Quelles convergences économiques et sociales franco-allemandes ?

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  • Brigitte Lestrade

    Brigitte Lestrade

    Professeure émérite de civilisation allemande contemporaine, Université de Cergy-Paris. Auteure de nombreux articles et ouvrages sur l’actualité sociale allemande. Rédactrice de l’Actualité sociale dans Allemagne d’aujourd’hui.

La France et l’Allemagne, qui se perçoivent – et sont parfois perçues – comme le pilier de l’Union européenne (UE), sont liées de longue date par de nombreux traités, tant dans le domaine politique que dans ceux ayant trait à l’économie et au commerce. Les deux pays sont l’un pour l’autre un partenaire incontournable concernant les échanges et les investissements réciproques, en témoigne la longue liste des projets prévus dans le cadre du traité d’Aix-la-Chapelle de 2019, dont l’ambition est l’instauration d’une « zone économique franco-allemande dotée de règles communes ». De très nombreuses instances, tant nationales, comme Business France ou Germany Trade & Invest, ou locales, telles que la Chambre de commerce et d’industrie française en Allemagne, à Sarrebruck, s’activent depuis longtemps pour attirer les investisseurs du pays voisin. Cette imbrication croissante a-t-elle été de nature à rapprocher les deux pays sur le plan économique et social ? Afin de s’interroger sur une éventuelle convergence des deux pays dans des domaines aussi vastes, il importe d’analyser leurs cultures économiques, fruits du passé, qui divergent considérablement, ainsi que les liens économiques toujours plus étroits qui se sont tissés entre eux.

Lorsque la « Soziale Marktwirtschaft » (économie sociale de marché) s’est imposée dans le cadre de la reconstruction économique en Allemagne après 1945, elle s’est appuyée sur les principes développés par l’ancien chancelier Ludwig Erhard : liberté d’entreprendre, primauté du marché, importance de la concurrence, mais également accent mis sur la responsabilité sociale des entrepreneurs, associée au partenariat social et aux politiques sociales conduites dans le but de corriger les effets éventuellement néfastes des marchés. Si l’idée qui résume bien ce courant de pensée est « autant de marché que possible, aussi peu d’État que nécessaire », ce dernier a néanmoins un rôle à jouer, notamment dans la régulation des marchés, et le solide maintien des finances publiques. Ce modèle, qualifié de « capitalisme rhénan », se caractérise par une protection sociale très développée ainsi que par la présence d’un État interventionniste dont la part dans le produit intérieur brut (PIB) du pays s’est accrue au fil des années. Toutefois, la perception de l’État allemand jouant un rôle plus modeste qu’en France est en partie due au fait qu’il n’est pas seul à détenir le pouvoir. Il le partage non seulement avec les gouvernements des Länder, mais aussi avec d’autres entités, notamment les partenaires sociaux. Ainsi le pouvoir en Allemagne s’exerce-t-il au niveau politique, mais également par le biais de structures économiques et sociales.

Le modèle français semble s’être construit à l’opposé de cette répartition des responsabilités. En accord avec la position des acteurs politiques de tous bords, l’action économique a été confiée à l’État plutôt qu’aux entreprises ou aux acteurs sociaux. Dès lors, la politique économique conduite par les pouvoirs publics s’est caractérisée logiquement par des nationalisations, notamment du secteur financier et des grandes infrastructures. S’y ajoute la philosophie de la planification pour gérer le développement économique. Cette position de l’État français, adoptée pratiquement en même temps que la mise en place de l’économie de marché en Allemagne, à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, s’est incarnée d’emblée dans le plan Monnet, de 1946 à 1953. Celui-ci définissait les politiques industrielles, nationales et régionales, et réglementait notamment les prix et les crédits. Ce rôle interventionniste de l’État a été déterminant dans le démarrage et l’accompagnement des Trente Glorieuses. Si, depuis cette époque, l’État français est moins interventionniste, il a néanmoins conservé une présence dans l’économie nettement plus forte qu’en Allemagne.

