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Problématiques régionales

« Qu’on nous laisse combattre, et la guerre finira ». Avec les combattants du Kivu / Justine Brabant Paris, La Découverte, « Cahiers libres », 2016, 248 p.

Comment raconter l’atrocité des drames qui persistent depuis vingt ans dans l’Est de la République démocratique du Congo (RDC) ? La démarche de la journaliste Justine Brabant, qui a enquêté sur le terrain pendant trois ans, est d’un courage inouï à la vue des dangers de la région.

Qui sont ces Mayi Mayi, dont on dit qu’ils pillent et qu’ils violent ? Pourquoi se battent-ils dans une série de conflits qui ont fait des millions de morts ? Comment sont-ils organisés ? Majoritairement agriculteurs et éleveurs, à l’occasion coupeurs de route,

voleurs de bétail ou superviseurs de mines, ils prônent l’expulsion des Banyarwanda, ces rwandophones installés en RDC parfois depuis plusieurs générations ou venus après le génocide de 1994. Ils les considèrent comme une force d’invasion étrangère. Être Mayi Mayi n’est pas une vocation, mais une réponse à la violence par la violence. Alors que le Kivu est entré dans un cycle infernal de représailles, ils forment une cinquantaine de groupes armés. Ils se battent sous les ordres de leurs chefs, devenus des seigneurs de guerre ou des dirigeants politiques locaux, parfois aux côtés de l’armée régulière, elle-même composée d’anciens insurgés « intégrés », dans des alliances de circonstance, ou contre elle quand l’armée se déploie pour rançonner les civils, piller les villages, superviser les trafics de coltan et voler les récoltes. L’effectif total des combattants Mayi Mayi est impossible à établir. Ils seraient peut-être 30 000, mais l’auteur ne se risque à aucune évaluation.

On découvre dans ces chroniques, fort bien écrites au demeurant, tous les contrastes d’une situation sans issue. Bon nombre de jeunes résistants armés, à leurs heures perdues, sont eux-mêmes investis dans des associations locales de développement. Certains viennent d’organisations non gouvernementales (ONG) internationales. Des passerelles qui sont liées au fait que quand on est jeune au Kivu, un peu diplômé et un peu chômeur, les deux débouchés sont généralement la guerre ou l’humanitaire.

Justine Brabant ne dénonce pas trop durement l’impuissance des Nations unies, pourtant scandaleusement flagrante. Avec ses 20 000 casques bleus, la région accueille depuis 1999 la plus importante mission de maintien de la paix du monde, avec un budget annuel de plus de 1 milliard de dollars, avec si peu de résultats sur la sécurité des populations. En revanche, l’auteur est sévère envers les 300 organisations humanitaires locales ou internationales dont certaines, estime-t-elle, ont la fâcheuse manie de gonfler artificiellement leurs listes de victimes, citant un employé d’ONG : « c’est devenu un concours : celui avec le plus gros chiffres recevra les plus gros financements » (p. 181).

Le sens du sous-titre du livre vient de cette phrase d’un vieil homme rencontré dans un village concluant un entretien en disant « de toute façon, qu’on nous laisse combattre et la guerre finira ». Telle est la clé du paradoxe tragique de cette guerre : de plus en plus d’hommes s’engagent en pensant que c’est grâce à leur combat que le conflit se terminera, qu’il faut soi-même, à son tour, prendre les armes pour y mettre fin définitivement, et si besoin en étant encore plus violent que les précédents. L’auteur conclut par son impression d’avoir parcouru un monde absurde où les mots perdent leur sens et dont la devise serait : « la guerre c’est la paix, la paix c’est la guerre ! » (p. 235).

Pierre Jacquemot

Ancien ambassadeur de France à Kinshasa et chercheur associé à l’IRIS

La nouvelle dictature d’Haïti. Coup d’État, séisme et occupation onusienne / Justin Podur (trad. Geneviève Boulanger). Montréal, Écosociété, 2016 (2012), 244 p.

Bien que la version originale de cet ouvrage ait été éditée à la fin de l’année 2012, soit moins de trois ans après le séisme du 12 janvier 2010, le constat de Justin Podur, dans la préface à cette édition de 2016, reste le même : Haïti vit depuis 2004 sous le joug d’une dictature d’un nouveau genre, constituée de trois puissances étrangères – les États-Unis, la France et le Canada – et soutenue par les Nations unies. Cette thèse se fonde sur une définition de la dictature qui renvoie à quatre dimensions principales : le recours à la violence, la centralisation du pouvoir, l’impunité et la concentration des richesses. Toutefois, la « nouvelle » dictature se caractérise, pour l’auteur, par le fait que « les Haïtiens ne sont pas maîtres actuellement de la gestion économique et politique de leur pays », que les droits de réunion ou de former une organisation politique sont extrêmement limités et que les violations des droits de la personne « y sont monnaie courante et demeurent impunies » (p. 17).

