Rogue states, States of concern, etc. : de l’élasticité du critère démocratique en politique étrangère / Par Soraya Sidani

21 min. de lecture

  • Soraya Sidani

    Soraya Sidani

    Maître de conférences en science politique, enseignante en relations internationales à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth et chercheure non résidente à TRENDS Research & Advisory (Abou Dhabi).

Depuis les vingt dernières années, plusieurs acteurs participent à l’universalisation de l’idéal démocratique : les États vainqueurs de la guerre froide en premier lieu – et tout particulièrement les États-Unis –, mais également les organisations régionales qui voient le jour ou se consolident au lendemain du conflit bipolaire [1] et, surtout, les Nations unies. En effet, à partir des années 1990, la Maison de verre a eu recours à différents types de stratégies pour promouvoir la démocratie comme seul type de régime politique viable capable de garantir le respect du droit international et le développement humain. En tant que garants de l’ordre international, les États-Unis se sont également attachés à la promotion de la démocratie. Washington n’hésite pas, dans ce cadre, à sanctionner les pratiques d’États non démocratiques et à qualifier certains d’entre eux d’« États voyous » ou d’« États parias », alors qu’au même moment d’autres États autoritaires se voient confortés par la « communauté internationale » lorsqu’ils satisfont un certain nombre d’exigences définies par cette dernière.

L’élasticité de l’utilisation du critère démocratique en politique étrangère conduit donc à s’interroger sur ses usages. De quelle manière le critère démocratique – défini par la suite à travers le pluralisme politique sur la base de la définition académique de la polyarchie par Robert Dahl [2] – est-il instrumentalisé par les institutions internationales et les grandes puissances, et en particulier les États-Unis, pour punir, sanctionner, contenir ou simplement faire pression sur des États ? Et suivant quels critères certains États non démocratiques sont-ils inclus ou exclus de la communauté internationale ? Il convient pour cela d’évaluer, d’une part, l’approche du système des Nations unies et, d’autre part, celle des États-Unis face aux régimes autoritaires, et les raisons pour lesquelles certains d’entre eux se retrouvent stigmatisés et sanctionnés par les différentes administrations américaines. Enfin, cet article reviendra sur l’usage du critère démocratique en politique étrangère, qui fait face aujourd’hui à des limites inhérentes à l’émergence de nouveaux pôles de pouvoir sur la scène internationale.

La démocratie, vecteur d’intégration au sein de la communauté internationale

Une règle implicite de l’ordre international depuis la fin de la guerre froide

Le modèle démocratique libéral s’est imposé au lendemain de la fin du conflit bipolaire comme un vecteur d’intégration privilégié au sein de la communauté internationale [3], hiérarchisant les acteurs étatiques en fonction de leur degré d’adhésion aux critères démocratiques. Cette pression en faveur de l’impératif démocratique a largement bénéficié, d’une part, de l’émergence du rôle et de l’activisme de la société civile à l’échelle internationale et, d’autre part, de l’universalisation conceptuelle de la démocratie par les Nations unies. La transformation du discours onusien débute au début des années 1990 avec le discours de Vienne de Boutros Boutros-Ghali (1993) et culmine à l’issue du Sommet mondial des Nations unies de 2005, durant lequel la démocratie est déclarée valeur universelle. Dans cette configuration, même les non-démocrates se voient contraints de recourir au vocabulaire de la démocratie pour « justifier leur déviation par rapport à la référence unique et universelle », comme le souligne Ghassan Salame [4].

