Penser la déseuropéanisation / Par Bastien Nivet

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« Notre Union européenne ne va pas bien » [1], « Je perçois pour la première fois un danger sérieux de désagrégation de l’Union » [2], « Crise après crise, l’Europe fonce vers l’abîme » [3]. Jamais l’Union européenne (UE), dont l’histoire et la construction sont pourtant jalonnées de crises politiques et institutionnelles régulières, n’a soulevé autant de pessimisme qu’à l’heure actuelle. Crise des réfugiés, incertitudes permanentes sur la survie de la zone euro, spectre d’un éventuel retrait britannique, poussées ou confirmations populistes ou extrémistes dans plusieurs États membres se conjuguent pour former non plus une juxtaposition de crises – économique, sociale, institutionnelle, politique –, mais bien une crise globale et multiforme de la construction européenne, voire de l’idée d’Europe elle-même. Reposant sur des raisons objectives, l’inquiétude quant à l’état de l’Union est démultipliée par l’incapacité à envisager, penser ou anticiper un éventuel reflux de la construction européenne, vécu comme un plongeon dans l’inconnu. Si les discours des observateurs et responsables politiques européens se font aujourd’hui particulièrement alarmistes, c’est en effet parce que la construction européenne a toujours été conçue, perçue et présentée comme un processus inexorable, irréversible et en progrès constant. Les risques, possibilités et conditions d’une « déseuropéanisation » n’ont jamais été sérieusement considérés. La désagrégation de tout ou partie de la construction européenne constitue un impensé politique et intellectuel, et la déseuropéanisation une zone grise académique [4].

Entre-t-on dans une période de déseuropéanisation, après soixante ans de construction européenne plus ou moins continue ? Comment déceler les signaux, caractéristiques et mécanismes de ces reflux de l’UE s’esquissant aujourd’hui ? Bien que cette perspective exige de prendre à rebours les analyses classiques, les évolutions récentes et en cours de l’Union permettent d’établir une typologie des différentes formes de reflux de l’intégration européenne, à l’image des conceptualisations de l’européanisation ayant connu un vif succès dans le champ académique au cours des deux dernières décennies.

De l’européanisation à la déseuropéanisation ?

Si les perspectives d’une désagrégation de l’UE suscitent autant d’inquiétudes aujourd’hui, c’est parce que la perspective d’un reflux de l’intégration européenne et ses symptômes avant-coureurs n’ont jamais été pris au sérieux.

L’européanisation, une fin de l’Histoire ?

L’UE à 28 telle que nous la connaissons aujourd’hui a été pensée, construite et vécue comme un processus progressif et continu, en somme inéluctable, de création d’institutions et de politiques communes. La démarche était précisée dès la déclaration Schuman, qui en est souvent présentée à juste titre comme le texte fondateur symbolique. La terminologie utilisée depuis pour décrire ce processus, « construction européenne », « approfondissement », « élargissement », de même que les traités européens eux-mêmes affichant cet objectif d’une « Union sans cesse plus étroite entre les peuples européens » [5], ont véhiculé et ancré cette image d’un processus en évolution constante mais toujours dans le sens de davantage d’intégration. Une forme de « fin de l’Histoire », marquée par l’absence de choix et possibles autres que ceux s’inscrivant dans le sens de l’intégration européenne entamée avec les premières communautés des années 1950.

Dans le champ académique, le concept de l’européanisation, forgé notamment par Michael Smith [6] à propos de la coopération politique européenne, a théorisé, à quelques nuances près, cette vision d’un processus se diffusant sans jamais se rétracter. Ce concept rendait compte, d’abord, de la capacité des coopérations européennes à faire émerger ou développer des normes, valeurs et politiques communes entre les États membres. Il a aussi permis de rendre compte de l’adaptation des acteurs nationaux aux politiques européennes, des créations institutionnelles et politiques, ou encore du développement de coopérations à l’échelle européenne [7]. À l’inverse, la littérature sur les études européennes n’a pas fait émerger de conceptualisation poussée des éventuelles mises en difficulté ou reflux de l’intégration européenne, comme s’il s’agissait d’un processus irréversible et irrésistible.