Justin Podur fait remonter l’origine de cette « nouvelle dictature » au coup d’État de 2004, à l’issue duquel le président Aristide a été déposé et exilé en République centrafricaine. Il rappelle à cette occasion les deux versions qui entourent le récit de ce départ. La première, « officielle », considère que Jean-Bertrand Aristide s’est mué en dictateur et a été poussé hors du pays sous la pression populaire. La seconde, énoncée dans l’ouvrage, fait état d’une déstabilisation et d’un renversement du président, puis d’une répression brutale de son mouvement populaire. Tout au long de ce minutieux travail de restitution des faits, l’auteur défend ainsi l’idée que le coup d’État n’a pas mis à bas la dictature mais, bien au contraire, qu’il a « ouvert la voie à la tyrannie » : celle des puissances étrangères et des Nations unies.

L’ouvrage déroule le raisonnement en quatre temps : des éléments de contextualisation historique et politique ; le récit du coup d’État de 2004 puis l’analyse du régime intérimaire de Gérard Latortue et de la Mission des Nations unies pour la stabilisation d’Haïti (Minustah) qui l’a suivi (2004-2006) ; la présidence de René Préval jusqu’au séisme de janvier 2010 ; et les deux années après le séisme. Justin Podur entend ainsi présenter sa lecture des événements en contestant la version officielle, tout en fondant ses écrits sur de nombreuses sources.

La nouvelle dictature d’Haïti a le mérite de recueillir efficacement et de manière convaincante les éléments qui appuient la thèse d’un coup d’État des puissances étrangères contre la volonté populaire en 2004, phénomène qui se perpétuerait après le séisme. La terminologie utilisée apparaît toutefois souvent poussive et menace de verser dans un certain simplisme qui peut, à terme, desservir l’objectif initial de l’ouvrage : en appeler à davantage de souveraineté pour le peuple haïtien. En effet, le caractère non démocratique du mode de gouvernement d’Haïti ne semble pouvoir se résumer au simple qualificatif de « dictature », qui donne l’impression d’un contrôle du pays par un groupe d’acteurs. La gouvernance d’Haïti n’apparaît-elle pas, au contraire, échapper aujourd’hui à tous, Haïtiens comme étrangers ?

Bien que ce qualificatif de « dictature » puisse paraître à certains égards abusif, le constat reste pertinent sur le fond et la démarche globale bienvenue. De fait, c’est la mauvaise gestion de l’aide, l’absence de mécanismes de reddition des comptes des autorités étrangères non élues en Haïti et de manière générale l’aspect fortement non démocratique d’un système de gouvernance basé sur des puissances étrangères qui font ici le cœur de l’ouvrage.

Ange Chevallier

Étudiant à l’IEP de Paris, diplômé d’un master en Science politique mention « Relations internationales »

Problématiques mondiales

Nous ne sommes plus seuls au monde. Un autre regard sur l’« ordre international » / Bertrand Badie. Paris, La Découverte, 2016, 252 p. Un monde de souffrances. Ambivalence de la mondialisation / Bertrand Badie. Paris, Salvator, 2015, 224 p.

Bertrand Badie est professeur à Sciences Po Paris. Une génération d’étudiants y a suivi son cours magistral. Il porte non sur les relations internationales mais sur « l’espace mondial ». Chaque mot compte dans cet intitulé : l’espace plutôt que le territoire, mondial plutôt qu’international. Car, pour l’auteur de La fin des territoires (Fayard, 1995) et de Un monde sans souveraineté (Fayard, 1999), la mondialisation annule la distance tandis que l’international est supplanté par l’inter-social. Deux ouvrages récents, publiés à quelques mois d’intervalle, permettent de se familiariser avec sa pensée.

Le premier, le plus récent, est un essai dont le titre sonne comme un manifeste : Nous ne sommes plus seuls au monde. Son sous-titre annonce Un autre regard sur l’« ordre international ». Le regard dominant, contre lequel Bertrand Badie s’inscrit en faux, réduit le jeu mondial à l’affrontement d’États froids et rationnels. Il fait de la force militaire la seule aune de puissance. Il place l’Occident au centre du monde et postule l’existence d’un « ordre international ».

