Juin 2020
Quelques réflexions sur la façon dont s’est forgée l’identité israélienne
2020-2030 : les défis de la décennieRIS 118 - Été 2020
Lettre à Pascal Boniface
Amos Gitaï est né en 1950 à Haïfa (Israël). Fils d’un architecte formé au Bauhaus, Munio Weinraub, ayant fui le nazisme en 1933, et d’une intellectuelle et enseignante, Efratia Gitaï, spécialiste non religieuse des textes bibliques, née en Palestine au début du XXe siècle, il fait partie de la première génération née après la fondation de l’État d’Israël, une génération également formée par les grands mouvements de la jeunesse contestataire des années 1960. Amos Gitaï, qui n’est encore qu’étudiant en architecture, est blessé au cours de la guerre de Kippour (1973), lorsque l’hélicoptère d’évacuation sanitaire dans lequel il se trouve est frappé par un missile syrien. Ces éléments biographiques, familiaux et générationnels, de même que le traumatisme vécu pendant la guerre et un sentiment de vie victorieuse, vont inspirer toute son œuvre à venir.
Après avoir soutenu un doctorat d’architecture à l’Université de Berkeley, Amos Gitaï consacre son premier film, House (1980), à la construction d’une maison à Jérusalem-Ouest. Ce documentaire, aussitôt interdit en Israël, marque durablement la relation conflictuelle du cinéaste avec les autorités de son pays, relation bientôt envenimée par la controverse suscitée par son film Journal de campagne (1982). Amos Gitaï s’installe alors à Paris et réalise plusieurs films, fictions et documentaires, parmi lesquels Esther (1986), Berlin-Jérusalem (1989) et Golem, l’esprit de l’exil (1991). Il revient en Israël en 1993, année de la signature à Washington des accords de paix portés par Yitzhak Rabin. Il réalise sa trilogie des villes avec Devarim tourné à Tel-Aviv (1995), Yom Yom à Haïfa (1998) et Kadosh à Jérusalem (1999). En avril 2018, le cinéaste donne l’ensemble de ses archives papier et numérique sur Yitzhak Rabin à la Bibliothèque nationale de France (BnF), un ensemble riche de près de 30 000 documents concernant des films documentaires, de fiction, une pièce de théâtre et des installations. Le spectacle Yitzhak Rabin, Chronique d’un assassinat, créé au Festival d’Avignon en 2016, sera présenté au Théatre de la Ville, à Paris, en octobre 2020.
L’œuvre d’Amos Gitaï a été récompensée par de nombreux prix, parmi lesquels un Léopard d’honneur à Locarno pour l’ensemble de son œuvre (2008), le prix Roberto Rossellini (2005), le prix Robert Bresson (2013), le prix Paradjanov (2014). Il est officier des Arts et des Lettres et chevalier de la Légion d’honneur. Des rétrospectives intégrales de son œuvre ont été présentées dans de nombreuses institutions à travers le monde : Centre Pompidou, Cinémathèque française, Cinémathèque de Jérusalem, Museum of Modern Art (MoMA) de New York, Lincoln Center (New York), British Film Institute (Londres), Musée Reina Sofía (Madrid), Mostra de São Paulo, Musée national du cinéma (Moscou), Japan Film Institute (Tokyo).
Il répond dans cette lettre aux questions de Pascal Boniface.
Cher Pascal,
Je vais tenter, dans ce qui suit, de répondre à la plupart des questions que vous m’avez posées sur cette série de sujets complexes. Au plan de la méthode, j’intégrerai vos questions au fil de ma réponse. Certains éléments s’appuieront sur les thématiques que j’ai déjà développées dans des entretiens précédents ainsi que dans mes enseignements au Collège de France l’an dernier [1].
Commençons par le début.
