Pétrole et islam / Par Øystein Noreng

18 min. de lecture

  • Øystein Noreng

    Øystein Noreng

    Professeur émérite à BI Norvegian Business School.

En Afrique du Nord et au Moyen-Orient, le pétrole a été à l’origine de ruptures économiques et sociales non seulement dans les pays exportateurs, mais aussi dans l’ensemble de la région. Les revenus pétroliers ont, en effet, bouleversé des sociétés autrefois largement rurales et sous-développées. Mais la rente pétrolière peut parallèlement entraver le développement d’une économie de marché et d’un processus politique représentatif. Quelques individus, familles, tribus et régions sont favorisés, les autres sont discriminés. À cela s’ajoute une dynamique démographique ayant pour conséquence une majorité de jeunes éduqués souvent sans emploi. L’absence de liberté d’expression et de rassemblement les pousse à utiliser les mosquées comme lieux de rencontre. Par le message social et égalitaire qu’il véhicule, l’islam peut alors incarner la plate-forme idéologique de leurs doléances. Un tel contexte engendre des extrémistes, mais également des mouvements de masse plus modérés. Or, tout comme par le passé la hausse du prix du pétrole a pu renforcer les autocrates et leurs oligarques, la baisse actuelle du prix du pétrole les affaiblit.

Ainsi, dans certains cas, la montée de mouvements se réclamant de l’islam est intervenue après l’échec de régimes séculaires à stabiliser la situation économique et sociale. Par conséquent, l’islamisme militant du XXIe siècle s’analyse moins comme découlant d’une longue évolution idéologique des sociétés musulmanes, mais plutôt comme le résultat d’une convergence instantanée entre un mécontentement par rapport à des problèmes économiques et sociaux graves et une méfiance à l’égard de l’Occident alimentée par un passé colonial et des interventions étrangères récentes. Dans quelle mesure est-il alors possible d’établir des liens entre les revenus pétroliers et la montée de mouvements politiques d’inspiration islamique au sens large ?

L’État rentier

Au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, les revenus pétroliers ont donné naissance à des États rentiers basés sur l’extraction de ressources naturelles. Politiquement, cela s’est traduit par l’établissement ou le renforcement de régimes autocratiques, qu’ils soient des monarchies absolues comme en Arabie saoudite ou des républiques autoritaires comme en Algérie, en Irak, en Libye et en Syrie, qui n’ont pas besoin de taxer leurs populations ni, par conséquent, de chercher une légitimité par voie électorale [1]. Alors que dans une économie de marché, l’État collecte des impôts et les redistribue, dans une économie rentière il s’accapare un revenu provenant soit de l’extraction des matières premières, soit des investissements à l’étranger. Ceci permet aux gouvernants de faire des cadeaux et d’échanger des faveurs contre la loyauté d’un secteur privé largement parasitaire. Ces privilèges ont leur contrepartie en discriminations également sélectives. Le marché devient le terrain de jeu de l’État, qui en contrôle les barrières à l’entrée. Ainsi, la plupart des activités économiques en dehors de l’industrie pétrolière dépendent de permis, de contrats, du soutien et de la protection de l’État. Par conséquent, les pays exportateurs de pétrole au Moyen-Orient et en Afrique du Nord se caractérisent plutôt par une économie concessionnaire dirigée par les gouvernants, dont les choix déterminent l’évolution des sociétés. En résulte une économie à deux vitesses, avec un secteur public développé, comprenant la bureaucratie centrale, la compagnie nationale de pétrole (NOC), d’autres grandes entreprises publiques ainsi que le secteur financier, et un secteur privé largement confiné au commerce et aux services ainsi qu’à l’artisanat et à l’agriculture, mais comprenant peu de grandes entreprises industrielles.

Indépendamment de la nature des gouvernements, tous ces pays ont accouché d’une bourgeoisie d’État, fruit de la rente et composée de membres de l’administration centrale, de technocrates issus d’entreprises publiques, de dirigeants militaires, de riches marchands ainsi que, le cas échéant, de l’entourage de la famille royale. L’intérêt commun de cet ensemble est de préserver l’État rentier garantissant ses privilèges. Toutefois, la centralisation rend le pouvoir vulnérable au mécontentement populaire et aux aléas du prix du pétrole. La stabilité d’un tel système reposant sur la manne pétrolière, un choix s’impose entre réformes et répression lorsque cette dernière diminue et que l’État n’a plus les moyens de payer la loyauté, à l’exemple de la situation observée depuis la fin 2014.