Par ailleurs, les événements du 11-septembre ainsi que l’arrivée au pouvoir des néoconservateurs aux États-Unis – qui feront de l’exportation de la démocratie un axe privilégié de leur politique étrangère, au risque de l’imposer par la force – vont accroître la pression sur les régimes autoritaires, au point de provoquer un véritable « marketing démocratique » [5] de la part de certains États. Aussi, ce concept deviendra rapidement un référent rhétorique utilisé et instrumentalisé par tous – les États non démocratiques en stigmatisant eux aussi d’autres en se basant sur ces critères. Ainsi, des pays tels que l’Iran sous la présidence de Mahmoud Ahmadinejad, la Libye sous Mouammar Kadhafi ou encore le Venezuela sous Hugo Chávez, puis Nicolás Maduro, voire Cuba jusqu’à récemment, traditionnellement vus comme contestataires de l’ordre international, se sont appuyés sur des instances telles que le Conseil des droits de l’homme des Nations unies pour dénoncer les politiques américaines, voire occidentales, en matière de droits de l’homme et de non-respect de l’État de droit [6]. Plus récemment, les postures de la Chine et de la Turquie critiquant respectivement les États-Unis et l’Allemagne, l’une pour la contestation du résultat des élections américaines [7] et l’autre pour ses « manquements » démocratiques [8], s’inscrivent dans cette configuration. Par-delà l’instrumentalisation du critère démocratique en politique étrangère, cette approche structurante de la scène internationale basée sur le régime démocratique va donner lieu à différentes stratégies d’acteurs face aux États déviant de ces critères. Deux approches seront analysées par la suite : celle des Nations unies et celle des États-Unis.

Le système des Nations unies face aux États non démocratiques

Au niveau du système des Nations unies, la pression en faveur de la démocratie s’est traduite concrètement par la mise en place de stratégies incitatives pour la diffusion des principes démocratiques et de stratégies réactives pour la restauration de la démocratie [9]. Les stratégies incitatives se matérialisent par des mesures concrètes afin de soutenir et diffuser les principes démocratiques à travers le monde. Elles sont « douces » lorsqu’elles prennent la forme d’actions pédagogiques reposant sur la promotion de programmes éducatifs en faveur de la pratique démocratique – au sein de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco) – ou plus « musclées » lorsqu’elles se manifestent par la conditionnalité politique – au niveau de la Banque mondiale, par exemple.

Quant aux stratégies réactives, elles renvoient de prime abord aux sanctions du Conseil de sécurité à l’égard des régimes non démocratiques dès lors qu’ils menacent la paix et la sécurité internationales. De fait, si le Conseil de sécurité n’a pas la charge d’œuvrer pour la promotion de la démocratie, il a en revanche un rôle primordial dans le maintien de la paix et de la sécurité internationales : aussi, les menaces à celles-ci sont réinterprétées pour y inclure les coups d’États. La résolution 940 (1994) portant sur la restauration de la démocratie et le retour du président renversé par les militaires en Haïti constitue le point de départ d’une nouvelle pratique au niveau onusien, consacrant le principe d’ingérence démocratique. Elle sera ensuite confortée par la condamnation du coup d’État de la junte militaire en Sierra Leone et les sanctions qui s’ensuivront. Les autres stratégies réactives destinées à rétablir la démocratie se déclinent à travers l’assistance électorale, la démocratisation postconflit et le renforcement de l’État de droit – les Nations unies s’appuyant pour cela sur les organisations non gouvernementales (ONG) actives aux niveaux national et international. Enfin, il convient de mentionner le rôle du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) dans la promotion de la gouvernance démocratique comme remède à la pauvreté.

Toutefois, si la démocratie est devenue une norme incontestable et que la communauté internationale a œuvré sans relâche à la promotion de cet impératif, les régimes autoritaires – bien qu’encombrants et coûteux pour leurs partenaires – demeurent en réalité tolérés tant qu’ils ne menacent pas la sécurité et l’ordre régionaux et / ou internationaux. Plus encore, dans le contexte post-11 septembre de guerre globale contre le terrorisme, certains de ces régimes se trouvent confortés dès lors qu’ils luttent contre le terrorisme – Pakistan, Arabie saoudite – et se conforment aux critères de bonne gouvernance définis par les institutions telles que l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et la Banque mondiale. Les exemples de la Tunisie de Zine El-Abidine Ben Ali ou en encore de l’Égypte d’Hosni Moubarak sont, à cet égard, significatifs. Le seul enjeu demeurant alors pour ces États étant la réputation. Néanmoins, à partir du moment où les États autoritaires deviennent contestataires de l’ordre international et / ou régional et menacent la sécurité internationale à travers leur politique extérieure, ils font face à une stigmatisation assurée : certains d’entre eux se voient même attribuer les qualificatifs d’« États préoccupants », voire d’« États voyous » par la superpuissance américaine.