D’après la mythologie familiale, mon grand-père a embarqué à Odessa sur un bateau à destination d’Alexandrie et, de là, est arrivé à Jaffa à dos de chameau. C’était en 1905. Ma grand-mère et lui appartenaient à cette génération du début du XXe siècle qui se sentait concernée par les grandes utopies de l’époque. Ils avaient rompu avec leur famille pour venir ici, surtout avec celle de ma grand-mère, qui était une grande famille de juifs très orthodoxes. Lorsque ma grand-mère leur a annoncé qu’elle partait pour la Palestine, ses parents ont déclaré une shiv’a : ils l’ont déclarée morte ; non seulement elle avait suivi l’homme qu’elle aimait, mais elle n’avait pas attendu un signe du Messie pour se rendre en Palestine ! Ce jugement l’a troublée toute sa vie. Plus tard, lorsque mes arrière-grands-parents maternels sont venus en Terre sainte pour mourir à Safed, le grand centre de la kabbale en Galilée, ils lui ont rendu visite, mais ils n’ont pas voulu entrer dans sa maison. Ils se sont vus dehors, sur le pas de la porte.
Je me souviens que ma mère, lorsque j’étais enfant, m’avait demandé de l’accompagner à Safed. Elle voulait retrouver la tombe de son grand-père, un descendant du rabbin Yitzhak Luria. Mais un tremblement de terre avait détruit une grande partie du cimetière. Le gardien a découvert un morceau de la stèle tombale de ma famille. Ce sont tous ces fragments de biographies, ces morceaux de pierre qui composent l’histoire moderne et la réalité contemporaine d’Israël.
Mais il ne faudrait pas oublier d’ajouter que l’idée même de la création de l’État d’Israël est la conclusion de plus de deux mille ans de persécution des juifs, en particulier en Europe. La peste de l’antisémitisme a d’abord été instaurée par les Églises (catholique, orthodoxe, et également protestante – souvenons-nous de l’antisémitisme de Luther). Le premier ghetto fut créé à Venise en 1516, car il s’agissait d’interdire aux juifs d’habiter ailleurs, de crainte qu’ils ne contaminent le sol, et de les forcer à porter un badge jaune (bien longtemps avant qu’Hitler n’ait la même idée…). Puis le pape condamna au bûcher les juifs d’Ancône, sans oublier les atrocités perpétrées par l’Inquisition catholique… Il a fallu attendre Jean XXIII et Jean-Paul II pour que s’établissent des relations plus amicales entre l’Église catholique et les juifs.
On ne peut ni ignorer ni sous-estimer l’énorme trou noir que représente la Shoah dans l’histoire contemporaine, cette mécanique industrielle d’extermination des juifs sans précédent dans l’histoire humaine, l’extinction de communautés juives entières, un traumatisme qui ne peut ni ne doit être effacé.
La conclusion politique qui en a été tirée immédiatement était de cesser de s’en remettre aux bonnes intentions des pays hôtes, ce qui s’est aussitôt traduit par des gestes de solidarité pour renforcer et armer le nouvel État juif, Israël.
Je me souviens, quand j’ai travaillé sur l’adaptation du livre de Jérôme Clément Plus tard tu comprendras, d’avoir écouté avec Jeanne Moreau l’enregistrement du procès de Klaus Barbie, et les récits par Catherine et Jérôme Clément de la façon dont leurs grands-parents maternels furent arrêtés dans un petit village du Lot par des miliciens français, en avril 1944, et envoyés à Drancy. Deux semaines après, ils avaient disparu dans une chambre à gaz à Auschwitz.
Je me souviens de ce que m’a dit Aharon Appelfeld, quand j’ai travaillé sur mon film Tsili, lorsqu’il m’a raconté qu’il avait vu, enfant, des SS tuer sa mère sous ses yeux à Czernowitz, avec l’aide de supplétifs ukrainiens.
Et ce sont quelques-unes des histoires que je partage avec vous, parmi tant d’autres, y compris dans ma famille.
Je comprends parfaitement le terrible choix de Paul Celan et Primo Levi, qui ne pouvaient plus supporter de rester en vie, avec de tels souvenirs.
Et d’autres, encore.
Nous devons rester humains, non pas malgré l’énorme poids de cette mémoire, mais à cause d’elle.
C’est aussi la leçon et l’héritage que m’a laissé Munio Gitaï Weinraub, architecte du Bauhaus, mon père, qui le premier imagina le mémorial de Yad Vashem sur la Shoah à Jérusalem.
Mais comme, cher Pascal, je ne vais pas encombrer mon dialogue avec vous de la très longue liste d’horreurs subies par les juifs, faisons un saut dans le temps et venons-en à Herzl, nommé correspondant à Paris d’un journal viennois, et qui fut confronté à l’affaire Dreyfus, avec toutes ses conséquences.