Les ruptures du pétrole

Dans tous les pays, les revenus du pétrole ont contribué à une monoculture économique et donc à une forte exposition aux risques du marché pétrolier. Le quadruplement du prix du pétrole en 1973-1974 les inonda d’argent facile dans des quantités inespérées. Cet afflux inattendu entraîna une hausse importante de l’investissement et de la consommation, tant publique que privée. Entre 1960 et 1985, le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord ont constitué, à l’exception de l’Asie de l’Est, la région du monde ayant la plus forte croissance économique, toutefois très inégalitaire. Les progrès dans le domaine de la santé ont provoqué une forte croissance démographique. Le processus d’urbanisation a entraîné une décomposition des anciennes structures familiales et tribales. En peu de temps, les pays exportateurs se sont mués en sociétés largement urbaines et jeunes.

À partir de 1985-1986, la chute du prix du pétrole a révélé les faiblesses de cette monoculture économique [2]. Jusqu’à sa remontée en 2004, les pays producteurs ont souffert d’un recul du produit intérieur brut (PIB) par habitant d’environ 2 % par an, pendant deux décennies. Le chômage a augmenté, surtout parmi la jeunesse, attisant les tensions sociales. Loin de réformer l’économie afin d’établir des marchés ouverts et compétitifs, les oligarques ont cherché à maintenir le système en place. Le sous-emploi est ainsi devenu chronique [3].

La persistance de ces maux s’est aggravée quand les prix du pétrole ont à nouveau augmenté après 2003. Au lieu de profiter de cette prospérité nouvelle pour procéder à des réformes structurelles qui auraient pu permettre de diversifier leurs sources de revenus, les régimes des États rentiers ont choisi de consolider leur pouvoir. Pour l’Irak, l’excuse peut se trouver dans l’occupation américaine et les guerres civiles qui l’ont suivie. L’Iran, pour sa part, a fait un effort plus substantiel de diversification économique, mais en grande partie rendu nécessaire par les sanctions économiques, qui l’ont forcé à produire des biens industriels.

La chute du prix du pétrole, fin 2014, marque une nouvelle rupture dans la trajectoire économique du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord. Cette fois, au moins dans certains pays, et notamment en Arabie saoudite, les dirigeants politiques semblent avoir compris que l’État rentier n’était plus viable à terme.

La réponse islamiste

Généralement composé de fonctionnaires issus de l’État rentier, le clergé sunnite se sent directement menacé par la chute du prix du pétrole. Certains membres dissidents s’opposent toutefois au pouvoir, comme les Frères musulmans. Fondée en Égypte en 1928 pour combattre la domination britannique, cette organisation n’était pas liée directement à la rente pétrolière. Elle fut pendant longtemps financée par l’Arabie saoudite, avec laquelle elle partageait points de vue et adversaires. Elle l’est désormais par le Qatar. Plus que des partis politiques nationaux, il s’agit d’un mouvement refusant la domination occidentale et cherchant à imposer les valeurs de justice sociale prônées par l’islam au sein de l’État et dans l’organisation de la société en général, qui s’est diffusé par ailleurs à l’ensemble du monde musulman, jusqu’en Europe et en Amérique du Nord. Parallèlement, une scission interne s’est opérée entre un courant modéré et des groupes plus radicaux, dont certains ont muté en groupes violents, voire terroristes.

Les premiers régimes arabes après la libération de la domination étrangère furent des régimes militaires, dont le personnel dirigeant était essentiellement issu des classes moyennes urbaines et séculaires. En Algérie, en Irak et en Libye, les militaires ont ainsi pu se constituer en classes dirigeantes contrôlant la rente pétrolière, l’économie et le pouvoir politique. Cet accaparement des richesses, doublé d’une mauvaise gestion des affaires, a inévitablement suscité des oppositions se réclamant de l’islam politique, brutalement réprimées, notamment dans l’Égypte nassérienne et post-nassérienne. Après 1985, la dégradation économique et sociale a suscité un mécontentement croissant, surtout parmi les jeunes. Ni les militaires nationalistes ni les mouvements socialistes n’ont su répondre à ce mécontentement général, créant une opportunité historique pour les mouvements se réclamant de l’islam politique de se présenter comme la seule alternative, une situation alors confortée par la révolution iranienne.

