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Problématiques régionales

Singapore. Unlikely Power / John Curtis Perry, New York, Oxford University Press, 2017, 329 p.

De l’aveu même de Lee Kuan Yew, véritable père fondateur de la cité-État d’Asie du Sud-Est, charismatique Premier ministre de 1965 à 1990, puis dans l’ombre jusqu’à sa mort en mars 2015, Singapour partait avec un sérieux handicap à la veille de son indépendance, en 1965. Celle-ci ne fut pas obtenue au prix d’un combat ou de mouvements indépendantistes mettant en relief un sentiment national, mais résulte du rejet manifesté par les autorités de l’Union de Malaisie, à laquelle l’ancienne colonie britannique fut un bref moment rattachée. Le motif : une population à trop forte majorité chinoise, et donc un danger potentiel pour la nécessaire affirmation d’une identité nationale malaisienne. Un demi-siècle plus tard, les dirigeants de Kuala Lumpur et Putrajaya doivent s’en mordre les doigts. Le produit intérieur brut (PIB) par habitant de Singapour dépasse en effet largement celui de la plupart des puissances occidentales, et ce minuscule État est désormais mondialement reconnu comme une plaque tournante économique en Asie du Sud-est, et même au-delà, au point que de nombreux observateurs font mention d’un « miracle singapourien ». Et ce n’est pas totalement exagéré.

Cette trajectoire singulière n’allait pas de soi. Située sur une des principales voies marchandes de la planète, à la rencontre des océans Indien et Pacifique, Singapour fut très tôt convoité par les sultans malais, mais aussi par les marchands indiens et chinois, qui s’y installèrent notamment en nombre au XVe siècle, au point de peser aujourd’hui plus de 80 % de la population nationale. Avec le temps des grandes découvertes et des comptoirs commerciaux vinrent les Européens, et ce sont les Britanniques, incarnés au début du XIXe siècle par Thomas Stamford Raffles, le fondateur de Singapour aujourd’hui encore vénéré, qui y développèrent d’intenses activités liées au commerce maritime. Une identité hybride, point de rencontre entre l’Extrême-Orient et l’Occident : Singapour a su habilement jouer sur cette dualité pour opérer un passage spectaculaire du tiers au premier monde – pour citer à nouveau Lee Kuan Yew – et représente aujourd’hui le deuxième PIB de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (Asean), derrière l’Indonésie et ses 250 millions d’habitants.

Dans un récit qui se lit comme une étonnante success story, l’universitaire John Curtis Perry raconte comment ce micro-État ne disposant d’aucune ressource naturelle et dont les voisins ne voulaient pas, situé juste au Nord de l’Équateur et couvert de jungle à la veille de son urbanisation, est parvenu à s’imposer comme un modèle envié dans le monde entier. L’accent est ainsi mis sur le développement prodigieux, l’économie et l’importance des échanges maritimes, sans lesquels Singapour n’existerait sans doute pas. J. C. Perry rappelle aussi à quel point des chantiers pharaoniques comme le canal de Suez ou des projets avortés – pour le moment – comme le canal de Kra en Thaïlande ont renforcé la position de la ville.

L’on peut déplorer une vision parfois trop occidentale de Singapour, l’auteur passant trop vite sur ses relations avec ses voisins et le monde chinois, et une réflexion qui aurait mérité de plus longs développements sur les très sensibles questions politiques, et notamment l’Asean, qui n’apparaît pas dans le texte. Le livre de J. C. Perry n’en demeure pas moins une très éclairante invitation à mieux connaître Singapour, son histoire, ses succès, ses défis et sa singularité.

Barthélémy Courmont

Maître de conférences à l’Université catholique de Lille et directeur de recherche à l’IRIS

Problématiques mondiales

L’ordre hiérarchique international / Vincent Pouliot, Paris, Presses de Sciences Po, 2016, 198 p.

Des grandes conférences multipartites aux sommets intergouvernementaux, les pratiques diplomatiques multilatérales se sont imposées comme le processus ordinaire par lequel les relations internationales sont menées. Professeur agrégé et William Dawson Scholar au département de science politique de l’Université McGill, chercheur associé au Centre de recherches internationales (CERI) de Sciences Po, Vincent Pouliot se penche ici sur la richesse et la complexité de ces pratiques et la manière dont elles construisent les ordres hiérarchiques internationaux qui structurent la diplomatie multilatérale. L’ordre hiérarchique international s’attelle plus précisément à décortiquer la pratique de la forme la plus institutionnalisée du multilatéralisme à travers une comparaison du fonctionnement de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) et de l’Organisation des Nations unies (ONU) : la représentation permanente auprès des grandes organisations internationales. L’auteur adopte les outils analytiques de la sociologie politique pour interroger les pratiques diplomatiques au plus haut niveau dans ce qu’elles peuvent compter de rapports de domination, comme le signale le sous-titre de l’ouvrage : « Les luttes de rang dans la diplomatie multilatérale ».