Ces choix différents sur le plan politique et leurs répercussions dans le domaine social et économique n’ont pas manqué de susciter de nombreux conflits entre les deux gouvernements, que ce soit dans le domaine de la politique commerciale – la tradition protectionniste de la France s’opposant aux convictions libres-échangistes de l’Allemagne, par exemple – ou de l’industrie, et ce, dès le début de la construction européenne. Plus récemment, on peut citer la gestion de la zone euro, où l’Allemagne, soucieuse de la stabilité monétaire, souhaitait l’application de règles strictes là où la France aurait préféré une politique keynésienne privilégiant la croissance.

Ces évolutions économiques différentes, dues tant à l’histoire – Allemagne morcelée contre France unitaire – qu’à certains aspects des mentalités, donc des politiques, n’ont pas présenté un obstacle insurmontable à l’établissement de très nombreux liens sur le plan économique. En 2021, l’Allemagne demeure le premier client et fournisseur de la France. Les exportations françaises vers l’Allemagne constituent 14,2 % du total des exportations, et les importations en provenance de l’Allemagne représentent 13,6 % des importations françaises, selon les indications de l’Office fédéral de la douane et de la sécurité aux frontières. Les échanges franco-allemands se situent ainsi loin devant les 8 % que la France réalise avec la Chine, l’Italie ou la Belgique. La situation n’est toutefois pas équilibrée. La France ne joue pas un rôle aussi important pour l’Allemagne que l’Allemagne pour la France, car, selon Destatis, l’Office fédéral de la statistique, la France se maintient, depuis 2017, en quatrième position des partenaires commerciaux de l’Allemagne (6,4 % des échanges totaux en 2021), derrière la Chine (9,5 %), les Pays-Bas (8 %) et les États-Unis (7,5 %). La France constitue alors le sixième fournisseur de l’Allemagne et son troisième client après Washington et Pékin.

En dépit de ce déséquilibre relatif, les économies française et allemande sont très imbriquées, la proximité géographique pouvant jouer un rôle important dans les régions limitrophes. Le nombre d’entreprises françaises implantées en Allemagne s’élève à 2 737, soit 30 % des filiales françaises présentes dans la zone euro. Elles emploient 363 000 salariés et génèrent un chiffre d’affaires annuel de 147 milliards d’euros. En sens inverse, 3 200 entreprises allemandes sont présentes en France, employant 310 000 personnes et réalisant un chiffre d’affaires de 141 milliards d’euros, soit des ordres de grandeur comparables.

Si bon nombre de liens économiques sont anciens, c’est surtout dans le domaine de l’énergie que les deux pays ont mis en place des instruments de coopération. Outre bien sûr l’entrée en vigueur, en 1952, de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA), l’Office franco-allemand pour la transition énergétique (OFATE) a été créé en 2006, au départ sous la forme d’un bureau de coordination pour l’énergie éolienne, avant de s’attacher à toutes les problématiques de la transition énergétique, et de favoriser la coopération et l’échange de bonnes pratiques entre la France et l’Allemagne. Un autre exemple de coopération entre les agences de l’énergie des deux pays, l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe) pour la France et la Deutsche Energie-Agentur (dena) pour l’Allemagne, est la plate-forme énergétique franco-allemande mise en place en 2016. Ce cadre permet aux deux agences de développer des projets concrets de coopération transfrontalière, tels que la Smart Border Initiative (SBI), dont le but était l’installation, entre 2017 et 2021, d’un réseau multi-énergie dans les régions frontalières du Grand Est et de la Sarre. Il en est de même pour le projet TANDEM, animé par Energy Cities (France) et Klima Bündnis (Allemagne).

Si les liens entre la France et l’Allemagne sont multiples au niveau des entreprises, voire des administrations, des rapprochements existent aussi dans le domaine social, où les bonnes pratiques sont observées avec intérêt de part et d’autre de la frontière. Deux exemples peuvent alors être mentionnés, l’un où le modèle français a inspiré les décideurs allemands, à savoir le salaire minimum de croissance (SMIC), et l’autre, la formation en alternance, où c’est la pratique allemande qui a été adoptée par certains acteurs en France.