À l’origine, l’islam est autant un projet politique qu’une religion, dont la visée est à la fois l’ordre séculaire et la piété, dans une portée tant collective qu’individuelle [4]. Il s’agissait de créer une société nouvelle [5]. Le projet social comprend un plan de partage économique, de transfert des riches aux pauvres, pas nécessairement par la voie de l’État mais par l’institution d’une taxe sur le capital, la zakat, à payer comme un devoir religieux, même dans l’absence d’un État capable de l’instituer. Les bénéficiaires en étaient les pauvres urbains et les bédouins des campagnes. Ainsi l’islam des premiers temps apparaît-il comme un effort idéologique et pratique d’unifier les villes et les campagnes et de remplacer la loyauté familiale et tribale par une loyauté à l’État [6].

L’islam apparaît comme une religion « capitaliste » mettant l’accent sur la responsabilité individuelle, la propriété privée et l’accumulation privée de capital par le commerce et le travail productif [7]. En contrepartie, un devoir moral impose un certain partage des richesses et la mise en place d’œuvres sociales pour les pauvres. Dit autrement, l’islam ordonne le partage des richesses tout en respectant la propriété privée. Ce message trouve facilement une résonance dans des sociétés frappées par les aléas des revenus pétroliers, souffrant de crises sociales après des périodes de revenus faciles et ne disposant pas d’institutions démocratiques.

Les cas saillants

Iran, Algérie : des stratégies économiques déterminantes

Les rapports entre le pétrole et les mouvements se réclamant de l’islam politique sont extrêmement complexes et dépendent des choix économiques et sociaux des dirigeants politiques qui, pour quelque temps au moins, ont la manne pétrolière à leur disposition. En ce sens, on peut dresser certains parallèles entre l’Algérie républicaine et l’Iran du chah, ainsi que des similitudes dans les réponses articulées aux excès technocrates. Dans les deux cas, ce n’est pas le pétrole qui a directement alimenté ces mouvements, mais l’utilisation volontariste des revenus pétroliers. La « réponse islamiste » peut être vue comme l’expression d’un mécontentement populaire plutôt que d’un sentiment religieux contestant des régimes militaires séculaires d’abord progressistes mais devenus oppresseurs.

En Iran, la concentration croissante de la richesse conduisit à la révolution de 1978-1979. L’instauration de la République islamique fut le résultat d’une convergence entre un mécontentement populaire et un clergé chiite indépendant bien organisé, prêt à assumer le pouvoir, opposé au chah depuis le coup d’État de 1953 et allié à des marchands du bazar victimes de la politique économique. Nationalisme et islamisme chiite ont façonné l’idéologie de l’Iran nouveau. Depuis la fin de la guerre avec l’Irak, en 1988, une certaine modération idéologique a eu lieu, sauf sous la présidence Ahmadinejad, de 2005 à 2013. La République islamique dispose d’institutions politiques et démocratiques plus fortes que le régime précédent, mais qui sont contrebalancées et souvent court-circuitées par les institutions religieuses et militaires. Le pouvoir politique a néanmoins débouché sur des éléments oligarchiques profitant de la rente pétrolière, notamment par des réseaux commerciaux et industriels exemptés du contrôle de l’État. Le clergé et les pasdarans se sont ainsi établis comme piliers du régime. Le premier n’est plus seulement une institution militaire et contrôle, de façon directe ou indirecte, 10 % de l’économie. Les seconds disposent d’un véritable empire industriel. De par leurs positions oligarchiques, ils risquent cependant d’être la cible de prochaines vagues de mécontentement populaire.

