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Problématiques régionales

La France atlantiste ou le naufrage de la diplomatie française / Hadrien Desuin, Paris, Les éditions du Cerf, 2017, 192 p.

Très critique à l’encontre de ce qu’est devenue la politique étrangère française, Hadrien Desuin décrit et dénonce le rapprochement des positions de la France de celles des États-Unis durant la période 2007-2017, qu’il nomme comme le naufrage de la diplomatie française. Le décor est planté dès l’introduction de l’ouvrage : « en moins de deux quinquennats, Paris a rejoint le rang des petits pays européens sans marge de manœuvre » (p. 13).

L’auteur voit dans ce virage atlantiste le basculement d’une politique étrangère indépendante à une perte de pertinence diplomatique, d’influence internationale et d’autonomie militaire, marquant l’extinction du gaullisme sur les questions extérieures. Semblant regretter l’indépendance internationale revendiquée par le général de Gaulle, dépassée par une influence néoconservatrice grandissante au sein des sphères diplomatiques françaises, du Quai d’Orsay jusqu’à l’Élysée, il décrit les différentes positions diplomatiques qui ont conduit la France à devenir le « vassal » des États-Unis (chap. II, p. 77).

Deux aspects opposés ressortent à la lecture de l’ouvrage. Le premier est d’ordre documentaire : l’exposé est complet et les nombreuses références apportent du volume à la description des faits. En effet, l’auteur enrichit la dimension historique d’éléments relatifs aux relations et jeux de pouvoirs, ce qui constitue une réelle plus-value. En outre, le caractère clair et concis du livre, construit sur une succession de chapitres assez courts relatant chacun une problématique bien définie et distincte, rend sa lecture simple et agréable. De plus, l’auteur s’attaque à plusieurs sujets sensibles de la politique étrangère de la France et replace le paradoxe entre certains principes parfois prônés par les dirigeants et la realpolitik effectivement mise en œuvre. En ce sens, l’ouvrage soulève des problématiques intéressantes, notamment les ventes d’armes à l’Arabie saoudite ou encore les relations diplomatiques avec la Libye de Mouammar Kadhafi, qui entrent en contradiction avec les droits de l’homme que cherche par ailleurs à promouvoir la France.

Toutefois, et c’est là le second aspect de l’ouvrage, il manque pour plusieurs raisons une dimension à ce livre. D’une part, la critique, parfois, voire trop souvent déplacée traduisant un parti pris certain, rend l’analyse géopolitique moins pertinente. Certaines critiques a posteriori, comme sur le conflit en Ukraine considéré par l’auteur comme relativement simple à anticiper grâce à l’analyse du conflit en Géorgie, ou sur la COP21, qui ne serait qu’« un document final […] si vague qu’il n’engage personne » (p. 47), paraissent un peu rapides. Si elle n’est pas infondée, la critique serait plus productive et constructive en cherchant à alimenter les progrès effectués plutôt qu’à déconstruire ce qui a été acquis, qui plus est de manière souvent très complexe. D’autre part, l’on peut regretter – voire reprocher – que parallèlement à un tel réquisitoire, Hadrien Desuin n’apporte pas de solutions construites, ou à tout le moins des perspectives pour sortir la France de cette impasse atlantiste. Les quelques lignes de conclusion ne suffisent pas à étayer le raisonnement tout au long de l’ouvrage, ce qui laisse le lecteur sur sa faim.

En définitive, cet ouvrage constitue une description enrichissante de la convergence de la politique étrangère de la France avec celle des États-Unis et permet d’en comprendre les raisons et les enjeux. Mais les alternatives développées par l’auteur sont minces, rendant la critique parfois quelque peu dénuée de sens.

Antoine Diacre

Analyste junior à l’Inter-AgencyRegional Analysts Network(IARAN, IRIS)

L’Iran, de 1800 à nos jours / Yann Richard, Paris, Flammarion, coll. « Champs histoire », 2016, 492 p.

igné le 14 juillet 2015, l’accord de Vienne a contribué à modifier considérablement la place de l’Iran sur la scène internationale et le regard porté sur ce pays. Devenant presque subitement un nouveau marché potentiel, il a attisé l’intérêt des investisseurs. Apparaissant comme un pôle de stabilité dans un environnement régional chaotique, il s’est révélé un acteur incontournable des négociations de résolution de conflits, notamment concernant la lutte contre l’État islamique.

ourtant, depuis la révolution islamique de 1979, l’Iran n’a cessé d’effrayer l’Occident. Cette crainte fut alimentée par la volonté suspectée du régime de vouloir développer son programme nucléaire à des fins militaires. Mais que connaît-on de l’Iran d’avant 1979 ? L’ouvrage de Yann Richard, professeur émérite à l’Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3 sur les études iraniennes, permet au lecteur de se plonger dans l’histoire d’un pays mal connu et d’acquérir une vision de long terme nécessaire à la compréhension du système politique iranien actuel.