Alors que le SMIC français existe depuis 1970 – lui-même successeur du salaire minimum interprofessionnel garanti (SMIG) de 1950 –, le salaire minimum légal général n’a été introduit en Allemagne pour la première fois qu’au 1er janvier 2015 et s’applique, à quelques exceptions près, à tous les salariés. À sa création, il était essentiellement destiné à protéger les salariés qui détenaient un « mini-job » [1]. Cette loi prévoyait initialement un salaire minimum de 8,50 euros bruts par heure de travail. Depuis, il a été réévalué à plusieurs reprises selon les recommandations de la Mindestlohnkommission, l’organe indépendant chargé de faire des propositions au gouvernement concernant la fixation du niveau, donc l’augmentation, du salaire minimum. D’après les annonces du gouvernement d’Olaf Scholz, le salaire minimum allemand, de 10,45 euros au 1er juillet 2022, doit passer à 12 euros de l’heure au 1er octobre de la même année, une annonce qui n’était pas du goût des employeurs [2]. De fait, l’application du salaire minimum aux détenteurs d’un mini-job a contribué à sécuriser ces emplois, voire à les transformer en emplois à temps partiel traditionnels.

Les formations en alternance, très répandues en Allemagne, concernent principalement la formation des apprentis, qui suivent un apprentissage pratique en entreprise complété par un enseignement théorique à la Berufsschule (école professionnelle). Cette formation double ayant fait ses preuves, avec un niveau de chômage des jeunes à la sortie de l’école particulièrement bas, elle s’est peu à peu généralisée, aussi dans les formations supérieures de type université ou Fachhochschule. En France, où le chômage des jeunes a été et est toujours très élevé, cette structure duale a mis du temps à attirer l’attention des décideurs. Une fois établi le lien entre théorie et pratique, notamment son impact sur l’employabilité des jeunes, les formations duales se sont répandues en France, en commençant, contrairement à l’Allemagne, par les formations universitaires. Depuis, la formation en alternance est devenue une pratique courante en France, bien que les règles qui s’y appliquent, très formalisées en Allemagne, divergent encore selon les systèmes proposés.

Ces deux exemples de rapprochement entre la France et l’Allemagne ne résultent toutefois pas d’une volonté expresse de convergence, mais d’un constat de meilleures pratiques dans le pays voisin, pratiques qui, par ailleurs, ont tendance à se diffuser dans toute l’Europe.

Le 22 janvier 2019, cinquante-six ans après le traité de l’Élysée de 1963, la France et l’Allemagne ont signé, à Aix-la-Chapelle, un nouveau traité bilatéral de coopération et d’intégration. Si le premier avait jeté les bases de la réconciliation historique des deux États après la Seconde Guerre mondiale, le traité d’Aix-la-Chapelle a des visées plus vastes et plus ambitieuses. L’approfondissement de l’amitié franco-allemande sur tous les plans reste à l’ordre du jour, en plus du souhait des deux pays d’unir leurs forces afin de peser sur la scène internationale, parallèlement à des actions communes visant à renforcer la cohésion européenne. Ainsi est-il prévu que la France et l’Allemagne se concertent encore plus étroitement avant les grandes rencontres européennes, avec pour objectif de parvenir à un maximum de positions et de déclarations communes des ministres français et allemands. Les deux États souhaitent s’engager en faveur d’une Europe souveraine, capable d’agir, performante et unie, selon les mots du ministre allemand des Affaires étrangères de l’époque, Heiko Maas.

Concrètement, les responsables politiques des deux pays ont identifié 15 projets prioritaires, dont le Conseil des ministres franco-allemand assure le suivi. L’un d’eux porte sur la volonté de pousser la coopération entre les régions frontalières. Par exemple, afin de faciliter le quotidien des populations concernées, les deux États ont souhaité promouvoir le bilinguisme par des contacts plus nombreux, ce qui implique l’amélioration des liaisons tant au niveau physique, avec liaisons ferroviaires améliorées et tramways communs, que de celles portant sur les réseaux numériques. Pour avancer plus vite, il est également prévu de simplifier la mise en place des projets économiques dans les régions frontalières, comme le développement des jumelages entre les villes [3] ou les initiatives citoyennes communes.