En Algérie, le régime nationaliste et militaire qui s’est installé peu après l’indépendance, en 1962, a profité de la manne pétrolière des années 1970. À l’instar du système soviétique, il opta pour une industrialisation forcée donnant la priorité à l’industrie lourde à forte intensité capitalistique et énergétique, mode de développement qui ne créait que peu d’emplois. Dans les années 1980, la chute des revenus pétroliers généra des taux d’inflation élevés. Le gouvernement ne disposait alors plus de moyens suffisants pour l’investissement en industries légères qui aurait permis de relancer la consommation et l’emploi. Face au mécontentement populaire, le régime choisit la libéralisation politique. Aux élections de décembre 1991, le Front islamique du salut (FIS), une coalition de différents groupes islamistes, remporta les élections législatives. Craignant leur arrivée au pouvoir, le régime annula les résultats et prit le pouvoir par un coup d’État, soutenu entre autres par la France et les États-Unis, dont la principale obsession était de voir se répéter le scénario de la révolution iranienne. L’interdiction du FIS déclencha une opposition armée et une guerre civile qui dura jusqu’en 1997. Aujourd’hui, la démocratie n’a pas été rétablie et le pays souffre de sérieux problèmes économiques et sociaux. Si les hauts revenus pétroliers des années 2004-2014 ont permis la consolidation du régime, les bas prix démontrent, à partir de 2015 et sans surprise, les déséquilibres et la vulnérabilité d’un pays ayant négligé la diversification de son économie.

Arabie saoudite, Irak, Libye : les aléas de la redistribution

De constitution confessionnelle, l’Arabie saoudite offre un exemple de régime qui, dans un premier temps, est parvenu à partager la richesse. L’Irak séculaire des années 1970 et de la première partie des années 1980 présente une expérience analogue, tout comme la Libye. Le problème commun à ces pays fut un développement économique rapide sans évolution politique correspondante. Ainsi, les institutions ne répondent plus aux besoins des sociétés qu’elles prétendent gouverner et les pouvoirs sont contestés, selon des formes différentes. Des éléments technocratiques sont présents dans les administrations publiques et les entreprises d’État, ayant une expérience de gestionnaires sous gouvernance autocratique. Il y a également une classe moyenne issue du secteur privé cherchant à s’affirmer face à l’État, mais aussi à s’en servir. Enfin, des cohortes de jeunes sortent des écoles et des universités sans perspective d’emploi. Sous cet angle, et plus largement, on constate une rupture générationnelle dans les pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord, dont l’islamisme militant est une des expressions. Bien que les revenus pétroliers aient fortement influencé l’évolution de cette région du monde depuis le siècle dernier, ce militantisme n’est nullement limité aux pays pétroliers. L’Égypte en est un exemple.

En Arabie saoudite, la manne pétrolière fut captée, au début des années 1970, par une nombreuse famille royale qui favorisa les investissements dans les infrastructures, le logement, les services médicaux et sociaux, ainsi que dans l’éducation. Malgré une répartition très inégale des revenus, la plus grande partie de la population a pu bénéficier d’une amélioration remarquable des conditions de vie. Contrôlant largement le champ de l’éducation, le clergé sunnite a pu bénéficier des améliorations dans ce domaine. L’Arabie saoudite représente ainsi un contre-exemple à l’Iran : l’utilisation de la rente pétrolière a renforcé une légitimité du régime, par ailleurs plus forte et plus ancienne que celle du chah. En outre, il n’y avait pas de clergé indépendant prêt à prendre le pouvoir. Si des courants d’opposition idéologique existent, ils ne semblent pas en mesure de menacer sérieusement le régime. Dans le contexte actuel, deux défis semblent s’imposer : ménager une transition vers une économie moins dépendante du pétrole et instaurer certaines réformes politiques permettant de satisfaire quelques revendications sans mettre le pouvoir en péril. La tâche est énorme et le succès incertain. Afin de préparer la jeunesse à l’emploi dans le secteur privé, il faudra renforcer l’éducation vocationnelle et pratique au détriment de l’éducation religieuse et juridique, ce qui implique de soustraire l’enseignement de l’emprise du clergé sunnite. Bien que celui-ci soit payé et en principe contrôlé par l’État, il n’est pas certain qu’il accepte une telle perte d’influence [8]. Mais il est également difficile pour lui de s’opposer à une réforme jugée indispensable à la pérennité économique du Royaume. Car la chute du prix du pétrole a fortement diminué les revenus de l’État, et les déficits encourus ne sont pas soutenables à long terme, malgré un fort potentiel de coupes dans les dépenses, notamment militaires, et un vif intérêt des marchés est-asiatiques pour les investissements financiers dans le pays. Le défi vient probablement moins de groupes islamistes djihadistes que d’un mécontentement généralisé de la population en raison du déclin des conditions de vie et de la criminalisation de protestations pacifiques. Il n’y a toutefois, en Arabie saoudite, ni opposition politique structurée, ni société civile, ni secteur privé indépendant. Les quelques riches entrepreneurs doivent leurs fortunes aux liens qu’ils entretiennent avec l’État et la famille royale. Le pays se distingue ainsi profondément de l’Égypte contemporaine ou de l’Iran prérévolutionnaire. Les revenus pétroliers ayant financé le développement économique ont contribué à la fois à l’expansion du clergé dans l’enseignement et à la modération des pratiques avec l’ouverture sur l’extérieur.