Or, soutient Bertrand Badie, à l’heure de la mondialisation et de l’irruption des sociétés sur la scène internationale, l’espace mondial ne se réduit pas aux seuls États. La force n’est plus le seul critère de la puissance, la faiblesse pouvant même paradoxalement constituer une force lorsqu’elle se mue en potentiel de nuisance. Le monde n’est plus occidentalo-centré, mais voit le déclin – relatif – de cet Occident et l’émergence – ou plutôt la réémergence – de nouvelles puissances au Sud. Polarisé au temps de la guerre froide autour des deux superpuissances, il a cessé aujourd’hui de l’être : des pôles de puissance plus ou moins forts existent, mais ne divisent plus le monde. À l’ordre de la guerre froide a succédé le désordre de l’après-guerre froide, une période que nous avons tant de mal à caractériser que nous la désignons par une expression qui fait référence à la période antérieure.

Le second ouvrage relève d’une approche différente. C’est une sélection des éditoriaux que Bertrand Badie signe régulièrement dans le quotidien La Croix. Il ne s’agit pas d’une juxtaposition paresseusement chronologique qui dans la meilleure hypothèse, permettrait de revisiter l’actualité internationale des années passées, dans la pire révèlerait la caducité d’analyses à vif. Il s’agit au contraire d’une tentative de long terme de modifier notre regard sur le monde en corrigeant les fausses évidences qui en aveuglent la perception.

Cette entreprise de reconstruction part d’un constat : la mondialisation conditionne nos actions. Le monde n’est peut-être pas encore uni – il ne partage ni les mêmes problèmes ni les mêmes valeurs – mais il est d’ores et déjà unifié – nous ne pouvons être sourds ou aveugles aux malheurs du monde. Dario Battistella ne l’exprime pas autrement quand il parle joliment (Un monde unidimensionnel, Presses de Sciences Po, 2011) d’une société internationale « unitive ».

Or, le système interétatique fonctionne encore largement selon une logique d’exclusion. L’auteur de La diplomatie de connivence (La Découverte, 2011) et de Le temps des humiliés (Odile Jacob, 2014) s’en est par ailleurs longuement expliqué : la logique de « club » nourrit l’humiliation. La désignation d’un ennemi, avec lequel on s’interdit de négocier, conduit à sa radicalisation. La valorisation de la « guerre juste » rend la paix impossible. La moralisation des relations internationales a la conséquence paradoxale de bannir le compromis et d’empêcher l’équilibre. Ce progrès apparent pourrait en fait s’avérer pernicieux.

Quelles solutions Betrand Badie propose-t-il ? Elles sont simples à formuler, plus difficiles à mettre en œuvre. Il faut sortir du prêt-à-penser westphalien. Il faut, dit-il, « écrire une autre Histoire des relations internationales, celle du nécessaire traitement social des conflits contemporains » (Un monde de souffrances, p. 43). Lançant un défi à la gauche européenne, il préconise « d’entrer dans la mondialisation sur une base qui lui serait propre et mettrait en avant des valeurs solidaristes (plus qu’associatives), régulatrices (plus qu’accompagnatrices), universalistes (plus qu’occidentalistes) » (p. 184).

Yves Gounin

Haut fonctionnaire

Arrogant comme un Français en Afrique / Antoine Glaser. Paris, Fayard, 2016, 192 p.

Antoine Glaser n’a jamais autant écrit que depuis qu’il a pris sa retraite de La Lettre du Continent, une note d’information confidentielle sur l’Afrique qu’il a dirigée pendant vingt-huit ans. Arrogant comme un Français en Afrique est publié chez le même éditeur et avec la même maquette que AfricaFrance (voir notre recension dans La Revue internationale et stratégique, n° 99, automne 2015, pp. 170-171). L’un comme l’autre chroniquent la relation franco-africaine. Tous deux sont construits en courts chapitres fourmillant d’anecdotes narrées d’une plume allègre qui se lit agréablement.

Dans AfricaFrance, Antoine Glaser soutenait que le rapport de domination entre l’Afrique et la France s’était inversé : au temps où la France tirait les ficelles en Afrique avait succédé celui où les dirigeants africains étaient en passe de devenir « les maîtres du jeu ». La thèse défendue dans Arrogant comme un français en Afrique n’est pas moins percutante : faute d’avoir fait l’effort de comprendre la complexité et la richesse du continent et à trop avoir voulu y plaquer des schémas occidentaux inapplicables, la France paie aujourd’hui le prix de son arrogance.

