Sur le terrain, l’action humanitaire à hauteur d’homme

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Jacques Serba, chercheur associé à l’IRIS, répond à nos questions à l’occasion de la parution de son ouvrage Sur le terrain. L’action humanitaire à hauteur d’homme aux Éditions Le parapluie jaune (2023), dans lequel il questionne et met en perspective les bienfaits nécessaires et les dérives possibles des associations qui œuvrent à l’étranger.

Comment définiriez-vous l’action humanitaire ?

L’humanitaire est devenu un mot-valise qui passe de main en main en se dénaturant.

L’intention de celui qui revendique une action humanitaire est au cœur du sujet. Or, qu’en est-il des intentions des États et des entreprises qui, de près ou de loin, « font de l’humanitaire » ? S’agit-il exclusivement d’alléger les souffrances de l’Autre ? La réponse est dans la question. Un avion militaire larguant de la nourriture dans une zone de conflit est-il vraiment mu par le principe d’humanité ou par une vision stratégique qui affirme que pour gagner la guerre, il faut gagner les cœurs ? Une grande entreprise décriée pour son management ou ses processus de fabrication ne regarde-t-elle pas aussi le mécénat comme un moyen « d’humaniser » son image ?

Le cumul d’intentions, voire la simple apparence d’intérêts multiples et parfois contradictoires, crée un conflit d’intérêts qui abîme non pas les États ou les entreprises, mais bien les ONG humanitaires. D’aucuns évoquent même l’instrumentalisation de l’action humanitaire.

Pour moi, la question de la définition de l’humanitaire ne se réduit donc pas à la nature de l’assistance et du secours (santé, nutrition, eau…) ou du contexte (urgence, post-urgence, etc.). Le sujet pose la question de l’opérateur et des principes qui fondent l’action humanitaire.

L’association d’intérêt général (gestion désintéressée et non lucrative) est la plus à même de conduire l’action humanitaire, mais à la condition qu’elle soit elle-même au clair avec ses intentions et qu’elle se conforme à des principes : humanité, neutralité, indépendance, impartialité (non-discrimination et proportionnalité). Ces principes ne doivent pas être un simple affichage ou une liste à la Prévert. Éthiques, juridiques, ils sont aussi opérationnels. Articulés entre eux, ils sont nécessairement dilemmatiques.

Chacun – État, entreprises, ONG – doit rester à sa place. Malheureusement, mon point de vue constitue pour partie un vœu pieux.

Alors que la neutralité et l’impartialité sont les grands principes de l’action humanitaire, que signifie « l’élasticité du principe humanitaire » ?

Je n’utilise pas le terme plasticité, car je crains que soit sous-entendu le mot malléabilité, ce qui ne convient pas à une valeur ou à un principe. L’élasticité fait référence à une mise en tension, à une capacité d’agrandissement, à un va-et-vient.

Le principe d’humanité est très souvent évoqué comme étant à l’origine de la mission que se fixent les humanitaires. Il est source de l’objet et de la finalité des ONG. La Croix-Rouge, par exemple, dit en substance qu’il s’agit, au nom du principe d’humanité, de prévenir et d’alléger les souffrances, de protéger la vie et la santé et de faire respecter la personne.

Selon moi, l’élasticité du concept permet aussi aux membres des ONG de se retrouver, de se regrouper malgré des motivations protéiformes. Pourquoi s’engage-t-on ? Pourquoi aider l’Autre ? Que signifie être sensible à la souffrance de l’Autre ? La valeur humanité héberge aisément ces questionnements.

On le voit, la finalité collective ne l’emporte pas sur la motivation individuelle. Il n’y a ni hiérarchisation ni uniformisation des motivations, car l’engagement des personnes se confond avec le professionnalisme, la capacité d’action de l’ONG. L’Un, l’aidant, et l’Autre, l’aidé, sont les acteurs d’une même mise en tension dans des ONG pressurisées dans des espaces humanitaires de plus en plus réduits.

Vous évoquez votre vision du projet européen en tant que militant humanitaire étant intervenu en ex-Yougoslavie. En quoi la mobilisation humanitaire est-elle aussi politique ?