En Irak, l’occupation américaine, à partir de 2003, a détruit l’État, ouvrant la porte aux forces islamistes. Longtemps opprimée, la majorité chiite manifeste un désir de revanche. Auparavant articulée autour d’enjeux économiques et sociaux, la vie politique dans le nouvel Irak prétendument démocratique est largement devenue une confrontation entre arabophones chiites et sunnites. Quelques années après l’invasion, des groupuscules d’islamistes sunnites ont fait leur apparition, en partie comme une réponse à la discrimination nouvellement exercée par les gouvernements de domination chiite. La nouvelle opposition sunnite compte également des bureaucrates et des militaires de l’ancien régime séculaire, licenciés par le régime d’occupation au lendemain de l’invasion. La cause de la tragédie irakienne n’est pas le pétrole, pourtant présent en grande quantité, mais les interventions étrangères qui ont ravivé les clivages confessionnels. L’islamisme chiite est un pilier du nouvel Irak ; l’islamisme sunnite en est un ennemi. Cet état de fait s’applique également à la Syrie.

En Libye, la situation est fort différente. Le régime Kadhafi apparaît en effet comme un cas hybride, entre dictature militaire, régime familial et tribal, technocratique et populiste. Le pays ne comptait pas vraiment d’institutions politiques et était gouverné selon des liens personnels dans lesquels importaient loyautés, origines et compétences, et parfois par des assemblées et comités populaires. L’apparente personnalisation masquait un échiquier complexe d’intérêts régionaux, tribaux et personnels, tempérant le pouvoir dit absolu. Les revenus du pétrole constituaient la base économique du régime. Un an après sa prise de pouvoir, il agissait déjà pour réduire son extraction afin d’en augmenter les recettes. La manne pétrolière des années 1970 lui permit ensuite d’investir dans des projets industriels, les infrastructures, la santé et l’éducation, ainsi que les forces armées, instrument d’une politique étrangère ambitieuse et musclée. S’inspirant dans un premier temps de son voisin nassérien et séculaire, le dirigeant se présentait également comme réformateur idéologique en proposant de nouvelles interprétations de l’islam. Une contestation souterraine d’inspiration islamique émergea néanmoins peu à peu, surtout dans la province orientale de Cyrénaïque, d’où s’est justement propagée la révolte en 2011. Essentiellement séculaire dans sa première phase, celle-ci a rapidement pris un tour religieux. Dans le contexte actuel, on trouve des islamistes modérés prêts à participer à la vie politique d’un éventuel État, ainsi que d’autres adhérant à l’État islamique. Ce renouveau de l’islam militant peut difficilement s’expliquer par la détérioration des conditions de vie qui ont eu, au contraire, tendance à s’améliorer grâce aux revenus du pétrole. Un des facteurs se trouve peut-être plutôt dans l’oppression de traditions historiques locales et islamiques, ainsi que dans l’ancien clivage régional entre la Cyrénaïque et la Tripolitaine.

L’État islamique, et après ?