À l’appui de sa thèse, l’auteur examine successivement tous les acteurs de la coopération franco-africaine et dénonce leur arrogance. Arrogance des chefs d’État, de droite comme de gauche, qui reproduisent une attitude paternaliste avec des dirigeants africains qui, lassés d’être méprisés, se cherchent d’autres partenaires en Chine, au Brésil ou en Inde. Arrogance des militaires qui se satisfont du succès à court terme de leurs interventions et refusent de reconnaître leur échec à long terme. Arrogance des diplomates bunkérisés dans des ambassades cadenassées par la menace terroriste et décrédibilisés par la pusillanimité de la politique de visas de la France. Arrogance des hommes d’affaires qui s’imaginent encore que la signature d’un contrat dépend d’un coup de fil de l’Élysée. Arrogance des coopérants – ou de ce qu’il en reste tellement leurs effectifs ont fondu – qui, claquemurés dans leurs belles villas, n’ont pas fait grand-chose pour le développement des pays qu’ils étaient censés aider. Arrogance des missionnaires qui n’ont pas su ou pas pu endiguer la poussée des fondamentalismes musulmans ou évangéliques. Arrogance, enfin, de tous ceux que Vincent Hugeux avait joliment baptisés les « sorciers blancs de l’Afrique » (Les sorciers blancs. Enquête sur les faux amis français de l’Afrique, Paris, Fayard, 2007. Voir notre recension dans La Revue internationale et stratégique, n° 67, automne 2007) : avocats sans éthique, conseillers en communication, journalistes stipendiés, qui vendent leurs conseils pas toujours pertinents à des Africains de moins en moins crédules.

La charge est rude. Mais elle est juste. Elle s’appuie notamment sur les récents rapports parlementaires qui ont fait, avec une grande lucidité, le constat de la perte d’influence de la France en Afrique. Celui des sénateurs Jeanny Lorgeoux et Jean-Marie Bockel d’octobre 2013 sur « La présence de la France dans une Afrique convoitée ». Celui des députés Jean-Claude Guibal et Philippe Baumel de mai 2015 sur « La stabilité et le développement de l’Afrique francophone ».

Elle pèche toutefois par son absence de comparaison. Car si l’influence de la France en Afrique décline, il n’est pas pour autant automatique que l’influence de ses concurrents y augmente à due proportion. Le jeu n’est pas à somme nulle qui verrait se substituer à une domination (néo) coloniale une autre forme de relation aussi déséquilibrée. L’ouvrage qui analyserait, comme le fait Antoine Glaser pour la France, la relation sino-africaine à travers ses acteurs (politiques, militaires, diplomates, hommes d’affaires, etc.) reste ainsi à écrire.

Yves Gounin

Haut fonctionnaire

Le monde au défi / Hubert Védrine. Paris, Fayard, 2016, 120 p.

Hubert Védrine occupe dans le paysage intellectuel français une place à part. Conseiller de François Mitterrand de 1981 à 1995, ministre des Affaires étrangères de 1997 à 2002, il fut un acteur de premier plan de la politique étrangère de la France. Il en est désormais un des commentateurs les plus prolixes, qu’il s’agisse des chroniques qu’il donne au Point ou à France Culture, des rapports qui lui sont demandés sur l’avenir de l’Afrique, la place de la France dans l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) ou la mondialisation, ou des livres qui, grâce à la réputation de son auteur, connaissent un succès de librairie.

Le monde au défi se veut le pendant de La France au défi, publié deux ans plus tôt. S’inscrivant en faux contre le « roman masochiste antinational » (p. 26), Hubert Védrine y faisait le constat paradoxal des atouts de la France et du manque de confiance en eux de ses habitants. Il porte sur la planète le même regard réaliste.

Hubert Védrine considère le monde tel qu’il est et non tel qu’il devrait être. Il n’a pas de critique assez dure vis-à-vis de la notion largement médiatisée de « communauté internationale ». Sans doute, existe-t-il désormais des vagues d’émotions mondiales autour d’événements heureux – l’organisation des Jeux olympiques ou de la Coupe du monde de football, la sortie d’un blockbuster hollywoodien, etc. – ou malheureux – le 11-septembre, le tsunami de décembre 2004, le tremblement de terre au large de Fukushima –, mais cela ne suffit pas à créer une « communauté internationale » unie autour de valeurs communes et capable de décider d’actions communes.