Je saute maintenant de l’histoire macro à celle de ma famille, comme vous m’y avez invité.
Eliahou Munchik Margalit, mon grand-père maternel, tira la conclusion de l’échec de la première révolution russe de 1905 et de la vague de pogroms antisémites qui s’ensuivit en entamant un voyage vers l’est.
Vous m’avez demandé ce qu’est la nouvelle identité israélienne, qui a été façonnée par un conflit ininterrompu.
En tant que géopolitologue, vous êtes conscient, j’en suis certain, du fait que toutes les identités nationales passées, présentes et probablement futures se créent d’une façon similaire, malheureusement. Vos lecteurs pourront compléter la liste en analysant la façon dont l’identité française a été créée, ou si vous préférez sa définition en tant que nation, via plusieurs siècles de batailles et de sang versé. C’est la triste histoire de la façon dont des créatures intelligentes, les humains, commencent à se réconcilier et à forger leur identité seulement après un épouvantable gâchis de vies humaines et de ressources.
Mais revenons au sujet de notre conversation, la variété des contextes du Proche-Orient. Vous m’avez demandé de centrer mes réponses sur le tout-puissant conflit israélo-palestinien. À l’époque des négociations de paix, j’ai fait pour Arte, en 1994, quatre films regroupés sous le titre Donnons une chance à la paix. Ces quatre films observent différentes facettes du dialogue entre Israéliens et Palestiniens. Dans le cadre de ce projet, j’ai voyagé avec Yitzhak Rabin à Washington et au Caire, et j’ai eu l’occasion de dialoguer avec des membres de la délégation palestinienne. Dans l’un des films, Paroles d’écrivains, je dialogue avec Émile Habibi, un grand écrivain palestinien, et avec A. B. Yehoshua, lui aussi écrivain. Émile déclare :
Israël est composé de gens qui, pour la plupart, ont eu des parcours assez compliqués, qui sont passés par des labyrinthes infinis : ceux qui sont arrivés, déterminés par un projet de société, un nouveau monde socialiste, sioniste, animés par le désir de concrétiser leur idéal, ou ceux qui ont débarqué, poussés par l’Histoire, éjectés par l’Europe, avec des trajets tout aussi accidentés. Israël est l’aboutissement d’un siècle d’odyssées, superposées comme des couches archéologiques temporelles.
Mon père, un architecte formé par le Bauhaus, a été arrêté par les nazis dès 1933, mis en prison, battu et, finalement, expulsé vers la Suisse, d’où il est ensuite parti pour la Palestine. Venu de Berlin en passant par Bâle, imprégné des avant-gardes européennes, il devait se construire une nouvelle identité. Ce monde lui était totalement étranger ; il le percevait comme une sorte de « côte Ouest de l’Asie ». Du côté de ma mère, l’élan pionnier portait à vouloir créer des institutions sociales et politiques originales – mon grand-père maternel était l’un des fondateurs de la banque Hapoalim pour les ouvriers, et rédacteur au journal Hapoel Hatzaïr (« Le jeune travailleur »). Comme vous le voyez, un mélange étrange de forces tirant à hue et à dia était à l’œuvre ici aussi.
L’identité israélienne, c’est aussi l’histoire des juifs nord-africains, venus du Maroc, de Tunisie, d’Algérie et de Libye, à qui Ben Gourion avait assigné le rôle de remplir le vide créé par la destruction des communautés juives en Europe. Après la guerre de 1948, le jeune État israélien installe de nombreux immigrants juifs venus d’Afrique du Nord dans les quartiers, les villes et les villages évacués par les Palestiniens. Ces juifs sépharades n’ont jamais pardonné aux travaillistes leur attitude paternaliste. Certaines communautés juives d’Afrique du Nord sont parties en raison de l’émergence du nationalisme arabe, qui a brisé l’équilibre fragile qui existait depuis des siècles entre les musulmans arabes berbères et les communautés juives. Cette rupture, comme tout nettoyage ethnique, constitue toujours dans les pays qui procèdent ainsi un terreau fertile pour les fondamentalismes et les intégrismes de toutes sortes. Et n’empêche pas les anciennes puissances coloniales de continuer à exploiter les ressources naturelles.