L’économie ne fait son apparition qu’au chapitre 5 du traité, intitulé « Développement durable, climat, environnement et affaires économiques ». L’article 20.1 évoque ainsi l’intégration des économies des deux pays « afin d’instituer une zone économique franco-allemande dotée de règles communes. Le Conseil économique et financier franco-allemand favorise l’harmonisation bilatérale de leurs législations, notamment dans le domaine du droit des affaires, et coordonne de façon régulière les politiques économiques entre la République fédérale d’Allemagne et la République française afin de favoriser la convergence entre les deux États et d’améliorer la compétitivité de leurs économies ». Il y a donc une volonté commune de faire avancer l’intégration des deux économies vers un « espace économique franco-allemand ». En application du traité d’Aix-la-Chapelle (art. 20.2), les ministres des Finances français et allemand ont mis en place un Conseil franco-allemand d’experts économiques (CFAEE) indépendant, composé de dix membres choisis pour leur expertise, pour conseiller les deux gouvernements sur des questions de politique économique qui présentent un intérêt commun aux deux parties. L’objectif de ses travaux est de favoriser la convergence entre Paris et Berlin, et d’améliorer la compétitivité de leurs économies. Le CFAEE se réunit régulièrement et publie ses travaux sous forme d’avis ou de déclaration d’experts.

Un an jour pour jour après sa signature, le 22 janvier 2020, le traité d’Aix-la-Chapelle est donc entré en vigueur. Si la volonté affichée des initiateurs du traité fut l’accroissement de la visibilité du couple franco-allemand sur les scènes européenne et mondiale, cela ne pouvait se concevoir que sur la base d’une intégration plus poussée des structures des deux pays. Ces intentions clairement affichées par les initiateurs du traité ne furent pas toujours accueillies favorablement, que ce soit au sein des deux pays ou par les autres pays européens. En Allemagne, les critiques furent plutôt rares, exprimant l’opposition à une intégration européenne plus poussée, tandis qu’elles ont été plus virulentes en France. Il est vrai que l’élaboration du traité coïncidait avec le mouvement des gilets jaunes, qui se sont emparés de ce rapprochement considéré comme une menace pour leurs revendications. En Europe également, des critiques se sont fait entendre, notamment de la part de l’Italie et de la Pologne, qui ont accusé Berlin et Paris de vouloir créer une « Europe des bureaucrates ». Ces réticences, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, se sont toutefois calmées assez rapidement.

Aussi, sous l’impulsion du traité, complété par une série de mesures ultérieures [4], les rapprochements se sont intensifiés, notamment dans le domaine social, sur le plan des contacts entre les populations, ainsi qu’entre les régions frontalières particulièrement visées par des mesures d’intégration organisationnelle et spatiale. Ces régions transfrontalières sont souvent plus pauvres que celles de l’intérieur du pays, car elles souffrent de plusieurs déséquilibres. Sur le plan politique, elles sont désavantagées dans la mesure où la frontière géographique va de pair avec une frontière entre les systèmes juridiques, administratifs et sociaux. Sur le plan économique, elles souffrent souvent de leur situation excentrée, plus loin de leurs clients et de leurs fournisseurs, une situation souvent aggravée par des infrastructures insuffisantes. Afin de lever les nombreux obstacles à la coopération transfrontalière, le traité d’Aix-la-Chapelle a créé une instance particulière, le Comité de coopération transfrontalière (CCT). Celui-ci réunit les acteurs de la coopération franco-allemande ainsi que l’Eurodistrict trinational de Bâle (ETB), qui en est un membre à part entière, le tout sous le suivi administratif d’un secrétariat, dirigé par un tandem franco-allemand, situé à Kehl, ville allemande proche de la frontière française. L’un des projets frontaliers qui a des chances de se concrétiser est la reconversion de la zone de proximité de la centrale nucléaire de Fessenheim. Il porte sur la création d’un parc d’activités économiques et d’innovation franco-allemand, soit des initiatives dans le domaine de la mobilité frontalière, de la transition énergétique et de l’innovation.