Le monde, nous dit Hubert Védrine, est beaucoup plus fragmenté que les libéraux, tenants de la « mondialisation heureuse » (Alain Minc) et de la « terre plate » (Thomas Friedman), le professent. Le monde parle peut-être aujourd’hui l’anglais – ou une forme dégradé de la langue de Shakespeare – mais continue de penser dans sa langue maternelle. Il est un « kaléidoscope » (p. 54) qui vit peut-être de plus en plus à l’occidentale, mais refuse d’être à la botte des Occidentaux.

L’auteur nous invite à un salvateur renversement de perspective : considérer le monde du point de vue des Autres et non plus de celui de l’Occident – dont l’attitude à leur égard oscille entre isolationnisme et œcuménisme. En quelques pages trop brèves, Hubert Védrine évoque les visions géopolitiques des grands émergents et montre qu’elles ont en commun un inextinguible désir de revanche : de la part de la Russie orpheline de son statut de superpuissance, de la part de la Chine qui entend retrouver la centralité historique qui fut la sienne avant les « traités inégaux ». Le désir de revanche est plus grand encore dans le monde arabo-musulman « rongé par l’amertume et le ressentiment » (p. 46). Il n’est pas moindre en Afrique, dont Hubert Védrine se demande si elle est « en plein boom ou, encore une fois, mal partie » (p. 50).

Dans ce monde fragmenté voire chaotique, l’émergence d’une authentique « communauté internationale » restera-t-elle définitivement de l’ordre de l’utopie ? Hubert Védrine ne cède pas au pessimisme. Il croît que la cohésion de l’humanité est possible, mieux, qu’elle est indispensable pour répondre aux défis lancés par le changement climatique. Il faut rompre, dit-il, avec l’idéologie du progrès et de la croissance, passer de la géopolitique à la géoécologie, lancer un « processus systématique d’écologisation » (p. 104). Cette exhortation de bon sens n’est pas particulièrement novatrice. Elle n’en est pas moins étonnante dans la bouche d’Hubert Védrine, qui ne nous avait pas habitués à prendre fait et cause pour la défense des abeilles (p. 108).

Yves Gounin

Haut fonctionnaire

Qu’est-ce qu’une bonne représentation ? L’Organisation internationale du travail de 1919 à nos jours / Marieke Louis. Paris, Dalloz, 2016, 476 p.

La thèse pour le doctorat en science politique que Marieke Louis a brillamment soutenue en novembre 2014 à Sciences Po Paris et qui est publiée à la « Nouvelle bibliothèque de thèses » de Dalloz présente un double intérêt.

Le premier est de s’intéresser aux organisations internationales, alors que la recherche en relations internationales tend à les dédaigner, leur reprochant leurs bureaucraties, leur préférant l’étude d’acteurs moins classiques du système international. Pourtant, l’Organisation internationale du travail (OIT), qui fêtera bientôt son centenaire, joue un rôle essentiel dans la société internationale en élaborant des politiques, des programmes et des normes visant à améliorer les conditions de travail.

Le second est de le faire non pas en déroulant l’histoire de cette organisation et en exposant son action, mais en s’interrogeant sur sa représentativité. Qu’est-ce qu’une bonne représentation ? La question intéresse autant les juristes que les politistes. Constituée autour du principe original du tripartisme, l’OIT constitue un cas d’étude privilégié : à la différence des organisations intergouvernementales traditionnelles où seuls les gouvernements sont représentés, l’OIT compte également des représentants des travailleurs et des employeurs.

Marieke Louis examine tour à tour les deux modalités principales de la représentation. À l’aune de la « représentation descriptive » ou « représentation-miroir », la bonne représentation sera celle où les représentants présentent le plus grand degré de similitude avec les représentés. À l’aune de la « représentation substantielle », elle sera celle qui défend le mieux les intérêts de ses membres. Ces deux modalités font écho à l’opposition traditionnelle entre représentativité et efficacité.

Marieke Louis refuse cette dichotomie simpliste et, à travers l’étude des divers organes de l’OIT, montre que « l’enjeu d’une bonne représentation est indissociable de la réalisation des objectifs de l’organisation » (p. 41). C’est tout l’objet de la première partie de sa thèse où elle soutient que la représentativité au sein de l’OIT a toujours été avant tout mobilisée comme un « impératif fonctionnel », à tous les niveaux de l’organisation : dans sa forme tripartite, dans le choix de ses membres et dans la composition de ses organes – en particulier au niveau de son conseil d’administration.