Pour revenir à vos questions, cher Pascal, c’est aussi pourquoi je considère que le résultat le plus important des récentes élections israéliennes est l’émergence d’un parti arabe démocratique fort à la Knesset, qui est devenu le troisième parti en nombre d’élus. Toute société a besoin de « l’Autre » comme faisant partie intégrante d’elle-même, pour sauvegarder ses droits et son sens de l’égalité.
La lutte pour les droits des minorités était le rôle traditionnel des communautés juives en Europe (et je me souviens aussi de l’époque où je préparais mon doctorat d’architecture à Berkeley et du travail important accompli par mes professeurs et camarades juifs pour aider les Afro-Américains à être élus au Congrès américain…). Après tout, il n’y aura jamais d’égalité réelle s’il n’y a pas d’accès réel au pouvoir politique. À cet égard, je pense que les nations européennes sont en retard. La présence de millions d’immigrants sur le sol européen dépourvus de représentation politique va créer un problème majeur (souvenons-nous de la phrase célèbre, lors la guerre d’indépendance américaine contre les Anglais : « No taxation without representation »). Je suis certain que vous êtes conscient de la faible proportion d’élus d’origine africaine ou arabe dans les différents parlements des pays européens.
Comme tous ceux nés après la création de l’État d’Israël, je suis, bien sûr, le produit de la biographie de ma famille. Mais autre chose, aussi. Shaul Tchernichovsky dit dans un très beau poème que l’homme est « l’empreinte du paysage de sa naissance ». Je n’ai pas eu l’expérience directe d’être un juif de la diaspora, je suis le citoyen d’un État dont j’espère qu’il saura étendre ses règles démocratiques à l’ensemble de ses citoyens et gardera les institutions qui lui permettront toujours de poursuivre le dialogue. Je crains la domination des forces autoritaires. Israël a été le refuge des juifs à un moment donné ; la question, aujourd’hui, est de savoir quel type de société il va devenir. Ce sont ces forces autoritaires qui, à un moment donné de ma vie, m’ont conduit vers la France, où j’ai vécu dix ans. C’était à l’époque de la prise du pouvoir par Menahem Begin, lorsqu’il a chargé un directeur général de « nettoyer » la télévision israélienne des voix qui n’étaient pas conformes aux positions du gouvernement. À l’occasion de ces séjours prolongés à Paris et ailleurs, j’ai pu entrevoir ce qu’avait pu être l’expérience de mon père : de grandir et de vivre dans un grand centre européen en étant lié à une certaine tradition juive qui fait que l’on appartient à une culture minoritaire.
Selon les époques, il y a des interprétations très différentes de ce qu’on peut appeler « l’identité israélienne ». Dans les années 1920, beaucoup des premiers pionniers, des premiers écrivains, comme Bialik, par exemple, en dépit de leur enthousiasme pour fonder un pays nouveau, une langue nouvelle, se sont sentis étrangers à cette terre. Beaucoup se retrouvaient soudain transplantés d’Europe centrale dans cette chaleur du Moyen-Orient. La deuxième génération a voulu couper les ponts avec l’histoire de la diaspora et créer une culture nouvelle, héritière de l’histoire de la Palestine, comme lieu géographique : c’est ceux qu’on a appelés les Cananéens.
Leurs références n’étaient plus le judaïsme des deux mille ans de diaspora, mais l’hébraïsme d’avant ces deux millénaires. L’histoire des tribus païennes qui avaient peuplé la Palestine avant même les Hébreux. Ce mouvement a accueilli des artistes tels que Yitzhak Danziger, un sculpteur d’origine allemande qui a été mon professeur, mais aussi des poètes comme Ratosh. Tous voulaient créer une culture déconnectée radicalement de l’expérience juive. Les pionniers voulaient montrer au monde que les juifs ne sont pas seulement des marchands et des intellectuels, qu’ils peuvent être aussi des paysans et des soldats. Les juifs transformaient leur histoire en institutions séculières : avoir un État, une Cour suprême… Des structures aujourd’hui menacées par une vague religieuse et nationaliste qui ne prend pas en compte l’existence d’autres citoyens israéliens, d’origine arabe, et qui veut instaurer des valeurs racistes et la discrimination vis-à-vis des Palestiniens.