Les crises chroniques ayant jalonné ce processus ont en effet toujours été perçues, après coup, comme des crises de croissance plus ou moins inévitables, et finalement clarificatrices, voire salvatrices. La crise de la « chaise vide » provoquée par le général de Gaulle, en 1965-1966, a fait émerger un compromis entre modèle communautaire et respect des intérêts nationaux ; celle provoquée par Margareth Thatcher au début des années 1980 sur le budget communautaire a indirectement permis l’Acte unique européen de 1987 ; la crise de l’euro en 2010-2011 a débouché sur de nouveaux pouvoirs pour la Banque centrale européenne (BCE) et la Commission européenne, ainsi que sur la mise en place de règles communes plus strictes. Ce vécu et cette image d’une Europe qui se construit dans les crises peinent à triompher aujourd’hui, face aux pressions conjuguées des défis auxquels l’UE doit faire face. Pour autant, des signes avant-coureurs de la situation actuelle de l’Union avaient déjà posé la question de possibles désintégrations.

La déseuropéanisation, une réalité négligée

La perspective d’une « déseuropéanisation » n’a historiquement été envisagée que de façon très récente et parcellaire. Dans l’histoire des institutions et politiques européennes, les forces centrifuges pesant sur l’ensemble européen ont toujours été réifiées en autant d’illustrations d’une construction européenne reposant sur le compromis. Le maintien de l’existant – les institutions, traités, politiques communes – a toujours été considéré comme inévitable, irréversible et prioritaire par les dirigeants européens depuis soixante ans. Les dynamiques économiques et politiques porteuses d’une remise en cause de l’efficacité, de la légitimité ou du bien-fondé de ces acquis n’ont jamais conduit à ce que soit sérieusement posée la question de leur réversibilité.

Les élargissements successifs ont par exemple donné à voir une extension constante du périmètre européen, obérant la possibilité d’une rupture entre l’un des partenaires et le reste des États membres, soit par volonté d’un État, soit en raison d’une impossibilité juridique ou politique de l’UE de continuer à travailler avec l’un de ses membres. En 2000, la participation au pouvoir en Autriche d’un parti d’extrême droite, le Parti de la liberté (FPÖ) de Jörg Haider, dans le cadre d’une coalition gouvernementale formée par le chancelier Wolfgang Schüssel, avait certes soulevé pour la première fois la question de la possible mise à l’écart, temporaire, d’un État membre. Tout en émettant des mises en garde à l’égard de l’Autriche, les institutions et États membres de l’UE s’étaient confrontés à l’absence de mécanisme d’exclusion ou d’ostracisme, définitif ou temporaire, d’un État membre. Avait alors germé l’idée de la nécessité de prévoir ce cas de figure. Ce n’est que dans le cadre des travaux préparatoire au traité constitutionnel européen, en 2004-2005, que l’ajout dans les traités européens d’un article permettant à un État membre de sortir de l’UE commencera à être envisagé, avant que l’article 50 du traité de Lisbonne de 2007 ne vienne conférer une base juridique à cette hypothèse d’un retrait de l’Union. Plus récemment, les débats et mesures prises au cours des différents épisodes de la « crise grecque » ont montré que les États membres et institutions européennes ont longtemps refusé de réfléchir sérieusement aux conditions de sortie d’un État de la zone euro et à son impact éventuel, pour l’État en question comme pour ses partenaires. Et il fallut attendre le rebondissement de ladite crise grecque, en 2015, pour que soit sérieusement étudié le scénario d’une sortie temporaire ou permanente de la Grèce de la zone euro (« Grexit »). L’exercice visait alors autant à exercer une pression sur les autorités grecques, en laissant planer la possibilité de ce scénario, qu’en la mise en place réelle d’une porte de sortie.

Sur le plan du contenu politique et institutionnel de l’Union également, ce n’est que récemment, eu égard à la crise de la zone euro et à la situation des migrants et réfugiés en Méditerranée, que l’hypothèse d’un renoncement formel à une partie des acquis de la construction européenne – l’union économique et monétaire (UEM), Schengen – a fait l’objet de débats. Pour autant, des sentiments de désengagement de l’UE s’étaient déjà exprimés à l’égard de la politique agricole commune (PAC), des politiques régionales de l’Union européenne dans les années 1990-2000 ou à l’égard des ambitions d’une dimension sociale de l’UE, éternelle promesse jamais tenue et étape suivante encore moins atteinte de la construction européenne. Dans le champ académique, très peu d’auteurs ont admis ou réfléchi à la possibilité de telles déseuropéanisations, certains évoquant néanmoins de telles dynamiques et utilisant le terme [8].