La stigmatisation des « États voyous » et les différentes stratégies de politique étrangère américaine

Une stigmatisation conceptuelle

Depuis la fin de la guerre froide, les États-Unis jouent un rôle prédominant dans la conception et le maintien de l’ordre international. Les institutions multilatérales occupent dans ce cadre une place plus ou moins importante en fonction des différentes administrations américaines. Ce phénomène a donné lieu à un nouveau type de pratique transgressive : la contestation comme outil diplomatique. Aussi, pour maintenir un ordre et une discipline dans la période post-bipolaire, les États-Unis ont mis en place la catégorie des « États voyous » (Rogue States). Cette notion n’existe pas en droit international et reste tributaire des administrations états-uniennes et de l’usage qu’elles en font au niveau de leur politique étrangère. Elle a pour but de déterminer les enjeux de sécurité futurs pour la superpuissance dans un contexte post-guerre froide. L’application de ce terme se révèlera donc sélective dans le temps en fonction des objectifs de politique extérieure et intérieure [10] et des intérêts de Washington, nous informant ainsi davantage sur les enjeux de la politique américaine et les doctrines des différentes administrations que sur les États classés.

Le terme d’« États voyous », développé en 1994 par Anthony Lake, conseiller à la présidence de Bill Clinton, renvoie aux pays développant des armes de destruction massive, utilisant le terrorisme comme outil d’État et constituant une menace aux intérêts occidentaux, plus particulièrement américains. Plusieurs pays vus comme non démocratiques se retrouvent alors relégués dans cette catégorie : la Corée du Nord, la Libye, l’Iran, l’Irak, le Soudan, l’Afghanistan et Cuba. La Syrie n’est toutefois pas inclue du fait de son rôle dans le processus de paix alors en cours au Proche-Orient. En 2000, la notion est remplacée par celle d’« État préoccupant » (State of concern) par la secrétaire d’État américaine, Madeleine Albright.

À partir du 11 septembre 2001 et avec l’arrivée des néoconservateurs au sein de l’administration Bush, ces États relèvent alors de l’« axe du Mal ». Parallèlement, à partir de 2005, une nouvelle catégorie d’États – basée uniquement sur le critère démocratique – est définie par la secrétaire d’État américaine, Condoleezza Rice : il s’agit des « avant-postes de la tyrannie ». La Corée du Nord, Cuba, l’Iran, le Zimbabwe, le Myanmar et le Belarus en font alors partie. Les pays alliés des États-Unis – tels que l’Arabie saoudite, l’Égypte, la Tunisie et des États du Golfe – ne sont alors pas inclus dans cette liste, en dépit de leurs pratiques autoritaires.

Sous la présidence de Barack Obama, en 2010, la catégorie des « États voyous » est remplacée par celle d’« États marginaux » (Outliers States). Elle désigne les États qui manquent à leurs engagements internationaux, en particulier en matière de non-prolifération ; deux pays relèvent alors de cette catégorie : l’Iran et la Corée du Nord.

Face à ces États, les stratégies de politique étrangère vont se décliner différemment suivant les administrations. Sous B. Clinton, l’isolement et l’endiguement unilatéral et multilatéral sont vus comme les principaux moyens de contraindre ces États. Les sanctions sont également utilisées à partir de 1996. En revanche, après le 11 septembre 2001, la stratégie adoptée repose sur le changement de régime, principalement lors du premier mandat de George W. Bush. Considérant que ces États hostiles aux États-Unis ne changeront pas leur comportement – du fait notamment qu’ils sont plus enclins à prendre des risques que les autres pays –, il convient de les modifier de l’intérieur pour les rendre plus démocratiques, en ayant recours si besoin à l’intervention militaire (Irak, Afghanistan). La diffusion de la démocratie et de ses valeurs, portée par l’idéologie néoconservatrice, a constitué un instrument privilégié de politique étrangère sous l’administration Bush – les démocraties étant considérées sur le plus long terme comme un élément pacificateur et stabilisateur de l’ordre international et régional [11].