Conformément à l’article 13 du traité d’Aix-la-Chapelle, la nouvelle instance mise en place doit veiller à intensifier ou à créer les instruments permettant une coopération transfrontalière de plus en plus étroite. À cette fin, il a été prévu que les responsables locaux puissent disposer de marges de manœuvre dépassant les formes connues et pratiquées jusqu’alors de coopération transfrontalière. L’objectif est d’abord d’améliorer concrètement le quotidien des citoyens, en facilitant, par exemple, le travail des entreprises et des administrations dans la région frontalière (crèches, soins, formation scolaire et professionnelle, placement transfrontalier et infrastructures). Les solutions trouvées localement pour la vie de tous les jours pourront ensuite servir de modèle à l’ensemble de l’UE. Si les sujets de coopération retenus par le CCT étaient nombreux, on constate toutefois qu’ils n’ont pas toujours pris en compte l’actualité, comme l’a amplement démontré l’incapacité des autorités en charge de la coopération transfrontalière à gérer les conséquences de la pandémie de Covid-19.

Depuis la disparition des frontières physiques entre la France et l’Allemagne, les régions frontalières ont connu des phases de rapprochement qui ont progressivement conduit à une certaine imbrication de leur vie économique et sociale. Toutefois, ce rapprochement reste déséquilibré puisque les entreprises sont majoritairement implantées côté allemand, alors que les salariés sont nombreux à venir de France, les salaires allemands étant souvent supérieurs. Cette disparité s’est manifestée brutalement lors de l’irruption de la pandémie, quand les salariés français n’ont pu se rendre sur leur lieu de travail. Alors que seul un renforcement des contrôles avait été évoqué, 31 points d’accès sur 35, entre la Sarre et la Moselle, ont été complètement fermés par le gouvernement Merkel à partir du 15 mars 2020, obligeant les travailleurs frontaliers – les seuls encore autorisés à circuler – à faire de longs détours pour leurs mobilités quotidiennes. Une décision politique qui a créé des situations absurdes, étant donné le degré d’intégration économique et sociale de la région, par exemple des détours pouvant aller jusqu’à une soixantaine de kilomètres pour les Allemands du village français de Guerstling, pourtant situé à 600 mètres de la frontière. Ni la signature du traité d’Aix-la-Chapelle ni la mise en place du CCT n’a donc empêché l’Allemagne de fermer ses frontières, témoignant de l’inefficacité de ce dernier dans certains contextes – il a par la suite mis la coopération sanitaire à son programme de 2021.

S’interroger sur la convergence entre la France et l’Allemagne dans les domaines économique et social oblige à constater que les deux pays ont des situations de départ très différentes. Face à des systèmes politiques contrastés – l’un avec un centre de prise de décision unitaire, l’autre pratiquant le fédéralisme –, il fallait une réelle volonté politique de part et d’autre pour surmonter ces divergences considérables et parvenir à un rapprochement. Le premier élément y ayant conduit fut sans doute le « plus jamais ça » de la dernière guerre : et quels meilleurs moyens que la connaissance du pays voisin et l’établissement de liens économiques pour le transformer en pays ami ? S’y ajoute l’aspect du pouvoir : les dirigeants des deux pays étaient conscients du fait qu’aucun d’eux, seuls, ne pouvait inspirer, voire exercer un leadership en Europe. Il est évident que c’est ensemble que la France et l’Allemagne pèsent, tant sur plan politique qu’économique.