Le temps des déseuropéanisations ?

Saisies isolément, les remises en cause actuelles de l’UE n’ont rien d’insurmontables et peuvent même être considérées comme autant d’invitations possibles à des « bonds en avant » de la construction européenne. Les plaidoyers actuels pour un sursaut fédéraliste européen vont dans ce sens. Mais la conjonction de ces différentes mises en difficulté de l’UE et les injonctions contradictoires qu’elles envoient aux responsables européens en font un moment particulier de la construction européenne. Il convient donc de repérer et saisir les différentes dynamiques à l’œuvre.

Brexit, Grexit : le spectre de l’amputation

Approfondissement et élargissement ont toujours été perçus comme les deux faces d’un même processus continu de construction européenne. Ignorée jusqu’à une période récente, la possibilité d’un « rétrécissement » de l’UE a pour la première fois été esquissée au cours des dernières années avec la perspective d’un « Brexit », retrait du Royaume-Uni de l’Union. En agitant la menace d’un référendum sur le maintien de son pays dans l’UE à la suite d’une promesse électorale dans le cadre des élections générales britanniques de 2015, le Premier ministre David Cameron a en effet rendu plausible un scénario relevant jusqu’alors de la politique-fiction. Une plausibilité renforcée par l’existence d’une base juridique pour une demande de retrait d’un État membre depuis le traité de Lisbonne. L’article 50 du traité sur l’Union européenne (TUE) prévoit, en effet que « Tout État membre peut décider, conformément à ses règles constitutionnelles, de se retirer de l’Union », et précise les conditions de négociations et d’adoption d’un tel accord de retrait. Les menaces de suspension ou d’exclusion de la Grèce des accords de Schengen début 2016, d’exclusion ou de sortie de ce pays de la zone euro précédemment relèvent d’une autre dimension de cette dynamique de rétrécissement possible de l’UE : la sortie involontaire, par défaut d’un État membre qui n’est plus en mesure d’assurer les obligations et d’assumer les conséquences découlant de son statut de membre.

Même dans le cas d’un maintien de la Grèce dans la zone euro et du Royaume-Uni dans l’UE, ces perspectives de rétrécissements éventuels ont déjà produit ou révélé des reflux de l’idée européenne au moins aussi importants que les strictes conséquences d’un retrait d’un ou plusieurs États membres. Les principes de solidarité, de tolérance, de respect mutuel qui ont sous-tendu le projet européen depuis ses origines ont été sévèrement remis en cause. L’image et la confiance mutuelles entre certains États membres de l’UE ont durement pâti de la crise grecque, de même que celles de l’UE et de ses institutions. Le chantage au Brexit mené par D. Cameron a déjà créé un dangereux précédent de marchandage par la peur dans une Union dont l’art du compromis était une valeur cardinale autant qu’une méthode éprouvée. Même si les États membres parviennent à éviter un Grexit ou un Brexit, écartant ainsi un rétrécissement formel de l’UE, le dommage en matière de relations entre partenaires et de propension au compromis restera.

Schengen, zone euro : le syndrome du renoncement

La désagrégation de l’UE peut aussi provenir du renoncement volontaire ou subi des États à certains pans de la construction européenne. La zone euro et l’espace Schengen constituent les deux secteurs-clés, de par leur portée symbolique très forte au regard de la construction européenne dans son ensemble et de son image, et parce qu’il s’agit de coopérations sous tension depuis plusieurs années et faisant l’objet des remises en cause les plus vives à l’heure actuelle. Les causes de ces désagrégations par renoncement peuvent être exogènes – inadéquation avérée ou perçue entre le contexte économique, politique, sécuritaire, etc., et les textes et politiques en vigueur – ou endogènes – évolutions politiques internes de l’UE ou des États membres rendant impossible le maintien de telle ou telle coopération. Dans le cas des remises en cause actuelles des accords de Schengen, se conjuguent ainsi des contestations de l’efficacité et de la légitimité du système existant, eu égard à l’afflux de migrants et réfugiés en Méditerranée et à la menace terroriste – pressions exogènes –, et une montée des replis nationaux et renationalisations des politiques à fort potentiel symbolique – pression endogène. Dans le cas de la zone euro, la crise des dettes souveraines avait rendu inopérante l’existence d’une monnaie unique sans mécanisme de compensation entre ses États membres – pression exogène –, cependant que la crise économique et sociale qui s’en est suivie a accentué les désillusions ou remises en cause de la monnaie unique dans un nombre croissant d’États membres et de segments des opinions publiques – pression endogène.