ès le début du XIXe siècle, la Perse fait l’objet de convoitises de puissances étrangères, notamment russe et britannique. Durant la première moitié du siècle, deux guerres irano-russes (1804-1813 et 1827-1828) traumatisent durablement la population. Elles se soldent par un traité de paix humiliant, instaurant notamment un régime de capitulation. Peu après, inspiré par l’ère des tanzimats de l’Empire ottoman (1839-1878), le pays cherche à se moderniser à l’aide de prêts financiers contractés auprès de puissances étrangères. L’ingérence croissante de l’économie européenne et le régime tyrannique des Qâdjâr renforcent l’antagonisme entre le « dowlat » (gouvernement) et la « mellat » (nation). L’auteur compare les revendications de la nation – à savoir un contrôle sur les dépenses publiques, sur la perception de l’impôt et un arbitraire royal soumis à l’aval d’un parlement – à celles des Français en 1789. Les mécontentements de la population, aussi variés soient-ils, se font de plus en plus entendre et mènent à la révolution constitutionnelle de 1906. Alors qu’en interne, différentes factions se battent pour définir la nouvelle forme du régime, une convention anglo-russe cèle en 1907 le découpage du territoire en une zone d’influence russe au Nord, une zone d’influence britannique au Sud et une zone tampon au centre. La fin de la dynastie Qâdjâr et l’avènement de la dynastie Pahlavi, en 1925, ne mettent pas fin à ces ingérences étrangères. Au contraire, cette dernière consolide dans un premier temps celle du Royaume-Uni, avide du pétrole iranien, puis celle des États-Unis, soucieux de contenir l’expansion communiste.

Yann Richard décrit les conflits politiques et identitaires internes durant le règne de Mohammad Reza Chah (1941-1979) et apporte un éclairage sur l’articulation entre le politique et le religieux avant la révolution islamique. Ce récit permet de contextualiser l’ascension politique de l’imam Khomeyni et la naissance de la République islamique d’Iran.

Pour autant, est-il possible pour un Occidental d’écrire une histoire de l’Iran qui puisse être lue par un Iranien ? Tel est le défi auquel s’attache l’auteur tout au long de l’ouvrage, en prenant soin de multiplier les sources, de s’écarter de toute orientation morale ou politique, et en tentant de s’immiscer dans le surmoi collectif iranien. Il n’excuse pas ou ne pardonne pas, mais cherche à comprendre la construction du nationalisme iranien et l’évolution de la structure politique du pays.

Si le lecteur peut sans doute se trouver quelque peu dérouté dans la profusion de détails des événements décrits par l’historien, il n’en demeure pas moins in fine mieux averti sur les paradoxes politiques de la société iranienne contemporaine. Alors que l’image de la République islamique d’Iran dans le monde occidental est aujourd’hui suspendue aux déclarations cinglantes du président américain Donald Trump, la lecture de cet ouvrage se révèle plus que jamais salutaire.

Johanna Ollier

Étudiante Master « Moyen-Orient » à Sciences Po Grenoble

Histoire économique de l’Afrique tropicale / Jacques Brasseul, Paris, Armand Colin, coll. U, 2016, 368 p.

Écrire une histoire de l’Afrique ne relève-t-il pas du défi à hauts risques ? La question se pose en lisant l’ouvrage de Jacques Brasseul, paru dans une collection de référence chez Armand Colin.

D’emblée, l’adjectif « tropicale » pour désigner l’Afrique subsaharienne pose problème tant pour un géographe que pour un économiste. Il exclut évidemment le Maghreb, mais aussi Madagascar, et ne manque pas d’interroger pour la partie australe du continent, singulièrement pour l’Afrique du Sud. Une autre interrogation se pose, peut-être plus fondamentale : peut-on aujourd’hui écrire sur l’Afrique sans faire parler les auteurs africains ? On notera, pour s’en étonner, le peu de références aux historiens originaires du continent. Cheikh Anta Diop n’a droit qu’à une très modeste mention dans le prologue. On cherche en vain les autres références pourtant incontournables, comme Joseph Ki-Zerbo, Théophile Obenga, Albert Adu Broahen Kwadwo et Elikia M’Bokolo.