Par la suite, même pour le président B. Obama, qui a clairement modifié l’approche américaine en introduisant la notion d’États marginaux et en tendant la main à ces derniers à condition qu’ils renoncent à leur programme nucléaire [12], la démocratie demeure clairement un élément stabilisateur du système international sur le long terme. Cet élément est formellement souligné dans son discours prononcé au Caire le 5 juin 2009, lors de sa première tournée au Moyen-Orient. Cherchant à marquer une rupture avec la période Bush et à inaugurer un « nouveau départ » entre les États-Unis et les pays du monde arabe, le président américain met l’accent sur son attachement aux valeurs démocratiques, en particulier l’État de droit, ainsi que sur son engagement à l’égard des gouvernements reflétant la volonté du peuple et respectant les droits de l’homme, car ils s’avèrent « plus stables, meilleurs et plus en sécurité » [13]. Davantage encore, il ne cache pas son soutien à partir de mai 2011 – du moins officiellement – aux « printemps arabes » [14].

De la stigmatisation à l’art de tirer profit de la déviance

Cette stratégie de stigmatisation conduite par la superpuissance américaine durant les deux dernières décennies a eu pour effet, dans certains cas, de maintenir et d’accentuer la menace posée par ces États à l’échelle internationale dans la mesure où l’étiquetage (labelling) de déviant leur permet d’user de cette stratégie de déviance [15]. À l’image d’une prophétie autoréalisatrice, il convient de s’interroger si des années d’isolement et d’embargo imposées à l’Iran et à l’Irak n’ont-elles pas eu, in fine, un effet pervers [16] sur ces États. En fait, tel qu’il apparaît dans la figure n° 1, l’Iran et la Corée du Nord sont les États voyous étiquetés par les États-Unis depuis la chute du mur de Berlin. Or, aucune des stratégies de politique étrangère promues sous les présidences de B. Clinton et de G. W. Bush n’a réussi à les ramener dans le giron de la communauté internationale. Dans le cas iranien, par exemple, les sanctions n’ont pas mis fin à l’enrichissement d’uranium par Téhéran : le nombre de centrifugeuses est passé de 350 en 2006 à 18 000 en 2013 [17]. Aussi, une fois l’étiquette de « déviant » endossée, l’acteur peut tirer parti de cette posture en fonction de ses ambitions.

L’approche du président Obama marque un tournant dans cette démarche vis-à-vis des « États parias ». Ce dernier associe clairement leur marginalisation au non-respect du droit international, se rapprochant ainsi davantage de l’approche onusienne. Toutefois, même s’ils ne sont plus stigmatisés en tant que tel sous sa présidence, les États non démocratiques restent encombrants pour la superpuissance du fait de leur instabilité à plus long terme. Dans cette configuration, les types de moyens de pression dont usent les États-Unis et leurs alliés occidentaux pour modifier les pratiques des États autoritaires reposent essentiellement sur l’aide conditionnée et les garanties sécuritaires. Or, au cours des dix dernières années, le contexte international a clairement mis à l’épreuve ces deux derniers instruments de promotion de la démocratie.

Les limites de l’usage du critère démocratique en politique étrangère

L’émergence de nouveaux pôles de pouvoir sur la scène internationale, parmi lesquels les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), a ouvert de nouvelles perspectives pour les États non démocratiques [18]. En effet, en agissant comme un soft balancing [19] de la superpuissance américaine, notamment à travers des coalitions et des alliances informelles au sein des institutions internationales, les BRICS se posent désormais en modèles politiques et économiques alternatifs. Ce faisant, ils offrent des sources de financements qui ne sont désormais plus conditionnées par des réformes politiques, posant ainsi des limites claires à l’usage et à l’instrumentalisation du critère démocratique en politique étrangère. Par ailleurs, au niveau sécuritaire, l’absence d’intervention militaire en Syrie pour mettre fin au régime de Bachar Al-Assad, le bilan négatif des « printemps arabes » (Libye, Égypte, Syrie), ainsi que la nécessité de lutter contre l’État islamique (EI) ont relégué la démocratie et sa promotion au second plan, privilégiant dorénavant la stabilité des régimes, en dépit de leurs pratiques autoritaires. Ainsi, la montée en puissance des émergents a eu pour effet de limiter l’usage et la promotion du critère démocratique en politique étrangère à la fois d’un point de vue économique et sécuritaire – les États autoritaires trouvant désormais auprès d’eux d’autres gages.