D’après l’historien et philosophe Gershom Scholem, avec l’État d’Israël, les juifs sont revenus sur la scène de l’Histoire. Ils ne sont plus des sujets passifs poussés par les vents et les courants de l’histoire du monde, discriminés, brûlés, massacrés ; ils ont pris en main leur destin. Mais agir, ce n’est pas utopique. On fait face à des contradictions, à des dilemmes. On commet des injustices dont il faut bien que nous nous rendions compte.
Je crois qu’il y a de très grandes leçons à tirer de l’expérience de la diaspora. En séjournant hors d’Israël, j’ai redécouvert quelques-uns de ces ingrédients que mon éducation strictement israélienne avait occultés : la vulnérabilité, la fragilité de l’existence, la limite de la puissance militaire ou politique, la nécessité de ne pas seulement recourir au rapport de force – tout ce qui a été l’expérience juive pendant des siècles.
Pour continuer sur la généalogie…
Sur ces questions de langage et d’identité, je conseille aux lecteurs, cher Pascal, le livre de ma fille Keren Gitaï Mock sur l’hébreu comme langue maternelle [2].
Le conflit israélo-palestinien occupe une place très importante dans l’attention mondiale, à travers les médias. Ces derniers nous observent comme au travers d’un microscope. Nos moindres signes de grandeur ou de faiblesse sont scrutés. Il y a des raisons à cette focalisation mondiale. Nous leur fournissons un grand « feuilleton » : on croit savoir qui est le bon, qui est le méchant. Les juifs qui sortent du cauchemar de la Shoah ou les Palestiniens sous occupation depuis cinquante ans. Du coup, Israéliens et Palestiniens se croient vraiment au centre de l’univers. Que leur conflit soit une question centrale, je veux bien ; mais la seule, non ! Ils pensent être le prisme unique à travers lequel regarder le monde, et cela engendre un provincialisme et un ethnocentrisme dangereux.
Dès le début, Ben Gourion avait attribué au cinéma un rôle essentiel. Quand il était Premier ministre, il en avait même confié la gestion à son cabinet. Sa référence, c’était le cinéma soviétique et le réalisme socialiste, dans sa manière de vouloir gérer et contrôler l’image du pays. Mais il était aussi l’héritier de Theodor Herzl, le fondateur du mouvement sioniste. Dès le début, ce mouvement s’est servi de l’image. En Palestine, Herzl se fait accompagner d’un photographe, n’oubliant pas d’immortaliser sa poignée de main avec le Kaiser Guillaume. Hélas, la photo est ratée. De retour à Jaffa, le photographe se rend compte dans son laboratoire que sur la photo il y a bien le Kaiser, mais seulement le pied de Herzl ! Alors Herzl vient à Jaffa et il fait réaliser un photomontage qui a circulé dans le monde entier : le Kaiser avait promis la terre sacrée aux juifs ! Ce n’est pas un hasard si Ben Gourion a confié le cinéma à son cabinet.
L’image est considérée comme une chose si précieuse, si importante que le cinéaste est un homme suspect : que va-t-il montrer ? Que vont dire les gens ? Les goys ? Il ne faut pas montrer ça aux goys… Il faut comprendre qu’Israël, dans un sens presque africain, est une sorte de clan, une famille extensive. Dans une telle structure sociale, l’individu n’a pas totalement le droit de parler, de critiquer la tribu. Or le médium du cinéma nécessite un regard critique. Toutes les œuvres artistiques exigent d’imposer une distance, pour une simple raison d’optique : quand on est trop proche, on ne peut pas faire le point, on est flou. Construire une distance critique entre soi et l’objet que l’on montre, cela implique parfois, en Israël, des relations pénibles.
Israël est une société moderne et, comme bon nombre de sociétés modernes, elle est schizophrène. L’époque nous oblige à vivre plusieurs vies simultanées. Les rencontres sont imprévisibles. Le hasard est un ingrédient fondamental de notre expérience. Cela engendre une profonde crise existentielle, qui est proprement occidentale et spécifiquement israélienne. C’est ce que je voulais montrer en tournant Devarim, par exemple. Dans ce film, la mère de Goldman fait partie d’une génération qui a forgé son identité contre les discriminations, alors que Goldman n’a plus cette lutte à mener. Comme toute cette partie de la société israélienne qui n’a pas choisi de naître en Israël, Goldman cherche son identité. Que signifie la laïcité ? Pourquoi doit-on continuer le service militaire ?