La liberté de circulation et l’existence d’une monnaie unique ayant été érigées au cours des dernières années en piliers symboliques de la construction européenne, la perspective de leur remise en cause suscite des craintes proportionnelles. L’impact de ces déseuropéanisations potentielles est difficile à évaluer. Leur effet économique et financier est par exemple délicat à mesurer, expliquant en partie le peu de travaux consacrés à l’évaluation du coût potentiel d’un renoncement à l’euro ou d’une restauration des contrôles aux frontières dans la perspective d’une remise en cause de l’espace Schengen [9]. Leur coût politique et symbolique est, quant à lui, non quantifiable et difficilement prévisible. L’acharnement des institutions européennes à défendre l’acquis de Schengen et l’euro atteste néanmoins de la crainte d’un effet « château de carte », le renoncement à une coopération précise pouvant fragiliser le reste de l’édifice européen, pan par pan. Toutefois, ni le sauvetage de Schengen ni celui de l’euro ne combleront les dommages causés par le spectacle de désunion donné ces dernières années par les responsables européens sur ces dossiers. Maintien ou pas de Schengen et de la zone euro au final, la séquence européenne récente aura en effet rappelé avec force l’hétérogénéité des valeurs et projets européens des États membres, leur inaptitude à assumer collectivement et partager des responsabilités face à une crise humanitaire majeure, et leur volonté de tirer profit de leur appartenance à l’UE tout en s’exemptant dès que possible des contraintes et difficultés afférentes.

L’endormissement, ou la déseuropéanisation en marche

Plus insidieuse mais moins spectaculaire et perceptible, une troisième forme de déseuropéanisation est pourtant déjà à l’œuvre. Elle consiste en le maintien des acquis de la construction européenne dans leur apparence – les institutions, les rendez-vous politiques, les prises de positions, l’existence officielle d’une politique commune –, alors qu’ils sont dénués de tout contenu, ou que la pratique politique quotidienne est contraire à l’esprit et à l’ambition qui avaient prévalu à leur création. Procrastination, mise en sommeil de projets politiques, non-satisfaction d’engagements passés, adoption de déclarations ou positions contraires à l’esprit des traités européens constituent autant de matérialisations de cette troisième forme de désintégration.

Plusieurs politiques communes de l’UE permettent de comprendre ces processus de déseuropéanisation tacite. La politique de sécurité et de défense commune (PSDC) de l’UE en est un premier cas. Initiée au tournant des années 1990-2000, elle répondait à la fois à des volontés de tirer vers le haut les efforts capacitaires des Européens en matière de défense – une ambition britannique et française –, de leur permettre de mener des opérations extérieures de façon autonome, notamment vis-à-vis de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) – une ambition surtout française –, et de doter la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) de l’UE de capacités opérationnelles destinées à la faire émerger comme une véritable politique d’influence au service de l’Union et des États membres – une ambition surtout française là encore. Quinze ans après le lancement de cette politique, aucune de ces ambitions n’est atteinte : les capacités européennes sont en déclin, le cas libyen en 2011 a montré qu’aucune opération d’envergure ne pouvait se faire sans l’OTAN, et l’UE se contente de multiplier les petites missions et opérations de faible intensité destinées à montrer qu’elle existe et agit, cependant que les interventions militaires majeures de ses États membres – Mali, Libye, Syrie, etc. – se déroulent de façon unilatérale ou dans le cadre de coalitions ad hoc hors UE.

La politique de l’énergie est un autre exemple de déseuropéanisation rampante, par étouffement. Premier chantier de coopération et d’intégration européenne avec la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) en 1952, puis Euratom en 1957, les questions énergétiques sont aujourd’hui l’une des grandes failles de l’UE. La crise russo-ukrainienne a montré la diversité des modèles et sources d’approvisionnement des États membres, et confirmé la dépendance énergétique problématique de l’UE dans son ensemble. L’ambition européenne affichée de développer les énergies renouvelables est, par ailleurs, freinée par des difficultés à obtenir les matières premières nécessaires ; l’absence de politiques industrielle et de recherche et développement communes et ambitieuses dans ce secteur retarde, enfin, la perspective d’une reconversion énergétique européenne.

