Realpolitik et environnement / Par Yves Montouroy

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  • Yves Montouroy

    Yves Montouroy

    Maître de conférences en science politique à l’Université des Antilles et membre du Laboratoire Caribéen de Sciences Sociales (LC2S-UMR 8053). Ses recherches portent sur les politiques publiques de l’environnement et des transitions écologiques dans plusieurs secteurs : agriculture, biodiversité, foncier, port, énergie.

À propos de : Alison G. Anderson, Media, Environment and the Network Society, Basingstoke, Palgrave Macmillan, coll. « Palgrave Studies in Media and Environmental Communication », 2014, 203 p.

Sanjay Chaturvedi et Thimothy Doyle, Climate Terror. A Critical Geopolitics of Climate Change, Basingstoke, Palgrave Macmillan, coll. « New Security Challenges », 2015, 247 p.

J. Andrew Grant, W. R. Nadège Compaoré et Matthew I. Mitchell, New Approaches to the Governance of Natural Resources. Insights from Africa, Basingstoke, Palgrave Macmillan, coll. « International Political Economy Series », 2015, 292 p.

Jean-Frédéric Morin et Amandine Orsini, Politique internationale de l’environnement, Paris, Presses de Sciences Po, 2015, 292 p.

Un certain nombre de risques sont nouvellement perçus, problématisés et construits politiquement par les États comme des enjeux de sécurité majeurs en ce qu’ils remettent en cause le système international tel qu’il a été stabilisé et équilibré. L’agenda climatique et les migrations sont ainsi devenus des priorités de la diplomatie française, au même titre que la guerre en Syrie et en Irak. Ce constat met en exergue les liens de plus en plus étroits entre la realpolitik et une conception élargie de la sécurité qui englobe toute menace sur la sécurité de l’État, ses valeurs et la qualité de vie de sa population. Aussi parmi les agendas classiques de la high politics figureraient désormais les problèmes environnementaux, jusque-là envisagés comme peu urgents et relevant des low politics. Par exemple, en matière de changement climatique, les risques ont longtemps été perçus comme de long terme, avec des répercussions d’abord infranationales. Or, les rapports du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) démontrent que pour limiter le réchauffement à 2 °C en 2100, il est nécessaire d’inverser la tendance des émissions d’ici à 2050. Sans même se référer à ce scénario, qui impose des mesures à court terme, les États et les populations sont dans leur ensemble déjà touchés par les manifestations du changement climatique : désertification, érosion des littoraux, modification des régimes hydriques, etc. Autant d’évolutions qui viennent redéfinir les interdépendances, la répartition des ressources et donc les intérêts nationaux, les perceptions nationales des vulnérabilités et les contours de la sécurité. Se pose donc la question de l’intégration de ces nouveaux enjeux à ceux qui font les agendas classiques des politiques étrangères.

Les quatre ouvrages présentés ici reviennent sur cet entremêlement croissant des agendas étatiques de la sécurité et du hard power, d’un côté, et des questions environnementales, de l’autre. Au prisme du changement climatique, ils interrogent la redéfinition des contours de l’intérêt national et de la sécurité ainsi que sa légitimation démocratique

La sécurisation de l’environnement, nouveau paradigme des relations internationales ?

Les liens entre l’environnement et l’agenda sécuritaire des politiques étrangères posent aux États l’alternative de la coopération ou de l’unilatéralisme. Pour comprendre la structuration des choix étatiques, Jean-Frédéric Morin et Amandine Orsini reviennent sur les problématiques environnementales dans les relations internationales. Ainsi, qu’il s’agisse du climat, des ressources génétiques, de la pêche, du bois ou des minerais, la sécurité environnementale renvoie en premier lieu à la rencontre d’intérêts nationaux. Les différentes conférences des parties sur le changement climatique (COP) montrent bien qu’au-delà du cadrage scientifique du problème, les négociations climatiques relèvent avant tout de la realpolitik et se conjuguent d’abord en fonction de l’intérêt des États à coopérer (p. 87).

Cela s’analyse, d’une part, selon l’intérêt de l’État à reconnaître le problème inscrit à l’agenda international. Ce choix se fait en fonction de sa vulnérabilité aux effets des changements sur sa sécurité (montée du niveau des océans pour les îles Tuvalu, récurrence et intensité des tornades et cyclones en Amérique du Nord), du coût d’abattement pour la substitution des technologies (transition énergétique, impact sur l’Arabie saoudite de la taxation du carbone) ou encore par l’adaptation aux changements (déplacement des aires climatiques et désertification en Europe). Ainsi, plus un État serait vulnérable au changement et moins ses coûts d’abattement seraient importants, plus il serait alors enclin à coopérer. La COP 21 a récemment et à nouveau bien illustré la réalité de ce modèle causal, avec la mobilisation des pays du Pacifique et la résistance de l’Arabie saoudite là où l’Union européenne (UE), à l’appui de l’efficacité de sa propre politique énergie-climat, soutenait un accord ambitieux. De même, et face aux coûts induits par les politiques d’atténuation et d’adaptation, les pays en développement attendent des pays développés qu’ils assument seuls leur pleine responsabilité historique et politique, et prennent donc en charge les coûts afférents.