Au niveau économique

Au niveau économique, la montée en puissance de ces nouveaux pôles de pouvoir s’est traduite par une plus grande disponibilité, pour les États autoritaires, de sources alternatives pour le financement du développement [20]. Ces nouveaux modes de financement sont caractérisés par une absence de conditionnalité politique, se démarquant ainsi des produits bancaires et instruments financiers proposés par les institutions financières internationales – telles que la Banque mondiale – et des donateurs traditionnels membres de l’OCDE. L’aide chinoise au développement, par exemple, dont le volume a largement augmenté dans les années 2000, est explicitement régie par l’absence de conditionnalité politique [21].

Parallèlement à l’aide publique au développement et à leurs banques nationales consacrées, les pays dits émergents ont récemment mis sur pied des institutions financières multilatérales d’une force de frappe comparable à celle de la Banque mondiale. Ainsi, sous l’impulsion des BRICS, la Nouvelle banque de développement a vu le jour en juillet 2015 à Shanghai. Cette institution multilatérale, qui se veut justement une alternative à la Banque mondiale, s’affranchit de la conditionnalité politique pratiquée par cette dernière. Un fonds de réserve monétaire, nommé Accord de fonds de réserves (Contingent Reserve Arrangement), est également constitué en complément à la Nouvelle banque d’investissement sur le modèle du Fonds monétaire international (FMI).

De manière similaire, la Chine a également lancé en juin 2015 une autre institution financière multilatérale, la Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures (AIIB). Cette banque, dont le siège est à Pékin s’est érigée sur le modèle des autres banques multilatérales de développement. Elle compte une cinquantaine de pays fondateurs et offre des financements de projets d’infrastructures dans différents secteurs, dont l’énergie, l’agriculture, le développement urbain, l’eau et les transports. Le principal contributeur est la Chine, suivie de l’Inde, de la Russie, de l’Allemagne et de la Corée du Sud. Parallèlement, l’émergence d’autres donateurs, tels que la Turquie et les États pétroliers du Golfe, a également eu pour effet de réduire la pression économique sur les États autoritaires, en leur offrant des financements alternatifs.

Dans cette configuration de multiplication des donateurs du Sud et des acteurs du développement, les États autoritaires se trouvent moins enclins à jouer la carte démocratique pour le financement de leur développement. Par ailleurs, la montée en puissance des émergents, tels que la Chine ou la Russie, offre un modèle économique alternatif permettant d’accéder au développement pour les États du Sud. Tous ces éléments ont donc eu pour effet de limiter l’usage du critère démocratique comme moyen de pression économique en politique étrangère.

Au niveau sécuritaire

Depuis quelques années, un autre élément a eu pour effet de limiter l’usage de la démocratie en politique étrangère : il s’agit de l’échec des processus révolutionnaires visant à mettre fin à l’autoritarisme au sein du monde arabe. Par la suite, la montée en puissance de l’EI dans les États effondrés ainsi que la lutte contre le terrorisme ont fini par éclipser, aux niveaux régional et international, la promotion du pluralisme démocratique au sein de ces États (Syrie). Aussi la stabilité prime-t-elle aujourd’hui sur la promotion de la démocratie dans la région, tant du point de vue des populations locales [22] que des acteurs régionaux [23] et des États-Unis. Enfin, avec le retrait de ces derniers comme garants de l’ordre régional au Moyen-Orient, il devient moins essentiel, pour les puissances régionales, de jouer la carte des réformes démocratiques. Davantage encore, ces pays, soucieux de préserver l’ordre et la stabilité régionaux se retrouvent davantage enclins à enrayer autant que possible la vague révolutionnaire pour les raisons mentionnées précédemment. Et les garanties sécuritaires sont désormais promues par des puissances régionales et internationales peu soucieuses du pluralisme démocratique (Russie).