La politique économique est un autre domaine où prédomine une certaine déseuropéanisation par endormissement. En attestent les difficultés des Européens à tenir leurs propres engagements énoncés dans le cadre de la stratégie de Lisbonne dans le but de faire de l’UE « l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde d’ici à 2010, capable d’une croissance économique durable accompagnée d’une amélioration quantitative et qualitative de l’emploi et d’une plus grande cohésion sociale » [10]. Faute de résultat, un constat d’échec a été tiré, et la Commission européenne a élaboré en 2010 un nouveau projet, la stratégie Europe 2020, qui connaît depuis la même trajectoire que la stratégie de Lisbonne.

Cette déseuropéanisation par endormissement est insidieuse car elle crée un décalage entre le discours et la formalité de l’UE d’une part, et sa plus-value politique au quotidien d’autre part. Qui peut croire, en effet, qu’il existe en 2016 une « politique commune en matière d’asile et d’immigration » ou encore une « politique sociale européenne », pourtant officiellement en vigueur et inscrites dans les traités ?

*

La désagrégation de l’UE que redoutent responsables politiques et observateurs européens n’est en réalité que la formalisation d’une déseuropéanisation déjà avancée. Renoncement aux valeurs et principes fondateurs de la construction européenne, exacerbation des revendications et intérêts nationaux, procrastination et aboulie sur plusieurs grands défis politiques et économiques du moment font que l’UE n’est pas, ou plus, le principal niveau où s’exerce la recherche de solutions optimales par les États membres, leurs citoyens, leurs entreprises. Dans ce contexte, les Vingt-Huit oscillent entre plusieurs stratégies : sauver les apparences, en maintenant des politiques communes dépourvues de pertinence, de sens ou d’ambition ; repousser à plus tard les arbitrages ou décisions lourdes qu’impliquent les remises en causes actuelles de l’UE (refonder l’UE, clarifier ses objectifs, etc.) ; colmater les brèches sans s’attaquer au fond des défis, ce qui n’aura pour effet, à terme, que de démultiplier la force des pressions centrifuges qui s’exercent aujourd’hui sur l’UE. Le plus grave pour le projet européen ne réside pas dans les déseuropéanisations les plus visibles et suscitant le plus de débats – Brexit, renoncement à Schengen, exclusion d’un pays de Schengen ou de la zone euro, etc. Ces menaces ne sont que les symptômes d’une déseuropéanisation déjà accomplie et plus inquiétante, l’érosion des valeurs et principes fondateurs puis moteurs du projet européen : solidarité, humanisme, confiance et respect mutuels, compromis, croyance en un avenir commun.


  • [1] Jean-Claude Juncker, « L’état de l’Union en 2015 : Le moment de l’honnêteté, de l’unité et de la solidarité », discours prononcé à Strasbourg le 9 septembre 2015.
  • [2] Günther Oettinger, commissaire européen à l’Économie et à la société numériques, déclaration à la presse, 30 décembre 2015.
  • [3] Jean Quatremer, « Crise après crise, l’Europe fonce vers l’abîme », Libération, 1er janvier 2016.
  • [4] Le concept d’européanisation s’imposant au contraire depuis vingt ans comme un concept séduisant car extensible.
  • [5] Préambule du traité sur l’Union européenne, qui figurait déjà dans le traité de Rome de 1957 et en constituait une ambition centrale.
  • [6] Michael E. Smith, The Europeanization of European Political Cooperation, Berkeley, Center for European Studies, 1996.
  • [7] Tomas Risse, Maria Green Cowles et James Caporaso avaient ainsi proposé une définition très large de l’européanisation comme « l’émergence et le développement de structures distinctes de gouvernance au niveau communautaire, c’est-à-dire au niveau des institutions politiques, juridiques et sociales », (Transforming Europe. Europeanization and Domestic Change, Ithaca, Cornell University Press, 2001, p. 3).
  • [8] Voir par exemple Andy Smith, « L’intégration européenne des politiques françaises », chapitre 7, in Olivier Borraz et Virginie Guiraudon (dir.), Politiques publiques 1. La France dans la gouvernance européenne, Paris, Presses de Sciences Po, 2008, pp. 197-214.
  • [9] Voir France Stratégie, « Les conséquences économiques d’un abandon de l’espace Schengen », Note d’analyse, no 39, 3 février 2016.
  • [10] Conseil européen de Lisbonne, « Conclusions de la présidence », 23 et 24 mars 2000