Septembre 2016
Russie : l’éternel « retour de la puissance pauvre » ? / Par Arnaud Dubien
Émergence(s)RIS N°103 – Automne 2016
À l’approche du vingt-cinquième anniversaire de l’effondrement de l’Union soviétique, un spectre hante l’Occident, celui du retour de la puissance russe. Que ce soit pour s’en réjouir ou le déplorer, la plupart des observateurs admettent que la Russie a retrouvé, à la faveur notamment de la crise ukrainienne et du conflit en Syrie, une certaine ans les affaires internationales. Le temps où elle était comparée par Zbigniew Brzezinski à un « trou noir » [1] à envisager un « monde sans Russie » [2] semble bien loin. Paradoxalement, ce constat est fait alors que le pays traverse des turbulences économiques majeures : pour la première fois depuis l’accession de Vladimir Poutine au pouvoir, le 31 décembre 1999, la Russie va connaître au moins deux années consécutives de récession. Dans ce contexte, doit-on considérer la résurgence de la Russie comme une tendance éphémère, peut-être déjà révolue ? Où se situe le pays et quels scénarios s’esquissent ? La Russie peut-elle prétendre demeurer une puissance de premier plan sur le long terme ?
« Dix piteuses » et « Dix glorieuses » : une trajectoire économique en forme de montagnes russes
À la différence de ses partenaires des BRICS (Brésil, Inde, Chine et Afrique du Sud), la Russie n’est pas, à proprement parler, une puissance « émergente ». Elle est, de jure et de facto, l’héritière de l’Union soviétique. Or, au début de l’année 1989, cette dernière contrôlait la moitié de l’Europe, disposait d’alliés sur tous les continents et discutait d’égal à égal avec les États-Unis des destinées du monde. La problématique de la Russie est donc plutôt celle de la « réémergence », après la double rupture impériale qu’ont constitué la perte du glacis est-européen puis l’éclatement de l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS). La situation prévalant avant 1991 est à la fois l’arrière-plan et le point de départ de toute réflexion sur l’évolution de la Russie au plan économique, politique et stratégique.
Peu de pays ont subi, en temps de paix, un choc comparable à celui qu’a connu la Russie au cours des années 1990. Quelques statistiques permettent d’en prendre la mesure. Entre 1991 et 1998, le pays a perdu plus de 40 points de produit intérieur brut (PIB), soit plus que l’Union soviétique au plus fort de l’avancée allemande sur son territoire en 1942-1943. En 1999, le revenu moyen par habitant n’était que de 62 dollars par mois [3].
Cette chute vertigineuse va de pair avec une instabilité politique chronique, l’irruption de la violence dans le champ politique – tentative de coup de force du Parlement réprimée dans le sang par Boris Eltsine en octobre 1993, lancement de la première campagne de Tchétchénie en décembre 1994 – et les premières dérives autoritaires d’un pouvoir soumis à l’oligarchie – fraudes massives lors des présidentielles de 1996, pillage du pays sous couvert de privatisations. Dix ans après la chute du mur de Berlin, la Russie est littéralement au bord du gouffre. Ayant fait défaut sur sa dette en 1998, menacée à son tour d’éclatement, elle est désormais considérée par les Occidentaux comme quantité négligeable. La guerre du Kosovo, au printemps 1999, résume à elle seule l’impuissance stratégique de Moscou et sa marginalisation sur la scène internationale.
Le redressement qui s’ensuit est tout aussi spectaculaire. Contrairement au narratif qui s’est imposé ces dernières années, il s’amorce dès la fin 1998, sous l’impulsion du Premier ministre de l’époque, Evgueni Primakov. La tendance se renforcera et se poursuivra tout au long des deux premiers mandats de Vladimir Poutine (2000-2008). Lorsque ce dernier quitte – provisoirement – le Kremlin, le revenu moyen des Russes est de 599 dollars par mois. Le PIB par habitant a lui aussi été presque multiplié par dix – 11 635 dollars contre 1 331 en 1999, selon la Banque mondiale. Début 2007, la Russie avait retrouvé son niveau de PIB de 1990 – ce que, soit dit en passant, n’a toujours pas fait l’Ukraine, vingt-cinq ans après son indépendance.
La crise de 2008 est rude, mais le coup est rapidement surmonté. Après une chute de près de huit points en 2009, le PIB repart rapidement à la hausse grâce, une nouvelle fois, à la remontée des prix des matières premières et, en premier lieu, des hydrocarbures. Mais l’élan semble brisé. En 2013, c’est-à-dire avant le début de la crise ukrainienne, le cycle des sanctions / contre-sanctions et la chute des cours du pétrole – le prix du baril est alors supérieur à 100 dollars –, la croissance n’est que de 1,3 %. Les discussions qui avaient fleuri en 2007-2008 au sein du gouvernement russe sur un rattrapage du niveau de vie de l’Union européenne (UE) en l’espace d’une génération ne sont plus à l’ordre du jour.