Certains s’en sortent par des attitudes très matérialistes de consommation à outrance, mais il n’y a pas de réponse dominante, comme c’était le cas pour la génération précédente. Un des éléments de la modernité consiste à accepter le fait qu’une vie n’est pas forcément un accomplissement. Mes films sont souvent des juxtapositions de biographies, avec des souvenirs du passé, des relations sentimentales, des dilemmes existentiels, toutes sortes de fractures. À travers cette fragmentation, les personnages essaient de se construire et d’être cohérents dans un contexte non cohérent.
Mes plateaux de tournage sont souvent des lieux de rencontre pour des gens d’origines différentes. C’était le cas d’Ana Arabia : les actrices et acteurs israéliens et palestiniens se sont retrouvés ensemble sur le plateau, un bidonville au cœur de Tel-Aviv. Face à une sorte de désintégration de l’idéologie d’origine, ils sont à la recherche d’un nouveau sens de l’existence, un sens humaniste. Je crois qu’il est important de parler de la modernité, du mode de vie en Israël. L’existence des hommes et des femmes n’y est pas différente de celle des autres pays, avec ses déchirements, ses conflits dans l’amour et le sexe. Mais elle se déroule dans un contexte local dramatique.
D’une certaine façon, l’idée même d’observer la réalité au travers d’un microcosme est née dans mon film, House (La Maison), il y a quarante ans. Dans cette région du monde sur laquelle circulent tant de clichés et de descriptions schématiques, j’ai pensé que c’était une façon efficace de révéler les contradictions, à travers des récits.
Je crois qu’il faut parler de nos expériences quotidiennes, de notre vie intérieure. Sans exotisme. Avec Kadosh, je voulais montrer qu’Israël est une société composite, et qu’on ne peut pas comprendre ce pays en usant de slogans. La société est formée de divers groupes : religieux, mixtes judéo-arabes, etc. Elle n’est pas homogène, et c’est ce qui me plaît. À travers chaque film, le puzzle devient plus complexe car j’essaie de montrer des angles différents. Les grands-parents de ma mère et les parents de mon père, par exemple, n’étaient pas très éloignés des personnages de Kadosh. Quand j’ai tourné ce film, j’ai beaucoup parlé avec ma mère. Son attitude antireligieuse était liée à ses souvenirs d’enfance. Mes parents ont toujours été laïques, à la fois fiers d’être juifs et sans aucun complexe d’infériorité. Mais il y avait chez eux ce sentiment très fort de solidarité lié aux souffrances. Ils pensaient que cette longue histoire de persécutions avait fait naître un lien au sein de cette communauté dispersée, un engagement collectif qu’ils traduisaient en termes modernes, non religieux. Je n’éprouve aucun sentimentalisme. Pour moi, la tradition juive est d’abord une grande école critique.
Depuis le début, la mémoire joue un grand rôle dans mon travail. Parfois, elle sert de boussole ; elle oriente la façon d’envisager l’avenir. On ne peut pas éternellement se contenter de juger les choses en fonction du présent, il faut parfois revenir en arrière.
Quand Yitzhak Rabin a été assassiné, le 4 novembre 1995, j’ai senti qu’une page de l’Histoire avait été tournée. Dans ce contexte, le problème de l’artiste, du cinéaste, est de savoir quoi faire quand on vit près d’un volcan. Il faut proposer une perspective. Et ce n’est pas facile. Donc, il y a quelques années, nous avons décidé de faire ce film, Le dernier jour d’Yitzhak Rabin, comme une sorte de geste de mémoire. Avec l’espoir même que ressusciter la mémoire peut faire bouger les choses.
Nous sommes confrontés à la réalité politique : il manque aujourd’hui une figure qui aurait le courage, je dirais même l’optimisme, en dépit de tout ce qui se passe au Proche-Orient, d’avancer, de tendre la main, de créer un dialogue. Cette absence d’un personnage visionnaire est dramatique. Dans ce contexte, le film, la pièce de théâtre et les expositions que j’ai consacrés à l’assassinat de Rabin deviennent un acte citoyen.