Toutefois, cette conception doit faire bon ménage avec celle d’une « exigence démocratique », qui s’exprime principalement sur un mode contestataire. C’est l’objet de la deuxième partie de la thèse de Marieke Louis. Elle y examine les contestations externes – émanant de certains acteurs, tels que les coopératives ou les organisations non gouvernementales (ONG), s’étant vu refuser l’accès à l’OIT – et internes – émanant de certains membres de l’organisation, tels que les pays en développement, qui revendiquent une meilleure représentation – qui, aux marges de l’organisation, en remettent en cause les principes fondateurs.

Ces deux principes contradictoires sont accommodés au jour le jour par l’organisation, soucieuse à la fois de répondre aux contestations démocratiques dont elle est saisie et de ne pas remettre en cause son fonctionnement harmonieux. C’est l’objet de la dernière partie de la thèse. Marieke Louis y montre, par exemple, comment une place a été faite aux ONG qui, à défaut de siège en qualité de membres, ont été reconnues comme experts techniques. Elle étudie également les élargissements progressifs du conseil d’administration. Elle montre, enfin, comment la régionalisation – c’est-à-dire la responsabilité donnée aux régions de désigner leurs membres – a permis de répondre aux revendications des moins nantis.

Outre qu’elle apporte un éclairage inédit sur une organisation méconnue, l’OIT, la thèse de Marieke Louis est riche d’enseignements pour l’ensemble des organisations internationales et au premier chef pour l’Organisation des Nations unies (ONU), dont la réforme de son Conseil de sécurité, prise en tenaille entre légitimité, représentativité et efficacité, constitue un serpent de mer.

Yves Gounin

Haut fonctionnaire

Après la COP21. Géopolitiques de la transition énergétique / Benoît Mafféï et Rodolphe Greggio. Paris, Technip, 2016, 355 p.

L’exploitation des ressources énergétiques présentes sur Terre place les hommes dans une situation concurrentielle qui s’intensifie en fonction de l’accroissement de la pression démographique et du développement économique. Elle se trouve ainsi confrontée à une double limite : leur rareté et les atteintes portées aux environnements naturels. Alors que les décennies qui ont suivi les Trente Glorieuses furent dominées par l’angoisse de la « fin du pétrole » et l’épuisement des matières premières, le tournant du troisième millénaire voit s’imposer une réflexion plus globale, centrée sur l’impact en matière de changement climatique et donnant lieu à l’organisation de réunions internationales de plus en plus médiatisées, à l’image de la COP21.

Les ressources fossiles sont, en effet, soumises à une contrainte de finitude. Les réserves exploitables de pétrole seront épuisées d’ici un siècle, ce qui signifie que dans une cinquantaine d’années, le cours du brut aura atteint des niveaux si élevés qu’ils empêcheront la poursuite de tout développement économique, provoquant des déséquilibres macro-économiques internationaux belligènes.

La transition énergétique est donc l’un des principaux défis de ce début de siècle. Elle répond au double impératif de trouver des sources alternatives permettant de remédier à l’épuisement des énergies non renouvelables, et de limiter le recours aux énergies carbonées afin de diminuer les émissions de gaz à effet de serre. C’est un processus long, très complexe et à l’issue incertaine, dont l’avenir de l’humanité est tributaire.

Pour les auteurs, chercheurs indépendants, sauf à admettre d’un côté une augmentation insupportable des températures ou, de l’autre, à imaginer un scénario de décroissance volontaire, la solution ne peut venir que d’une rupture technologique, notamment dans le domaine des nouvelles énergies renouvelables et en matière de fusion et de fission nucléaire, voire dans la filière de l’hydrogène.

Établissant le constat que la mondialisation n’a été rendue possible que par un recours accru aux énergies carbonées, l’ouvrage s’articule autour du concept-clé de transition énergétique. Les deux auteurs présentent, dans une perspective transdisciplinaire, un état des lieux raisonné de la transition énergétique. Au-delà des lieux communs, ils rappellent la nécessaire interdépendance entre énergies fossiles et renouvelables et prédisent encore un bel avenir aux énergies carbonées. Ils soulignent les progrès réalisés et les domaines où la marge de progression est encore grande, comme celui de l’efficacité énergétique.