Ce livre de vulgarisation résulte d’un travail de compilation et de synthèse, et non d’un travail original sur des archives et des documents de première main. Pris comme tel, il est d’une certaine utilité. Quelques passages méritent l’attention, comme la présentation des grands empires (Nubie, Aksoum, Ghana, Songhaï, Kanem-Bornou, etc.), l’exposé de la relation ancienne de l’Afrique à la Chine, dès le XVe siècle, ou le chapitre consacré au Portugal. Certaines remises en cause d’idées établies sont toujours pertinentes. On pense, par exemple, à la dénonciation par l’auteur de l’opposition souvent faite entre cultures vivrières et cultures de rente (p. 314). Celles-ci cohabitent, voire se combinent souvent, comme au Mali où le maïs se cultive à côté du coton.

Mais au-delà de ces rappels adéquats, d’autres passages laissent le lecteur insatisfait, voire interloqué. Il faut ainsi être particulièrement audacieux pour nier la gravité des conséquences économiques qu’entraînèrent les traites esclavagistes pour l’Afrique : « Il est douteux que le prélèvement humain ait retardé l’accumulation du capital en Afrique » (p. 231). La formule est malheureuse. Dans l’écriture de la traite, il y a toujours une sous-estimation des facteurs internes qui ont favorisé son déclenchement, puis son fonctionnement, et de ses conséquences sur les économies d’enclaves locales. Mais la concision de l’exposé laisse insatiable la curiosité du lecteur.

D’autres passages posent problème. L’auteur reprend largement à son compte la célèbre conception économique des processus de la décolonisation d’Antony Gerald Hopkins : la crise de la fin du XIXe siècle déclencha la conquête et le « scramble » coloniaux, puis la crise de 1929 déboucha sur la montée des nationalismes. Un tel raccourci n’apprend rien, sinon qu’il permet à l’auteur de conclure en proposant le concept d’« impérialisme humanitaire » pour caractériser le singulier mélange dans les motivations des puissances européennes : « abolir la traite et l’esclavage, pacifier le continent, faciliter la pénétration des missionnaires, éduquer et civiliser, et en même temps annexer, conquérir, asservir, réserver des sources de produits tropicaux et de matières premières, étendre son empire culturel et linguistique, se réserver des marchés pour les produits manufacturés européens » (p. 295).

La partie consacrée à la période contemporaine – les cinquante-cinq dernières années – est pour le moins frustrante – moins de dix pages. Elle s’ouvre avec la décolonisation, qui, autre formulation malheureuse, se serait faite « dans l’ensemble pacifiquement » (p. 335). Un historien kenyan ou camerounais aurait assurément un autre récit, évoquant ici la révolte de Mau Mau en pays kikuyu, là l’insurrection en pays bassa. On pense aussi aux guerres de la décolonisation portugaise.

L’exercice de la vulgarisation est assurément difficile. Chez Jacques Brasseul, le raccourci ne permet pas ni d’apprécier les « dynamiques du dedans » – chères à Georges Balandier, d’ailleurs lui aussi ignoré par l’auteur – ni d’évaluer le poids de l’héritage de l’histoire longue dans l’histoire récente, pas davantage qu’il ne permet de construire une prospective – pesanteurs, potentialités de transformation structurelle.

Pierre Jacquemot

Président du GRET-Professionnels du développement solidaire, maître de conférences à l’IEP de Paris et chercheur associé à l’IRIS

Problématiques mondiales

Realpolitik : A History / John Bew, New York, Oxford University Press, 2016, 408 p.

Au fil des événements et des périodes historiques, le mot « realpolitik » a indistinctement été utilisé comme un slogan, un label, une pratique politique, une posture, voire une catégorie d’analyse à la connotation négative. Souvent associée au cynisme et à l’absence de morale en politique, la realpolitik trouverait son double opposé dans la figure de l’idéalisme. Sur le plan intellectuel, l’origine de cette pratique est souvent associée au nom du penseur italien Nicolas Machiavel (1469-1527) – la filiation intellectuelle conduisant également à des figures politiques européennes telles que le cardinal de Richelieu, Talleyrand, Metternich, Bismarck.