*

En somme, face aux États non démocratiques, deux types d’approches ont été mises en évidence : celle des Nations unies et de ses agences, et celle de la superpuissance américaine [24]. Celles-ci ne se s’avèrent pas toujours cohérentes, à la fois entre elles et dans la durée. Elles diffèrent en fait dans leurs objectifs et dans leurs moyens. Aussi, tandis que pour les Nations unies la promotion de la démocratie est vue comme un moyen de promouvoir le progrès social et la paix à l’échelle internationale ; pour les États-Unis, l’autoritarisme devient problématique et n’est sanctionné qu’à partir du moment où il s’accompagne de mesures de déstabilisation de l’ordre régional et international. Le soutien à la démocratie à travers le monde est vu, dans cette configuration, comme un moyen de pression vis-à-vis des États récalcitrants et comme un instrument de stabilisation à long terme. Aussi, même lorsqu’ils ne sont pas ouvertement stigmatisés, les États autoritaires sont susceptibles de faire face à des pressions économiques et sécuritaires de la part de Washington, dépendamment de leur degré de proximité et d’alliance avec Washington. Toutefois, l’arrivée au pouvoir de Donald Trump marque une rupture par rapport à ces prédécesseurs vis-à-vis des États autoritaires. En effet, les États non démocratiques ne se voient pas inquiétés par la nouvelle administration quant à leurs pratiques (Égypte, Turquie, Arabie saoudite) [25]. Et bien qu’il soit encore tôt pour dégager une ligne claire à l’égard des « Rogues States », le nouveau président américain semble privilégier une approche plus dure et musclée que B. Obama à l’égard de la Corée du Nord et de l’Iran [26].

Parallèlement, la montée en puissance de nouveaux pôles de pouvoir sur la scène internationale a eu pour effet de poser des limites à l’usage du critère démocratique en politique étrangère, ouvrant de nouvelles perspectives pour les États autoritaires. De même, l’arrivée au pouvoir, plus récemment, de mouvements « populistes » et « réactionnaires » en Occident – aux États-Unis, en Hongrie – a également eu pour conséquence de réduire la pression sur les États autoritaires – la superpuissance montrant même parfois de la sympathie pour certains d’entre eux (Russie). Pour autant, ces derniers facteurs ne sonnent pas le glas du principe démocratique sur la scène internationale : en effet, sous la pression d’autres types d’acteurs non étatiques, tels que les ONG et les médias, l’impératif démocratique demeure un enjeu non négligeable pour les États autoritaires, en particulier en termes de réputation et de soft power.