V. Pouliot cherche ainsi à démystifier une apparente contradiction : comment la diplomatie, qui suppose l’égalité souveraine des États, peut-elle aboutir à une telle hiérarchisation entre les acteurs à la table des négociations multilatérales ? Sans nier les aspects d’institutionnalisation de l’égalité des États par le biais du multilatéralisme, l’auteur attire l’attention sur la dynamique de stratification sociale à l’œuvre. Si les théoriciens critiques ou postcoloniaux avaient déjà souligné la multiplication des inégalités dans la gouvernance mondiale, V. Pouliot va plus loin encore en montrant que les ordres hiérarchiques internationaux seraient endogènes au mode d’action multilatéral. Une telle approche permet d’observer que le multilatéralisme n’est pas le grand outil d’égalisation sociale qu’on pourrait croire, mais qu’au contraire, la pratique de la diplomatie multilatérale est fondamentalement imprégnée de rapports de forces qui conditionnent son existence même.

C’est par la pratique que cette stratification sociale émerge sur la scène internationale : à travers les négociations quotidiennes, les représentants d’États entrent en concurrence les uns avec les autres pour établir leur rang et leur rôle, avec des savoir-faire inégaux qui engendrent des différences de statut. La hiérarchie précède les acteurs et s’impose donc comme une infrastructure sociale dont il n’est pas possible de s’extirper et à laquelle doivent donc se plier les délégués se situant en bas de l’échelle.

L’auteur, qui se propose d’effectuer « une visite guidée de la salle des machines de la politique mondiale » (p. 181), initie le lecteur aux procédures opérationnelles, aux habitus, jusqu’aux routines quotidiennes de la diplomatie. Il propose de comprendre ce qui se passe dans les antichambres multilatérales, et comment l’analyse extrêmement précise de ces tractations permet d’éclairer la gouvernance mondiale de manière nouvelle. Dans une annexe méthodologique riche en références, il justifie ses choix d’études de cas et détaille les méthodes utilisées : étude théorique des pratiques diplomatiques, entretiens qualitatifs restitués pour partie ou encore analyse de correspondances.

Construit avec pédagogie dans la tradition des manuels anglo-saxons, l’ouvrage s’inscrit pleinement dans le champ francophone des relations internationales, en convoquant autant les classiques de la discipline que de grands sociologues. L’auteur y insiste sur l’aspect pratique de la diplomatie, à travers une écriture à la fois claire et richement illustrée par des figures ou des extraits d’entretiens. Au final, cette synthèse limpide s’avère extrêmement utile pour appréhender de manière très concrète la réalité qui peut sembler parfois si éthérée de la diplomatie multilatérale de haut rang.

Camille Escudé

Agrégée de géographie et doctorante à Sciences Po (CERI)

La société écologique et ses ennemis. Pour une histoire alternative de l’émancipation / Serge Audier, Paris, La Découverte, 2017, 742 p.

Serge Audier présente dans son ouvrage une approche philosophique des débats au sein de la gauche – française et internationale – concernant l’écologie, et tout particulièrement la « société écologique ». L’auteur définit cette dernière comme « une société qui intègre le plus possible, dans l’ensemble de son fonctionnement, l’impératif d’un respect de la “nature” et de la biodiversité sur le très long terme au nombre de ses objectifs et de ses valeurs cardinales en plus de la liberté, de l’égalité et de la solidarité sociale » (p. 22). Bien que ce concept existe de longue date, son utilisation ne s’est répandue que relativement tard, à partir des années 1970. Son intérêt pour l’analyse de la vie en société vient notamment du fait qu’il permet de dépasser l’opposition traditionnelle entre l’homme et la nature, selon laquelle le premier est soit vu comme devant dominer la seconde, soit comme représentant son principal facteur nocif.

En suivant les trois principales dichotomies qui se trouvent généralement au cœur des débats autour de la société écologique, à savoir les clivages entre « société ouverte » et « société fermée », entre Lumières et romantiques, et finalement entre « critique sociale » et « critique artiste » (p. 75), S. Audier démontre les origines et les enjeux liés à ce concept. La méthode de l’ouvrage se veut avant tout celle d’une « historie intellectuelle et philosophie » (p. 77). Il s’agit donc moins de retracer les différentes évolutions en matière de conventions et négociations internationales sur le changement climatique et les conséquences de celui-ci pour les sociétés humaines, que d’identifier les questions de fond liées à ces sujets – et ce, notamment pour les mouvements de la gauche politique. En effet, l’écologie et le modèle d’une société écologique ont pu se trouver rejetés par la gauche politique, notamment lorsqu’ils ont été rapprochés d’auteurs défendant également des théories fascistes et nazies.

Quand bien même l’auteur attire l’attention sur le fait que toute approche réactionnaire de l’écologie ne peut perdurer dans le temps, car elle exclut souvent les plus touchés par les conséquences de l’inaction, à savoir les plus démunis, il accentue également les différents manquements de l’action des gauches pour faire face aux impacts du progrès technique sur l’environnement (p. 733). Ainsi caractérise-t-il le progrès technique comme « se situ[ant] dans le sillage d’autres recherches qui pourraient presque toutes se déchiffrer sous l’angle suivant : les promesses, les défaites et les occasions manquées de la gauche » (pp. 79-80).

Riche d’une analyse profonde et poussée de différents auteurs, l’ouvrage de S. Audier offre une perspective détaillée pour qui s’intéresse à l’histoire philosophique de l’écologie et des différents modèles sociétaux qu’elle a pu inspirer, tout en permettant de dépasser les trois grandes dichotomies mentionnées ci-dessus.

Lisa Biermann

Chargée de mission au ministère de la Transition écologique et solidaire