Ce que changent les crises actuelles
La crise économique que traverse actuellement la Russie est très différente de celle de 2008, tant par ses origines que par ses développements. Elle est le résultat de quatre chocs consécutifs. Le premier survient après l’annexion de la Crimée, en mars 2014. L’élévation du niveau d’incertitude géopolitique raccourcit l’horizon temporel des acteurs économiques, élève les coûts de transaction et gèle les projets d’investissement [4]. Les combats dans le Donbass, qui connaissent une spectaculaire escalade à l’été, renforcent cette incertitude. Le rythme des sorties de capitaux – 150 milliards de dollars en 2014 – sont un indicateur parmi d’autres de cet emballement.
Le deuxième choc résulte de l’engrenage sanctions / contre-sanctions adoptées entre juillet et septembre 2014. Les mesures occidentales visent principalement le secteur bancaire et celui de l’énergie. C’est la contraction des crédits en devises à destination de la Russie qui exerce la pression la plus forte sur les entreprises russes, qui avaient besoin de « faire rouler » leur dette en contractant de nouveaux emprunts en devises pour solder les anciens [5]. Les mesures de rétorsion prises par les autorités russes – un embargo sur les importations de produits alimentaires (sauf les vins et spiritueux) – provoquent une accélération de l’inflation.
Le troisième choc, à partir de l’automne 2014, provient de l’effondrement des cours des hydrocarbures. Il diminue sensiblement les recettes de l’État russe et tarit les sources de devises de la Banque centrale. Enfin, le quatrième choc, conséquence des trois premiers, est monétaire. Le 16 décembre 2014, le rouble « dévisse » de près de 20 %, tandis que la Banque centrale doit dans l’urgence relever son taux directeur à 17 %.
Où en est, aujourd’hui, l’économie de la Russie ? Après s’être contractée de 3,7 % en 2015, elle devrait reculer à nouveau d’environ un point en 2016, avant de retrouver la croissance en 2017. À l’été 2016, la Russie était, en termes de richesse nationale, à son niveau de la fin 2011.
Ainsi que le relève Julien Vercueil, « la combinaison de la chute du rouble et de la récession a fait reculer […] la place de l’économie de la Russie dans les classements internationaux. Son PIB est désormais évalué à moins de 1 200 milliards d’euros (1 325 milliards de dollars), contre plus de 2 000 milliards deux ans auparavant. Alors qu’elle se situait dans les dix premières économies du monde, se mesurant à l’Italie, au Brésil et à l’Inde, la voilà maintenant derrière la Corée du Sud, l’Australie et l’Espagne » [6]. Si les statistiques exprimées non pas en dollars courants mais en parité de pouvoir d’achat (PPA) sont moins cruelles – d’après les calculs du FMI, la Russie était la sixième économie mondiale en 2015, juste derrière l’Allemagne mais largement devant la France –, un constat s’impose : le troisième mandat présidentiel de Vladimir Poutine aura été un mandat perdu du point de vue du développement du pays.
À ce stade, le risque majeur pour l’économie russe n’est pas, contrairement à une idée reçue largement répandue en Occident, celui d’un effondrement, mais plutôt celui d’une trajectoire durablement médiocre, qui rendrait impossible la nécessaire modernisation du pays. À la différence de la précédente crise, qui avait vu la Russie retrouver rapidement, dès 2010, des taux de croissance proches de 4 %, rien de tel ne s’esquisse aujourd’hui. Le consensus parmi les économistes fait état d’un potentiel de croissance situé entre 1 % et 1,5 % en l’absence de réformes structurelles. C’est là tout l’enjeu des débats qui se sont multipliés ces derniers mois dans la presse russe et au sein des instances gouvernementales à Moscou. Le retour de l’ancien ministre des Finances Alexeï Koudrine, évincé en 2011, sur le devant de la scène indique que le Kremlin entend avoir plusieurs options sur la table dans la perspective du quatrième mandat de Vladimir Poutine (2018-2024). Faut-il s’attendre, comme beaucoup de libéraux l’espèrent à Moscou, à un retour à « Poutine I », ces années 2000-2004 dont l’Occident a surtout retenu la deuxième guerre de Tchétchénie, mais qui furent aussi une période d’importantes réformes – et, accessoirement, d’un véritable dialogue russo-occidental ? Beaucoup dépendra de l’appréciation du risque qui sera faite par Vladimir Poutine et par son entourage. Est-il plus dangereux de lancer des réformes – avec l’éventualité, très présente à l’esprit des responsables russes, qu’à l’image de la perestroïka, elles accentuent le désordre et mettent en danger le système – ou de ne pas bouleverser l’ordre des choses – au risque voir la Russie décrocher et sortir de l’Histoire ? L’inclinaison naturelle de l’élite politique russe au pouvoir et la stabilisation des prix du pétrole autour de 50 dollars le baril – qui relativise le sentiment d’urgence à Moscou – n’incite pas forcément à l’optimisme.
