans reste bien l’élargissement de l’UE aux six pays des Balkans occidentaux et aux deux ou trois nouveaux candidats, soit une Europe à trente-quatre ou trente-cinq.
Cette extension à de nouveaux candidats soulève diverses difficultés que nos dirigeants ont entrepris de surmonter dans une dynamique d’élargissement qui recueille un quasi-consensus -le cas du Kosovo, non reconnu par cinq pays membres pour des raisons qui tiennent à leur propre situation et non à ce pays, étant à part. Il faut néanmoins que les lenteurs inhérentes à ces négociations n’alimentent pas une lassitude qui gagne les opinions publiques – et qui fait le jeu des eurosceptiques. Les réflexions commencent donc à s’orienter vers des modalités d’extension aux candidats d’avantages qui ne viendraient normalement qu’avec l’adhésion formelle. L’initiative française de Communauté politique européenne doit aussi être comprise dans cet esprit, bien qu’elle englobe quasiment tous les États d’Europe, y compris le Royaume-Uni et la Turquie. Mais l’accueil fait à cette formule illustre un besoin fort de tisser des liens avec l’UE dans des domaines très concrets de coopération, au-delà des lourdeurs du formalisme de l’adhésion.
À terme, il faudra nécessairement élaborer des procédures innovantes entre pays membres, en fonction des domaines concernés et de leur degré de conception ou de mise en œuvre. La guerre d’Ukraine pourrait bien avoir rebattu les cartes dans la région bien au-delà de turbulences immédiates affectant un petit nombre de pays.