  • [1] L’élargissement de l’Union européenne (UE) vers l’est a permis à cette dernière de renforcer sa politique de consolidation de la démocratie et des droits de l’homme sur le continent. De même, le Marché commun du Sud (Mercosur) ainsi que l’Union africaine (UA), qui se reconsolide, insistent sur le caractère démocratique de leurs États membres.
  • [2] Robert Dalh, Polyarchy : Participation and Opposition, New Haven, Yale University Press, 1971. Cette définition comporte huit éléments ou requis institutionnels : 1/ presque tous les citoyens adultes ont le droit de vote, 2/ presque tous les citoyens adultes sont éligibles pour un bureau public, 3/ les leaders politiques ont le droit de rivaliser lors des votes, 4/ les élections sont libres et équitables, 5/ tous les citoyens sont libres de se joindre à un parti ou organisation politique, 6/ tous les citoyens sont libres de s’exprimer sur des enjeux politiques, 7/ l’existence de diverses sources d’informations politiques est protégée par la loi, 8/ les politiques gouvernementales dépendent des votes.
  • [3] Voir Soraya Sidani, Intégration et déviance au sein du système international, Paris, Presses de Sciences Po, 2014.
  • [4] Ghassan Salame, Appels d’empire : ingérences et résistances à l’âge de la mondialisation, Paris, Fayard, 1996, p. 198.
  • [5] Cette expression est empruntée à Laurence Louer, « “Changez ou vous serez changés”. Démocratisation et consolidation de l’autoritarisme dans le Golfe », Politique étrangère, IFRI, hiver 2005.
  • [6] Voir Soraya Sidani, op. cit.
  • [7] Jean-Louis Rocca, « En Chine, la démocratie… quand le peuple sera mûr », Le Monde diplomatique, mars 2017.
  • [8] Thomas Wieder, « À Hambourg, le chef de la diplomatie turque fustige Berlin », Le Monde, 8 mars 2017.
  • [9] Voir Mehdi Rostane (dir.), La contribution des Nations unies à la démocratisation de l’État, Paris, A. Pedone, 2002.
  • [10] Cuba, par exemple, sera intégré à la liste des « États voyous » sous la présidence de Bill Clinton, sous la pression du lobby cubain. Robert S. Litwak, Outliers States : American Strategies to Change, Contain, or Engage Regimes, Washington, Woodrow Wilson Center Press, 2012.
  • [11] Thomas Barnett, The Pentagon’s New Map : War and Peace in the Twenty First Century, New York, Putnam’s, 2004.
  • [12] En complément est maintenue une politique de pression multilatérale.
  • [13] Propos du président Barack Obama, « Un nouveau départ », Université du Caire, 4 juin 2009.
  • [14] « Dans son discours, Obama soutient les manifestants du monde arabe », Le Monde, 19 mai 2011. La détérioration de la situation en Syrie par la suite ainsi que la montée en puissance de l’État islamique et l’incapacité du président américain à intervenir militairement ont mis fin à cette perception du soutien aux « printemps arabes ».
  • [15] Comme le souligne la théorie du label de Frank Tannenbaum, le labelling conduit l’acteur à s’identifier à l’outsider et à poursuivre sur le chemin de la transgression (Frank Tannenbaum, Crime and the Community, New York, Columbia University Press, 1938).
  • [16] En les confortant notamment dans leur stratégie de confrontation et de nuisance. Le droit international ainsi que les conventions internationales sont, par la suite, plus facilement ignorées et transgressées par un État déjà qualifié de voyou, ce dernier n’ayant plus beaucoup à perdre.
  • [17] Et ce, même si les sanctions ont poussé les Iraniens à reprendre les négociations sous le président Rohani.
  • [18] À noter que la Chine a toujours été active en matière d’aide au développement à l’égard de ses voisins (Corée du Nord, Laos, Cambodge, Myanmar) ainsi qu’en Afrique. Toutefois, le volume de son aide double à partir années 2000.
  • [19] Andrew Hurrell, « Hegemony, Liberalism and Global Order : What Space for Would-Be Great Powers ? », International Affairs, vol. 82, n° 1, Royal Institute of International Affairs, janvier 2006.
  • [20] À propos des émergents, voir Jean-Raphaël Chaponnière, Emmanuel Comolet et Pierre Jacquet, « Les pays émergents et l’aide au développement », Revue d’économie financière, vol. 95, n° 2, 2009.
  • [21] Voir Camille Laporte, « Les émergents face aux bonnes pratiques des organisations internationales », in Asmara Klein, Camille Laporte et Marie Saiget, Les bonnes pratiques des organisations internationales, Paris, Presses de Sciences Po, 2015.
  • [22] Après plusieurs années de chaos sécuritaire et politique, le retour à l’ordre et la stabilité se présentent comme une priorité pour les populations locales, qui finissent par s’accommoder des anciennes pratiques, qu’il s’agisse des anciens cadres du régime, comme en Égypte, ou de mouvements plus révolutionnaires tels que l’EI – ce qui explique en partie son succès dans certaines régions –, ces derniers étant porteurs, aussi paradoxal que cela puisse paraître, d’une dynamique d’ordre et de sécurité.
  • [23] À noter que dès le départ, les acteurs régionaux, notamment du Golfe, n’ont pas été favorables aux changements révolutionnaires qui s’opéraient dans ces États – sauf en Syrie et en Libye –, soit parce qu’ils craignent l’effet de contagion, soit parce qu’ils poursuivent d’autres objectifs. Ils ont donc clairement œuvré à les limiter, voire à y mettre fin.
  • [24] Les États européens ne sont pas pour autant absents de ces approches. En effet, la promotion de la démocratie et de l’État de droit demeure un élément important de politique étrangère qui se manifeste, d’une part, à travers de la politique d’élargissement de l’UE et, d’autre part, à travers le soutien aux stratégies onusiennes de promotion de la démocratie.
  • [25] L’Arabie saoudite a ainsi constitué le premier déplacement à l’étranger du président Trump.
  • [26] Le président Trump a récemment mis en garde à la fois l’Iran et la Corée du Nord, avant de montrer des signes d’apaisement vis-à-vis de Pyongyang. Par ailleurs, son administration a également annoncé, en avril 2017, sa volonté de réévaluer l’accord nucléaire avec l’Iran.