Quand j’ai fait Journal de campagne, il y a trente-cinq ans, avant et pendant la guerre du Liban de 1982, j’éprouvais la même sensation : les points de conflit ne cessaient de s’étendre en raison de la politique mise en œuvre par le gouvernement israélien. La situation actuelle est une impasse totale. Le gouvernement israélien au pouvoir est très réactionnaire. Il intervient dans tous les domaines, y compris la justice, la culture et l’éducation, pour limiter la liberté d’expression et faire circuler les propos racistes. Devant l’absence de solutions politiques pour résoudre la question de l’occupation, des hommes et des femmes se lèvent et agissent au nom de leur conscience civique. C’est ce que j’ai voulu montrer dans À l’ouest du Jourdain, un hommage au courage civique de ces personnes qui se sentent déçues, comme moi, et contraintes d’agir à titre personnel.
Le combat mené par ces associations de défense des droits de l’homme telles que B’Tselem, Breaking the Silence, ou encore le Forum des mères israéliennes et palestiniennes, qui transforment leur douleur d’avoir perdu un enfant à cause du conflit en motivation pour réconcilier les deux peuples, est pour moi un geste de patriotisme véritable en dépit de l’océan de haine qui les environne. Il suscite de l’antagonisme, du rejet. Elles sont souvent maltraitées, et pourtant restent convaincues de la nécessité de tendre la main, de bonne foi, aux Palestiniens qui sont sous occupation depuis plus de cinquante ans. C’est-à-dire les deux tiers de l’existence de ce pays, Israël. Ces associations soulèvent des questions d’éthique et de morale auprès du public. Elles sont la preuve vivante qu’il existe des personnes sincèrement désireuses de réconciliation et que le pays n’appartient pas seulement aux discours racistes qui contaminent certains responsables politiques actuellement au pouvoir.
Aujourd’hui, nous voici à nouveau confrontés à une réalité politique mouvante, qui est manipulée de façon machiavélique par le même Netanyahou pour former encore une fois un nouveau / ancien gouvernement qu’il dirigera. La structure juridique est fragile. Alors que peut souhaiter un simple citoyen embarqué sur ce manège qui ne s’arrête pas, ces montagnes russes, dans un contexte de tsunami mondial de manipulation et de fragmentation de l’information par les dirigeants politiques ?
Après tout, mon travail de cinéaste procède d’un esprit citoyen. Je me souviens encore de ma conversation avec Bassam Shakaa, l’ancien maire de Naplouse, qui fut victime d’un attentat perpétré par l’extrême droite israélienne. Dans mon film Journal de campagne (1982), je lui demande : « Êtes-vous optimiste ou pessimiste ? ». Sa réponse résonne dans mon travail : « On ne peut pas se permettre d’être pessimiste. C’est un luxe que nous ne pouvons pas nous permettre. »
En gardant cela à l’esprit, je souhaite que ce pays respecte l’engagement citoyen et j’espère que les prochaines générations connaîtront une période de calme et de découverte de cette grande région, de ce qu’on appelle le Proche-Orient (tout en sachant qu’Edward Saïd s’oppose à juste titre à cette définition géographique, voir son ouvrage majeur sur l’orientalisme).
Pour terminer, je voudrais évoquer un souvenir, pour suivre le fil conducteur de cette lettre. Le passé peut nous donner quelques idées pour l’avenir. Quand j’étais enfant, ma mère laissait toujours deux billets de train sur l’étagère au-dessus de la table du petit déjeuner. Sur ces deux billets, il était écrit tout simplement « Haïfa-Beyrouth ». Mes parents avaient passé leur lune de miel à Baalbek, au Liban, dans les années 1930. Je lui ai demandé : « Pourquoi sors-tu ces billets ? Le Liban est un pays ennemi. Les frontières sont fermées. » Je repense encore à ce qu’elle m’a répondu : « C’était possible autrefois, et peut-être que cela le sera de nouveau un jour. » Ces frontières hermétiques, cet excès de nationalisme et tout ce qui en découle ne sont pas une fatalité.
Essayons à travers des œuvres d’art, des textes et le cinéma de simuler ce qui, peut-être, alimente l’espoir.
Même si nous savons que, quoi que nous fassions, ce sera, dans le meilleur des cas,
Juste une brique dans le mur.
Amicalement
Shalom
- [1] Voir « Amos Gitaï » sur le site du Collège de France.
- [2] Keren Mock, Hébreu, du sacré au maternel, Paris, CNRS Éditions, 2016.