Les associations loi 1901 en France sont des enfants de la démocratie et des marqueurs de sa vitalité. Elles sont donc par essence politiques.

De mon expérience, j’ai tiré une leçon. Comme un capitaliste qui place ses actifs dans des structures adaptées à ses objectifs de performance (société civile immobilière, société de gestion de portefeuille…), les valeurs humaines sont mieux défendues lorsqu’elles sont portées par des organismes spécialisés, dédiés à la cause : aux associations humanitaires l’humanitaire, aux syndicats le syndicalisme, aux partis la politique… Autrement dit, une association humanitaire qui rentrerait en politique pour aider des personnes à conquérir et conserver le pouvoir serait en conflit avec son objet et ses valeurs.

Cela dit, les ONG se frottent à la politique, aux politiques publiques en répondant à des appels d’offres ou en sollicitant des subventions publiques. À l’international, les ONG humanitaires compensent parfois la défaillance des services publics hospitaliers. L’advocacy, le témoignage engagé des ONG, s’inscrit bien dans le domaine politique puisqu’il s’agit pour les ONG de tenter de modifier une orientation politique d’un gouvernement.

Cela étant, si la démocratie était en jeu et donc l’existence même des associations, les associations humanitaires n’auraient-elles pas raison de s’engager en politique pour leur survie et celle de leurs causes ? Et quid de la neutralité face à des situations extrêmes ? N’est-ce pas là une réflexion déjà menée, pour partie, par des humanitaires au moment de la création des « French doctors » ?

Vous écrivez que « L’humanité a encore sa place après la guerre ». Quelles sont les difficultés rencontrées par les ONG sur le terrain au lendemain d’un conflit ?

Je pourrais traiter le sujet du continuum humanitaire-développement ou du dilemme des urgentistes, partir ou rester, après le conflit.

En fait, il est nécessaire de souligner ici les difficultés que rencontrent les ONG pour continuer à collecter des fonds après l’arrêt des hostilités, les donateurs estimant l’urgence passée. Or, il n’en est rien, l’urgence sur les ruines remplace celle sous les bombes. Et très vite, la catastrophe médiatisée glisse vers une crise oubliée.

C’est pourquoi les donateurs doivent faire confiance aux ONG et accepter que leurs fonds soient affectés en fonction des besoins que les ONG identifient et non des sujets sous le feu des projecteurs. En contrepartie, cela oblige les ONG à considérer les donateurs non comme des cibles marketing, mais bien comme des compagnons de route à qui l’on doit plus qu’un simple certificat fiscal en contrepartie du don.

Quel est le lien entre la géopolitique et l’action humanitaire, et en quoi les organismes humanitaires sont devenus des acteurs transnationaux ?

Par nature, les ONG humanitaires se trouvent sur des territoires en tension où des forces, internes et externes, se disputent violemment le pouvoir et souvent les richesses. Les ONG sont là non pour être parties aux conflits, mais pour accomplir leurs missions humanitaires, souvent d’ailleurs en rappelant aux parties de respecter le Droit international humanitaire (DIH). Cela étant, notamment en raison de l’instrumentalisation de l’humanitaire, il arrive que des ONG soient perçues comme des porte-drapeaux de pays occidentaux. À l’inverse, des États en guerre ou des groupes armés pointent du doigt des ONG qui discutent avec les parties opposées alors qu’il ne s’agit que de négociations pour accéder aux personnes qui ont besoin d’assistance.

Les ONG sont devenues des acteurs transnationaux en raison de leurs missions reconnues par les États, les grands bailleurs publics et des millions de donateurs qui sont avant tout des citoyens. Protégées en principe par le droit international humanitaire, elles sont des entités qui drainent partout sur le globe d’importants flux financiers et de biens. Leurs impacts sur les populations aidées et secourues ainsi que sur les opinions publiques sont considérables.

À titre d’exemple, en 2021, 61 000 personnes ont œuvré sous les couleurs de Médecins sans frontières (MSF) dans 70 pays. Les MSF (France, Suisse…) ont disposé de budgets missions de l’ordre de 1,4 milliard d’euros, soit le PIB de la Gambie ou 50% de celui du Liberia.

 

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