Le conflit avec l’État islamique est le plus souvent dépeint comme une lutte militaire contre un groupe terroriste bien organisé, alors que l’enjeu politique, l’avenir de la population arabe sunnite dans l’Ouest de l’Irak et l’Est de la Syrie, ne fait – presque – pas l’objet de discussions [9]. Les pourparlers de Vienne sur la Syrie ont abouti, en novembre 2015, à la recommandation d’élections, supposant que le statu quo ante, c’est-à-dire l’État syrien unitaire, puisse être restauré. De même, la lutte contre Daech a pour but de rétablir l’État irakien, supposant que cela soit acceptable pour les populations sunnites des régions concernées. Par ailleurs, couper les revenus pétroliers est parfois présenté comme le moyen le plus efficace de combattre Daech, qui dispose en réalité de multiples sources de revenus et d’atouts considérables sur le terrain, ainsi que d’une base politique. Si sa contrebande constituait, au moins dans un premier temps, une source importante de revenus, le pétrole n’est ni la cause ni la raison d’être de l’organisation. Il convient donc de trouver une solution politique qui ne peut être produite ni par des bombes larguées par avion, ni par des soldats sur le terrain, et qui offre aux populations une perspective de participation à leur propre avenir, de sorte à priver Daech de sa base démographique.

Car l’attention ne se porte que trop rarement sur le fait politique essentiel que Daech est en train de constituer un nouvel État à cheval entre l’Irak et la Syrie, sur un territoire contigu, avec une population relativement homogène, une administration en mesure de prélever l’impôt, de fournir des services publics et de maintenir des forces armées. Même en cas de victoire militaire sur l’État islamique, il serait difficile de restaurer le statu quo ante en Irak et en Syrie. Les possibilités réalistes incluent une fédéralisation avancée des deux pays, avec des gouvernements centraux faibles et de fortes autonomies régionales, à la façon du gouvernement régional du Kurdistan en Irak. Le point crucial serait le contrôle des ressources de pétrole et de gaz ainsi que des infrastructures et des revenus. Une autre possibilité serait un fractionnement des deux pays, avec la formation d’un nouvel État : un « Sunnistan » comprenant l’Ouest de l’Irak et l’Est de la Syrie. En ce sens, la dualité à la tête de Daech représente à la fois une opportunité et un risque. D’un côté, les différences de visions stratégiques pourraient permettre de semer la discorde dans les noyaux durs de l’organisation et pousser ses technocrates vers une volonté de faire reconnaître un nouvel État, à condition d’écarter les fanatiques religieux. Ce nouvel État pourrait trouver une base économique dans le contrôle des ressources en pétrole et gaz naturel, dont ont besoin la Turquie et la partie orientale de la Syrie, et des infrastructures. De l’autre côté, le risque est qu’au fur et à mesure que le territoire sous contrôle de Daech se rétrécit, les religieux gagnent en influence et intensifient les actes terroristes.

Si Daech a perdu une partie de son territoire, il demeure une réalité sur l’échiquier politique du Moyen-Orient. De plus, certains acteurs régionaux pourraient avoir intérêt à son maintien, éventuellement dans une position plus faible et dans une version plus modérée. Pour la Turquie et l’Arabie saoudite, un « Sunnistan » pourrait ainsi représenter un contrepoids à une domination chiite en Irak et à un régime lié à l’Iran à Damas.


  • [1] Voir Luis Martinez, Violence de la rente pétrolière, Paris, Presses de Sciences Po, 2010 ; et F. Gregory Gause III, Oil Monarchies, New York, Council on Foreign Relations Press, 1994.
  • [2] Banque mondiale, Claiming the Future, Washington, 1995, p. 3.
  • [3] Tancrède Josseran, Florian Louis et Frédéric Pichon, Géopolitique du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord, Paris, Presses universitaires de France, 2012, p. 91.
  • [4] Malise Ruthven, Islam in the World, New York, Oxford University Press, 2000, p. 53.
  • [5] Richard Hartmann, Die Religion des Islam. Eine Einführung, Berlin, Mittler, p. 25.
  • [6] Xavier de Planbol, Les nations du prophète, Fayard, Paris, 1994, p. 35.
  • [7] Maxime Rodinson, Islam et capitalisme, Paris, Seuil, 1966, p. 92.
  • [8] Fatiha Dazi-Heni, Monarchies et sociétés d’Arabie. Le temps des confrontations, Paris, Presses de Sciences Po, 2006, p. 87.
  • [9] Pierre Haski, « Après Daech : faut-il créer un “Sunnistan” ? », L’Obs, 4 décembre 2015.