D’autre part, cet intérêt à coopérer se mesure selon la position internationale que veut occuper l’État, les gains attendus, les incertitudes générées quant à la tentation pour certains de faire défection ou encore les effets de réputation en recherchant un accord ambitieux ou a minima (p. 94). Les dilemmes d’action collective illustrent bien les différentes positions observées dans les négociations climatiques : l’UE veut apparaître comme un leader en affichant des objectifs toujours plus élevés, quand les États-Unis et la Chine se méfient l’un de l’autre et négocient en amont de la COP 21 pour adopter une position concertée afin de faciliter un engagement et limiter le risque de défection.

Ces approches rationnelles de la coopération doivent néanmoins être réinsérées dans les perceptions des États quant aux effets de la dégradation environnementale sur la sécurité collective. En la matière, les quatre ouvrages s’arrêtent notamment sur la question de la militarisation. Longtemps, les recherches sur les conflits liés aux ressources naturelles se sont attachées à établir un lien de causalité entre la dégradation de l’environnement et l’accaparement violent des ressources naturelles, expliquant alors les conflits au Rwanda, aux Philippines ou dans la bande de Gaza. À l’instar des diamants en Sierra Leone, du bois en Centrafrique ou du pétrole au Soudan, ces ressources peuvent aussi servir à financer la guerre, causes et financement se confondant alors. Les études sur les conflits liés aux ressources rares ont ainsi progressivement mis en avant des processus d’interactions sociales qui définissent leur disponibilité, leur accaparement et leur partage. Ce faisant, ces recherches réinsèrent les problématiques environnementales dans l’étude de la stabilité et de la légitimité des institutions ainsi que des mécanismes de solidarité sociale qui organisent l’accès aux ressources, jusqu’à observer des situations de coopération accrue pour affronter ensemble les situations d’adversité nées de la rareté et des catastrophes naturelles (Politique internationale de l’environnement, p. 241). Aussi, les liens entre environnement, conflit et coopération apparaissent moins surdéterminés par le stock que par ce que veulent en faire les acteurs. Le risque environnemental naîtrait donc d’abord des perceptions de ces derniers, de leurs idées et intérêts vis-à-vis des ressources et de leurs interactions. Il doit, dès lors, s’appréhender comme un problème public construit.

Société du risque environnemental global et militarisation du changement climatique

Les discours sur les risques extérieurs et la peur climatique peuvent aller jusqu’à les fixer en problèmes publics permanents de la politique étrangère dans les mises en catégories du monde, comme par exemple la mise en responsabilité des États-Unis et de la Chine dans la COP 21 ou l’« axe du Mal » formalisé par les néoconservateurs américains (Climate Terror, p. 9 et 14).

Ainsi le point de départ de Climate Terror (p. 11) est-il la société du risque, telle que définie par Ulrich Beck [1], qui renvoie aux manières dont la peur et les émotions sont incarnées et instrumentalisées pour définir l’intérêt national et la position relative des États dans le monde. Il analyse en particulier la manière dont les enjeux géoéconomiques (volatilité des prix de l’énergie, coûts d’adaptation) et géopolitiques (redéfinition des interdépendances et des intérêts, terrorisme) liés au climat sont intégrés à la politique étrangère américaine. Des scenarii militaro-sécuritaires alarmistes font ainsi du changement climatique la cause des migrations, de la déstabilisation des institutions et des guerres. À l’origine de ces discours performatifs figurent les approches conservatrices du rôle des États-Unis dans le monde (p. 132), portés notamment par les lobbies et think tanks militaro-sécuritaires et des énergies fossiles, à l’exemple du rapport An Abrupt Climate Change Scenario and the Implications for United States National Security [2]. Il pose la nécessité, pour les États-Unis, d’utiliser leur puissance militaire en tout point du globe de manière offensive et préventive au motif d’éviter qu’un problème émergent ne s’étende et ne contamine la sécurité mondiale. Les auteurs de Climate Terror rappellent que de tels procédés restent des leviers de mobilisation pour avancer leurs intérêts et légitimer l’exceptionnalisme politico-légal, à l’exemple de ce qu’a permis le Patriot Act à la suite du 11 septembre 2001 (p. 151).