La réflexion sur la place de la Russie dans le monde à moyen terme ne peut toutefois se limiter à des considérations économiques. D’autres facteurs, de nature politique, doivent également être pris en compte. La « révolution conservatrice » à l’œuvre dans le pays depuis le retour de Vladimir Poutine au Kremlin en mai 2012 est-elle un phénomène durable ou constitue-t-elle une « mesure défensive » dans un environnement général jugé hostile au régime ? La sociologie des élites, où dominent depuis 2004 les représentants des « structures de force », peut-elle évoluer de façon significative dans les années à venir ? La grave crise diplomatique entre Moscou et les Occidentaux qui a éclaté au printemps 2014 à propos de l’Ukraine ajoute à l’incertitude. Si évoquer une « nouvelle guerre froide » est exagéré et ne contribue guère à la compréhension de ce qui se joue, les tensions actuelles, à l’évidence, laisseront des traces profondes. 2014 marque la fin de « l’après-guerre froide » et de l’idée selon laquelle la Russie et l’Occident, au-delà de leurs différends périodiques, avaient vocation in fine à se retrouver, à converger [7]. Le « tournant vers l’Est », nouvelle priorité déclarée de l’action extérieure de la Russie, n’a pour l’heure abouti qu’à des résultats modestes. Doit-on pour autant considérer qu’il ne s’agit que d’une formule rhétorique sans rapport avec la réalité ? S’étant longtemps vue comme une puissance européenne dotée de dépendances en Asie, la Russie déploie des efforts considérables pour aménager ses provinces d’Extrême-Orient et développer ses relations avec les pays de la région, sans se limiter au seul partenariat avec la Chine. Moscou fait le constat de la « désoccidentalisation » du monde et agit en conséquence.
Pourquoi la Russie est et sera une puissance qui compte
À la fin du XIXe siècle, l’historien russe Vassili Klioutchevski relevait que son pays souffrait d’« une relation anormale entre la politique extérieure de l’État et le progrès intérieur du peuple ». Ce décalage récurrent entre des ambitions internationales majeures et une intendance ayant du mal à suivre a été analysé par Georges Sokoloff dans son magistral ouvrage La Puissance pauvre [8], publié en 1993. Il notait que, de façon cyclique dans l’histoire de la Russie, ce décalage aboutissait à des ruptures – défaites militaires, effondrement de l’État, révolutions – auxquelles succédaient généralement des phases de rattrapage économique accéléré grâce notamment à l’importation de technologies et de capitaux étrangers – européens et américains jusqu’ici. La Russie de 2016 est-elle à la veille d’un décrochage ? Les parallèles avec l’URSS sont tentants. La hausse des budgets de défense, sur fond de chute des prix des hydrocarbures et d’engagement militaire à l’étranger, n’est en effet pas sans rappeler la situation du milieu des années 1980. C’est sans doute pourquoi elle ne se reproduira pas. Car l’une des leçons que Vladimir Poutine a retenues de l’effondrement de l’Union soviétique, qu’il a qualifié un jour de « plus grande catastrophe géopolitique du XXe siècle », est précisément qu’il ne peut y avoir de grandeur durable sans potentiel économique adéquat. Contrairement à une autre idée reçue en Occident, la Russie ne s’engage pas dans une nouvelle course aux armements ; tout au plus remet-elle à niveau son outil de défense après une quinzaine d’années de totale négligence. Les dépenses militaires représentent aujourd’hui un peu plus de 4 % du PIB, contre environ 40 % en URSS avant la perestroïka de Mikhaïl Gorbatchev. En d’autres termes, si la Russie use effectivement du levier militaire pour affirmer ses intérêts sur la scène internationale, elle veille jusqu’ici à éviter le piège de la « puissance pauvre ».