L’ouvrage dresse, dans un premier temps, un bilan énergétique critique de la mondialisation, avant de développer l’entrée progressive des sociétés dans une ère d’après-pétrole. Il consacre ensuite plusieurs chapitres au développement contrasté des énergies renouvelables, en s’attardant sur les cas de l’Allemagne, pionnière dans la voie de la transition énergétique, et de l’Afrique, pour laquelle elle constitue une opportunité majeure. Un dernier chapitre est consacré aux « énergies du futur », aux incertitudes autour de l’avenir du nucléaire et aux hypothétiques nouvelles énergies.

Après la COP21 consiste ainsi en un tableau très complet des solutions économiques et technologiques offertes par les différentes sources d’énergie, et susceptibles de répondre à la fois aux enjeux de rareté énergétique et de déséquilibre écologique. Il a le mérite de décrire de manière à la fois précise et pédagogique les tentatives réalisées, les réussites partielles, les limites rencontrées, et ce dans une perspective non pas purement technique mais avant tout géostratégique. Publié aux lendemains de l’accord de Paris de décembre 2015, cet ouvrage dresse la feuille de route du chemin qui reste à parcourir dans le domaine des problématiques énergétiques, encore largement éludées des négociations autour du réchauffement climatique.

Camille Escudé

Doctorante à Sciences Po Paris

L’esprit de la diplomatie. Du particulier à l’universel / Jean-François de Raymond. Paris, Les Belles Lettres, 2015, 371 p.

L’entreprise de Jean-François de Raymond est une quête dans laquelle l’identité duale de l’auteur est mobilisée pour saisir le sens ultime de l’activité diplomatique, ainsi que de l’institution éponyme. Tandis que le professeur d’histoire de la diplomatie recourt à l’analyse historiographique des traités devenus « classiques » afin de mettre en lumière les invariants, le praticien accomplit la recherche de la quintessence de cette activité, dont il s’avère qu’elle est avant tout une disposition d’esprit.

Analyses de la praxis et de l’épistémè au sens aristotélicien s’articulent afin d’élucider le paradoxe selon lequel la diplomatie, pratique sociale quasi-primitive dont la finalité est la survie et la survivance de l’humanité par la recherche de la paix et de la concorde, n’a historiquement guère perdu de son utilité. Pis, les agents mutagènes qui l’ont affectée en ont modifié les propriétés (instantanéité, simultanéité, ubiquité), entraînant une nécessaire évolution de son institution (du bilatéral vers le multilatéral, élargissement des prérogatives sectorielles). Le corollaire de cette mutation est une dépendance accrue des sociétés vis-à-vis de la diplomatie. Témoin privilégié des relations internationales contemporaines et diplomate à l’acuité certaine, J.-F. de Raymond identifie donc les constantes dans la structure de la diplomatie pour mieux en dégager les évolutions.

L’ouvrage commence par abolir un certain nombre de vues de l’esprit qui confondraient le diplomate avec l’espion, l’ambassadeur avec l’homme de compagnie du Prince étranger. Progressivement, l’auteur tranche d’insolubles et intemporels dilemmes : la diplomatie est-elle art ou science ? doit-elle répondre à l’exigence du réalisme, de l’idéalisme ? est-elle une activité ouverte ou secrète ? Les réponses avancées sont autant de conciliations entre deux postures a priori antagonistes qui ont d’autant plus intérêt à être réconciliées qu’elles n’existent chacune que dans leur rapport à l’autre – comme il en va pour les États.

Il en ressort que la diplomatie est par essence une activité de rationalisation de la temporalité, fondée sur le langage et respectant des principes parfois en tension (la souveraineté, la reconnaissance) visant à promouvoir l’intérêt particulier comme élément constitutif d’un tout qu’il s’agit de préserver par l’harmonisation des intérêts vitaux des différentes parties prenantes. Cette exigence se traduit du point de vue institutionnel par une structure permanente, semblable à un enchevêtrement de réseaux de graphes dont chacun aurait pour centre sa capitale et pour périmètre la succession des points que représentent les ambassades souveraines à travers le monde.

L’« esprit » de la diplomatie doit s’entendre au sens des dispositions intellectuelles nécessaires à l’exercice de la fonction de délégué et de représentation du Prince afin de parvenir à cet objectif primordial, tandis que le sens de la diplomatie, pour sa part, est double. Il relève d’abord de l’intérêt particulier que suscite le besoin d’assurance, mais correspond également et dans un même mouvement à une aspiration universelle mue par le désir de perfection de l’humanité. Aussi la diplomatie opère-t-elle un dépassement systématique, sur le mode de la sublimation, des considérations particulières vers l’universel de la nature humaine, et ce indépendamment de toute « culture diplomatique » ou de toute spécificité méthodologie dont il ne s’agit pas pour autant de nier l’existence.