Cependant, la notion de realpolitik appartient à une catégorie beaucoup plus complexe que le laissent penser sa familiarité et son usage commun. C’est tout l’intérêt du livre de John Bew que de retracer et de clarifier son histoire depuis son lieu de naissance dans l’Allemagne du XIXe siècle jusqu’à sa réappropriation de l’autre côté de l’Atlantique au cours du XXe siècle. En interrogeant l’évolution de ses différents sens et usages, l’auteur opère une clarification bienvenue au sujet d’une notion controversée en relations internationales, profondément marquée par les soubresauts diplomatiques et militaires des XIXe et XXe siècles.

L’auteur fait remonter l’apparition du mot, sinon de la pratique, au milieu du XIXe siècle, dans ce qui n’est pas encore l’Allemagne unifiée, sous la plume de Ludwig von Rochau, activiste politique, libéral et nationaliste, qui s’inquiète de l’état du pays – son ouvrage, Grundsätze der Realpolitik, angewendet auf die staatlichen Zustände Deutschlands, paraît en 1853. Pour J. Bew, historien au King’s College de Londres, la notion de realpolitik ne peut être comprise hors du contexte allemand et européen de l’époque et du processus de création d’État-nation. Il rappelle ainsi que « la création du concept de realpolitik correspond à une tentative de résoudre un problème de politique intérieure » (p. 17), et non de politique internationale. Pour L. von Rochau, l’enjeu politique principal était l’unification de l’Allemagne et la création d’un État-nation libéral en évitant le recours à la violence. La notion de realpolitik correspondait alors principalement à une méthode d’action visant à prendre en compte toutes les forces en présence dans ce processus politique et à trouver la meilleure voie pour atteindre l’objectif fixé, en l’espèce l’unité de l’Allemagne.

Mais le sens donné à la notion par L. von Rochau ne va pas perdurer longtemps et rapidement, celle-ci va être associée à la figure d’Otto von Bismarck, présenté depuis comme le père de la realpolitik cynique moderne en matière de politique étrangère – même si, comme le rappelle J. Bew, le chancelier conservateur de Prusse, puis d’Allemagne n’aurait jamais utilisé le mot.

Suivant l’évolution du mot et de la pratique, J. Bew détaille le processus par lequel la notion, connotée négativement, va finalement gagner la Grande-Bretagne au tournant du XXe siècle, avant de traverser l’Atlantique pour les États-Unis au moment de la Première Guerre mondiale. Depuis lors, la realpolitik a constamment fait partie des débats relatifs à la politique étrangère des États-Unis, gagnant en consistance au fur et à mesure que l’école réaliste américaine formalisait sa conception des relations internationales au sortir de la Seconde Guerre mondiale, sous la plume d’auteurs et universitaires comme Reinhold Niebuhr, Hans J. Morgenthau, Arnold Wolfers, ou de praticiens du département d’État comme George Kennan et, plus tard, Henry Kissinger.

Si la notion de realpolitik demeure marquée par le sceau du cynisme, J. Bew appelle pour sa part à la reconnecter avec ce qui était son sens initial – une méthode d’action fondée sur une analyse préalable des facteurs déterminant une situation donnée, une telle analyse devant servir la prise de décision afin d’atteindre un but précis. L’auteur consacre son dernier chapitre à la politique étrangère des États-Unis de la fin de la guerre froide à l’administration Obama, et tente ainsi de montrer l’actualité de la notion, particulièrement lorsqu’elle est utilisée sans nécessairement valoriser le cynisme ni l’opposer à la morale. Ainsi, des mots même du premier secrétaire général (Chief of staff) de la Maison-Blanche de l’administration Obama, Rahm Emanuel, la politique étrangère du 44e président états-unien fut empreinte de realpolitik. Toutefois, comme Barack Obama l’a expliqué dans de multiples discours et entretiens, l’un des fils conducteurs de sa politique étrangère, et par là même sa difficulté, consistait non pas à répondre au dilemme entre cynisme ou morale, réalisme ou idéalisme, interventionnisme ou isolationnisme, mais à se demander comment agir dans des situations géopolitiques complexes dans lesquelles les intérêts ou la sécurité nationale des États-Unis n’étaient pas directement en jeu.

En proposant un retour aux origines de la notion, qu’il décrit comme une forme de « liberal realism » (p. 8), J. Bew offre, à travers un livre dense et extrêmement documenté, une clarification en forme de réhabilitation.

Robert Chaouad

Enseignant à la City University of New York et chercheur à l’IRIS