Comme les autres pays européens et les États-Unis, la Russie de V. Poutine est confrontée à la perspective de son déclin relatif. Bien que son PIB ne représente qu’entre 2 % et 3 % de la richesse mondiale, elle estime cependant avoir vocation à être l’un des cinq ou six grands pôles de puissance de demain. Ces ambitions, qui sembleraient illusoires pour tout autre pays, ne sont pas forcément hors de propos s’agissant de la Russie. Le pays dispose, en effet, d’atouts qui tendent à compenser partiellement la modestie de son potentiel économique. Les plus visibles sont l’étendue de son territoire – même amputé de l’essentiel de ses conquêtes impériales à l’Ouest et au Sud – et son arsenal nucléaire stratégique. Le plus décisif est sans doute la volonté de puissance habitant l’élite dirigeante, son souci du rang et du prestige de la Russie. Cette dernière sera-t-elle une puissance globale ou simplement régionale, comme le suggérait récemment le président américain Barack Obama ? À vrai dire, quand la région en question s’étend de la mer Baltique à la péninsule coréenne, de l’Arctique au Moyen-Orient, le débat est surtout rhétorique.
Si les orientations qui seront prises en matière économique et politique dans les années à venir auront un impact majeur sur l’état général de la Russie et, par voie de conséquence, sur son poids dans les affaires mondiales, il importe de relever les immenses incertitudes relatives à son environnement stratégique. À quoi ressembleront l’Union européenne et, plus généralement, l’agencement du continent dans cinq ou dix ans ? Les États-Unis – véritable obsession du Kremlin – y seront-ils toujours aussi présents ? L’émergence du « partenaire stratégique » chinois se poursuivra-t-elle pacifiquement, notamment en Asie du Sud ? Les États d’Asie centrale résisteront-ils aux crises de succession et à la poussée islamiste ? Nul ne le sait à ce jour. Mais dans le monde de plus en plus troublé et violent qui se dessine, la Russie de V. Poutine n’est sans doute pas la plus mal préparée à la tempête.
Comparant, dans un autre de ses ouvrages – Le retard russe [9] –, la trajectoire économique de la Russie et celle de l’Europe occidentale sur les dix derniers siècles, Georges Sokoloff était arrivé à la conclusion qu’après un départ à un niveau égal, les courbes s’était définitivement disjointes au Moyen Âge en raison du « joug tatar ». Dès lors, le niveau de richesse de la Russie oscillait entre 40 % et 60 % de celui de l’Ouest du continent. Après l’effondrement des années 1990, le rebond des années 2000 et la crise de 2014-2016, le pays semble revenu à un étiage médian, ce que restitue assez bien le vocable de « nouvelle normalité » ayant cours à Moscou. Si la prospective est un exercice hasardeux – surtout lorsqu’il a la Russie pour objet –, on peut affirmer sans prendre trop de risques que le « champ des possibles » s’est réduit et que la trajectoire du pays – sauf miracle ou nouvelle catastrophe – ne devrait pas dévier de celle observée sur le temps long. La Russie n’a pas vocation – Nikita Khrouchtchev se trompait ! – à rattraper ni à dépasser l’Occident, mais cela ne l’empêchera pas de demeurer une puissance influente en Europe et bien au-delà.
- [1] Zbigniew Brzezinski, Le grand échiquier. L’Amérique et le reste du monde, Paris, Bayard, 1997.
- [2] Thomas Graham, « World without Russia », Carnegie Endowment for International Peace, 9 juin 1999.
- [3] Source : Banque mondiale.
- [4] Voir Julien Vercueil, « Au risque du politique. Situation et perspectives économiques de la Russie en 2015 », in Arnaud Dubien (dir.), Russie 2015. Regards de l’Observatoire franco-russe, Paris, Cherche Midi, 2015.
- [5] Julien Vercueil, « L’économie russe et les sanctions. Une évaluation des conséquences du conflit ukrainien », Note d’analyse, n° 9, Observatoire franco-russe, novembre 2014.
- [6] Julien Vercueil, « Réduire la vulnérabilité ? L’économie russe en 2015-2016 », in Arnaud Dubien (dir.), Russie 2016. Regards de l’Observatoire franco-russe, Paris, L’Inventaire / NVM (à paraître).
- [7] Ces idées ont été longuement développées par le politologue russe Fiodor Loukianov, l’un des meilleurs observateurs de la politique étrangère de son pays, dans « Perestroika-2014 », sur le site Russia in Global Affairs.
- [8] Georges Sokoloff, La Puissance pauvre. Une histoire de la Russie de 1815 à nos jours, Paris, Fayard, 1993.
- [9] Georges Sokoloff, Le retard russe, Paris, Fayard, 2014.