Pour autant, ces enjeux apparaissent inextricablement liés dans les cartes mentales de la politique étrangère. Progressivement, la défense américaine s’est alignée sur les discours faisant du changement climatique un ennemi commun à tous les États, qui modifie les équilibres, ce qui impose dès lors de redéfinir les frontières régionales au prisme des nouvelles inégalités et interdépendances. Ce faisant, il est craint comme un multiplicateur de conflits, mais aussi envisagé comme une opportunité démultiplicatrice de forces coopératives (p. 144). Ainsi, l’administration Obama renvoie à de « super régions » qui lui servent tout autant à se placer en leur centre et à légitimer ses interventions qu’à casser les processus de régionalisation qui marginalisent la puissance américaine. Ce sont notamment les exemples des discours sur la super région indopacifique, s’étendant de l’Inde à l’Amérique du Sud en passant par l’Australie, qui vise à endiguer l’influence militaire et économique croissante de la Chine sur l’Asie du Sud-Est (p. 146).

Le Pentagone orchestre cette nouvelle vision de la sécurité et définit les positions régionales américaines en d’autres termes que la seule puissance militaire. Pour ce faire, il est devenu l’organe central de l’aide au développement, jusqu’à surpasser USaid et le département d’État. Plus encore, le Pentagone s’appuie sur le changement climatique pour orienter la modernisation de l’armée et sa transition énergétique. Pour ce faire, il articule une rhétorique de responsabilité et de moralité du développement d’énergies propres avec des arguments tactiques et stratégiques pour se maintenir sur des théâtres d’opération lointains, isolés et changeants, sur lesquels la dépendance au pétrole rend vulnérable. Premier consommateur d’énergies fossiles aux États-Unis, le Pentagone investissait dans l’efficacité énergétique, les renouvelables et les nouvelles motorisations à hauteur de 1,2 milliard de dollars en 2009, soit 200 % d’augmentation par rapport à 2006, un chiffre amené à dépasser les 10 milliards par an d’ici 2030 [3] (p. 150). Un tel virage énergétique, qui s’inscrit lui-même dans un tournant technologique et stratégique plus large, pourrait conduire à tempérer les discours sur le déclin de l’hégémonie américaine (p. 146).

Les citoyens dans la realpolitik de l’environnement

Cette high politics de la société du risque environnemental global est néanmoins à resituer dans la vie démocratique des États, ouvrant la question de la légitimation de la realpolitik. D’une part parce qu’il est tout d’abord possible de constater une corrélation entre l’indice mesurant le niveau de démocratie et le nombre d’accords environnementaux ratifiés. Cette corrélation s’explique à la lecture de trois variables constituantes des démocraties et du contre-pouvoir des citoyens face aux élites politiques, lobbies et think tanks : le respect des libertés fondamentales, notamment de participation et d’information, l’activisme politique et environnemental, et le rôle donné à l’opinion publique (Politique internationale de l’environnement, p. 87). D’autre part, l’attention populaire interpelée par le biais des émotions individuelles et les peurs inscrites dans le débat public (Climate Terror, p. 14) sont à replacer dans la dynamique plus large de la participation politique des citoyens aux débats sociétaux. Alison G. Anderson s’attache ainsi à questionner la manière dont, dans une société du risque, les médias et les réseaux sociaux contribuent à diffuser des idées, à soutenir campagnes et activisme environnemental, à ouvrir les arènes politiques, mais aussi la façon dont ils redéfinissent les espaces de participation jusqu’à donner à voir de nouveaux comportements politiques, de la diffusion molle de l’information sur Internet (« click activism ») au militantisme (p. 13 et 60). La multiplication des modes de mobilisation peut, en effet, contribuer à diffuser les causes et à reconfigurer les espaces de protestation (p. 32), et ainsi influencer les attitudes de l’État. Les mises en responsabilité des marées noires (p. 98) et les débats légaux et éthiques quant à l’utilisation des nanotechnologies ou de la biologie de synthèse (p. 128) sont autant d’illustrations de ces dynamiques participatives.

La controverse sur le changement climatique illustre cette attention sans précédent du public, sous le double effet des mouvements sociaux de défense de l’environnement et de l’utilisation des médias de masse. Jusqu’à la fin des années 1990, une difficulté pour attirer l’attention des citoyens tenait en la réalisation du risque climatique. Aucune image de catastrophe météorologique ou de changement climatique local ne pouvait alors être utilisée pour capter l’attention du public. Le cadrage du problème s’inscrivait donc dans un débat scientifique et politique : que dit la science à la politique et que la politique va-t-elle faire des préconisations scientifiques (Politique internationale de l’environnement, p. 44) ? L’attention des citoyens par le recours aux médias vient donc casser cette relation frontale entre les intérêts politiques et les effets du changement, dont la prise en charge vient redéfinir les responsabilités et positions des acteurs (Climate Terror, p. 70).