Toutefois fallait-il, pour unir leurs forces, trouver des moyens de se rapprocher et parler d’une seule voix. Après un passé si lourd de contentieux, la voie choisie fut celle des traités, celui initié par Konrad Adenauer et Charles de Gaulle en 1963, qui mit un point final aux interludes guerriers et jeta les bases de l’entente franco-allemande, puis celui d’Aix-la-Chapelle en 2019, qui donna les moyens aux habitants des deux pays de parvenir à un rapprochement concret, dans les domaines économiques, sociaux et culturels. La multitude d’outils fournis dans ce cadre a permis une éclosion de contacts en présentiel, comme les jumelages ou les échanges d’étudiants, ou en distanciel, avec les plates-formes numériques, qui ont contribué à démultiplier les contacts entre les habitants. Néanmoins, ce qui est vrai pour le social l’est moins pour l’économie. La France et l’Allemagne restent en effet concurrentes dans de nombreux domaines, même si cela n’empêche pas les regroupements et les partenariats emblématiques tels qu’Airbus ou Arte. Mais la structure économique des deux pays se caractérise par la forte présence de petites ou moyennes entreprises, entre lesquelles les rapprochements s’avèrent beaucoup plus difficiles, bien que la création d’un certain nombre d’institutions, telles que la Chambre de commerce franco-allemande ou le Club économique franco-allemand (CEFA), leur apporte un soutien réel dans le cas où elles souhaitent s’établir ou prospérer dans le pays voisin. Ce constat prudent est toutefois à nuancer pour les zones frontalières, où l’interpénétration sociale et économique est en bonne voie.

Dans ces conditions, pourtant, il est difficile de parler de convergence entre les deux pays. Il semblerait plutôt que les actions entreprises par les dirigeants des deux pays, qui d’ailleurs souvent les dépassent, englobant l’UE tout entière, visent à assoir une certaine « autorité » franco-allemande sur l’Union. Les mesures, non pas de convergence, mais plutôt de rapprochement de la France et de l’Allemagne sur les plans économique et social viendraient alors, en quelque sorte, en renfort d’un projet politique commun. L’objectif des deux pays, à coups de déclarations communes, serait donc l’engagement en faveur d’une Europe souveraine, unie et capable d’agir, menée ensemble par la France et l’Allemagne.

  • [1] Le « mini-job », une particularité du droit du travail en Allemagne, est un emploi à temps très partiel, dont le revenu mensuel ne doit pas dépasser 450 euros ou dont la durée de travail ne doit pas dépasser soixante-dix jours par année civile, ce qui s’applique aux travailleurs saisonniers notamment. Le mini-job n’est soumis à aucune cotisation sociale à payer par le salarié ni à l’impôt sur le revenu, donc ne donne aucun droit en cas de maladie, en matière de retraite, etc. Parallèlement à l’augmentation du salaire minimum, les députés ont voté le relèvement du revenu plafond pour les mini-jobs. Il passera de 450 euros à 520 euros et évoluera dorénavant avec le salaire horaire minimum.
  • [2] D’après l’ifo Institut für Wirtschaftsforschung, qui a conduit une enquête auprès de plus de 600 responsables ressources humaines allemands, un salaire minimum à 12 euros de l’heure affecterait 44 % des entreprises allemandes, réduisant leur compétitivité. Julia Freuding et Johanna Garnitz, « Steigende Löhne, akuter Fachkräftemangel und die Mindestlohnerhöhung : Die Personalpolitik 2022 », ifo Schnelldienst, 19 janvier 2022.
  • [3] Dans le domaine des contacts entre villes françaises et allemandes, le développement a été très positif : après la signature du traité de l’Élysée, il y avait une centaine de jumelages de villes ; aujourd’hui, il en existe déjà environ 2 200.
  • [4] La France et l’Allemagne, souhaitant enrichir et compléter leur coopération, se sont engagées, à l’occasion du Conseil des ministres franco-allemands du 31 mai 2021, à initier 13 nouveaux projets. Si un certain nombre d’entre eux portent sur des coopérations au niveau européen, telles que le développement de coopérations paneuropéennes, la plupart des mesures proposées visent le renforcement des liens franco-allemands, tels que, par exemple, l’élaboration d’un programme franco-allemand de mise en relation des jeunes talents, en étroite coopération avec des partenaires de la société civile et du secteur privé.