Ugo Migliorelli

Étudiant à IRIS Sup’

Le football des nations. Des terrains de jeu aux communautés imaginées / Fabien Archambault, Stéphane Beaud et William Gasparini (dir.). Paris, Publications de la Sorbonne, 2016, 266 p.

Quelques jours avant le début de l’Euro 2016, La Sorbonne publiait un ouvrage collectif portant sur les relations entre le football et la nation. Dirigé et coordonné par Fabien Archambault, Stéphane Beaud et William Gasparini, ce livre a pour objectif de penser l’évolution des équipes nationales telles que l’Angleterre, l’Argentine, l’Espagne ou encore la Hongrie communiste à la lumière de leurs histoires politiques et sociales particulières. Fil rouge de cet ouvrage, l’idée que le football a « favorisé le développement du sentiment d’appartenance à la nation » (p. 17) : l’étude des pays cités montre que le ballon rond est utilisé comme symbole de puissance, d’appartenance à un régime, de lutte des classes, etc. Si l’importance du football est aujourd’hui avérée et incontestable, les différents articles reviennent sur son émergence dans ces différents territoires et permettent de comprendre comment ce sport a pu devenir source de mobilisation, outil de propagande ou d’exaltation de l’esprit national.

Le constat faisant du sport le miroir de la société est en réalité bien plus complexe. Les auteurs cherchent ainsi à dépasser « le voile-écran de discours préconstruits », pour, « au contraire, le replacer dans un cadre socio-historique afin de saisir toute [cette] complexité » (p. 21). Loin d’un sentiment d’uniformité dans la montée en puissance du football comme passion des foules, c’est plutôt les différences dans la temporalité et dans l’objectif qui sont ici notables.

L’article sur la Squadra Azzurra est, en ce sens, passionnant. Alors que le football occupe une place très importante aujourd’hui en Italie, le cyclisme lui était pourtant très largement préféré au début du XXe siècle. En dépit de l’accueil de la Coupe du monde de football en 1934, l’Italie et Benito Mussolini n’y accordaient, de prime abord, que peu d’intérêt. C’est avec le développement d’un style de jeu caractéristique et les victoires de 1934 puis de 1938 que l’engouement devint important. Ce deuxième sacre mondial sera le début d’une relation parfois tumultueuse, notamment à la suite de la défaite contre la Corée du Nord en 1966, entre la Nazionale et ses supporters, qui permit de supplanter la passion pour le vélo. Plusieurs facteurs peuvent expliquer cette montée en puissance du football. D’une part, l’importance de l’Église catholique, qui « fit du football un instrument privilégié de son action pastorale et politique » (p. 21), dont les exploits étaient par ailleurs relatés dans la presse. D’autre part, les succès importants des clubs italiens et la vitrine offerte par le championnat de Serie A, mais aussi la présence d’une nouvelle génération, qui n’assimilait plus le football au fascisme mais bien plus à « la traduction sportive des luttes sociales du moment » (p. 47).

Dans un autre article, les auteurs mettent en parallèle les résultats de l’Union soviétique et sa présence sur la scène politique internationale. Champions olympiques en 1956 et d’Europe en 1960, les coéquipiers du gardien de but Lev Yachine deviennent les ambassadeurs du régime, avant de connaître une relative période de vache maigre. Plus tard, en 2008, la Russie atteindra les demi-finales du Championnat d’Europe des nations, venant ainsi récompenser les efforts du Kremlin pour faire du sport une allégorie du retour du pays parmi les grandes puissances.

La succession de ces tranches d’histoires politiques et sociales mettent en exergue les points communs liés à la place du sport dans les sociétés nationales, tout en soulignant les spécificités de chaque pays en accord avec sa propre histoire politique et sociale. Bien construit et truffé d’anecdotes, cet ouvrage collectif offre une véritable réflexion sur le football comme objet d’exaltation, de crispation ou d’indifférence, voire de mépris. Qu’il représente une nation ou une région, qu’il constitue la vitrine d’un régime ou qu’il soit victime d’un certain désintérêt, le football suscite des usages pluriels en faisant un objet bien plus complexe qu’il n’y paraît. Et c’est précisément ce qui le rend passionnant.

Carole Gomez

Chercheure à l’IRIS