La gouvernance locale des ressources naturelles

Analyser la vie démocratique, la légitimation des politiques et l’ouverture des processus de gouvernance ne revêt cependant pas les mêmes réalités selon les États observés, notamment lorsque l’attention se porte sur les États néopatrimoniaux fondés sur une économie de rente. Celle-ci désigne les moyens politiques par lesquels les personnels du gouvernement et de l’administration vont organiser l’exploitation d’une ressource naturelle afin de capter tout ou partie des gains et, in fine, de s’enrichir personnellement. Cette capacité de captation dépend elle-même de la structure néopatrimoniale de l’État, à savoir un pouvoir exercé à titre personnel et une légitimité venant de la capacité à redistribuer la rente entre élites politiques et économiques. Cette course aux ressources naturelles passe donc par la corruption des acteurs publics et interroge la responsabilité des entreprises s’inscrivant dans ce modèle néopatrimonial, qu’il s’agisse du secteur pétrolier, du bois ou des minerais. En somme, plus les profits à tirer d’une ressource sont élevés et plus les institutions seront faibles, plus les élites seront amenées à s’approprier les revenus (New Approaches to the Governance of Natural Resources, p. 7 et 15). Il y a donc une forte dichotomie entre, d’une part, la gouvernabilité des secteurs et, d’autre part, la rivalité pour l’accès aux ressources naturelles au moment où de nouveaux consommateurs créent des tensions sur la disponibilité des ressources (p. 269). On peut notamment citer l’impact des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) sur le commerce des ressources naturelles, et en particulier de la Chine, qui investit massivement en Afrique pour capter le bois, les minerais, les terres arables, etc.

J. Andrew Grant, W. R. Nadège Compaoré et Matthew I. Mitchell cherchent ainsi à renouveler les analyses des politiques environnementales en interrogeant le lien entre régulations sectorielles et problématiques de modernisation de l’État, de démocratie et de participation. La focale dépasse celle du néopatrimonialisme et de la corruption à l’échelle infranationale pour analyser plus largement l’économie politique internationale des ressources naturelles, les liens entre commerce et exploitation, et les moyens par lesquels atteindre rapidement et à un coût acceptable lesdites ressources (p. 46). Que signifie une bonne gouvernance dans la mondialisation ? Plus encore, quelle est l’effectivité des protocoles définis lors des négociations internationales et des initiatives de transparence dans le secteur du pétrole en Afrique (p. 65), des micro-crédits dans le secteur pétrolier angolais (p. 96), de l’inclusion des populations à la gouvernance du secteur pétrolier au Soudan du Sud (p. 115) ou dans les politiques forestières (p. 154) ? Ces approches décentralisées ou participatives de la gestion des ressources naturelles permettraient aux parties prenantes des secteurs public, privé et associatif d’agir ensemble pour définir des règles formelles et informelles d’accès aux ressources naturelles. Mais que dire de la gouvernance et de l’inclusion des populations dans les États faillis producteurs de pétrole dans lesquels le secteur représente 90 % du produit intérieur brut (PIB) ? Quel est l’intérêt à changer les choses et à organiser collectivement l’accès aux ressources quand les investissements étrangers visent à capter ces ressources ? Alors même que la gestion des ressources naturelles est un objet traditionnel de la coopération internationale et de l’aide au développement, s’y substitue, à l’exemple du Pentagone supplantant USaid, une rivalité internationale croissante pour privatiser les ressources et sécuriser leur approvisionnement.

Longtemps, l’environnement, les ressources naturelles et le climat ont été considérés par les internationalistes comme un champ des low politics. Les peurs sécuritaires liées au changement climatique, comme les problématiques géopolitiques et géoconomiques de gestion et de commerce des ressources naturelles, mêlent désormais les échelles de régulation et tendent à rapprocher les agendas internationaux. Les ouvrages présentés ici montrent bien le lien entre realpolitik et responsabilité devant les citoyens, sur lequel la recherche doit garder son attention afin de comprendre la complexité de l’enchevêtrement sécurité-environnement.


  • [1] Ulrich Beck, Risk Society. Towards a New Modernity, Londres, Sage, 1992.
  • [2] Peter Schwartz et Doug Randall, An Abrupt Climate Change Scenario and its Implications for United States National Security, octobre 2003.
  • [3] US Department of Defense, Pew Project on National Security, Energy and Climate, 2011.