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Problématiques régionales

Six années qui ont changé le monde (1985-1991) / Hélène Carrère d’Encausse, Paris, Fayard, 2015, 418 p.

Professeure d’histoire et de science politique, entrée à l’Académie française en 1990, Hélène Carrère d’Encausse est l’un des plus grands spécialistes français de la Russie. À l’heure où ce pays se réaffirme sur la scène internationale, elle prend le pari de remonter le temps et de s’intéresser au moment charnière à l’origine de son éloignement : la chute, à l’issue des réformes entreprises entre 1985 et 1991, de l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS).

L’analyse de cet effondrement est conduite à travers deux figures tant rivales que complémentaires, mais en tout état de cause incontournables : Mikhaïl Gorbatchev et Boris Eltsine. En s’intéressant à leur personnalité, à leur formation et à leur parcours au sein de la nomenklatura, H. Carrère d’Encausse clarifie les positionnements de l’un et de l’autre, ainsi que de leurs camps respectifs, lorsque vient le temps de réformer l’Union. La figure de M. Gorbatchev, révérée à l’Ouest et haïe à l’Est, est d’emblée éclairée : communiste convaincu, adepte autant de la réforme que du compromis, il se retrouve piégé et dépassé par les forces qu’il libère. Refusant de prendre position sur les grandes questions que ses réformes font émerger – nationalismes, pluralisme et répartition des pouvoirs entre centre et périphérie, notamment –, il bascule progressivement d’initiateur à spectateur des événements, avant de devenir la victime d’un éclatement dont il ne voulait pas.

Ne se contentant pas d’observer la dégradation générale de l’URSS par grandes étapes, H. Carrère d’Encausse s’intéresse à la mécanique d’ensemble, et précisément à chaque rouage dont l’action a participé à faire s’emballer la machine soviétique. Concernant les nationalismes, elle prend ainsi le temps de rappeler les origines des frontières, la diversité des républiques composant l’Union et les pluralismes ethniques et religieux ressuscités par la perestroïka. Au Caucase en particulier, le cas de la Géorgie est mis en exergue pour rappeler que les questions abkhaze et ossète ne datent pas de 2008, que les tensions durent depuis plusieurs décennies et que des violences avaient déjà éclaté en 1989. Les relations interpersonnelles, mâtinées d’ambitions et d’incompréhensions, ne sont pas non plus délaissées. Ainsi en va-t-il de celles conduisant les proches de M. Gorbatchev à progressivement s’éloigner de lui, notamment Edouard Chevardnadze, qui fut pourtant l’un de ses principaux ministres et ami. Enfin, l’académicienne traite longuement le chaos de la réforme institutionnelle qui, de l’établissement d’une présidence de l’URSS au processus de Novo-Ogarevo, a conduit à la scission et à la débandade du système communiste.

Accessible, l’ouvrage fourmille d’anecdotes et de faits mineurs souvent oubliés compte tenu de l’extrême densité de cette période historique. Néanmoins, le lecteur découvrant le sujet pourra être quelque peu désorienté par un plan qui, mêlant approche thématique et chronologique, l’obligera parfois à revenir sur certains passages afin de ne pas perdre le fil des événements. Par ailleurs, l’existence d’une quatrième partie traitant de la Russie post-URSS, passionnante au demeurant, peut surprendre dans la mesure où elle s’éloigne de la période d’origine. Elle aurait pleinement mérité un tome à elle seule, dédié justement aux conséquences de la chute de l’URSS sur la Russie et à la (re)construction de l’identité russe depuis 1990, et qui aurait pu se poser en troisième composant d’un triptyque entamé avec l’ouvrage précédent d’Hélène Carrère d’Encausse, La Russie entre deux mondes (Fayard, 2010).

S’il ne renouvelle pas l’historiographie de la période, Six années qui ont changé le monde se révèle donc un récapitulatif exhaustif et pertinent d’une période troublée, permettant d’éclairer les acteurs et les événements qui ont conduit à la chute brutale et inattendue de l’Empire soviétique.

Guilhem Jean

Étudiant à Sciences Po et assistant de rédaction à l’IRIS

Ebola. Histoire d’un virus mortel / David Quammen, Paris, Grasset, 2014, 221 p.

Il était attendu que la dramatique épidémie de 2014-2015 liée au virus Ebola en Afrique de l’Ouest suscite de nombreuses productions éditoriales. Son caractère soudain, inédit dans cette région, la rapidité de sa progression et la possibilité de son extension hors du continent, notamment en Europe et en Amérique, ont propagé la stupeur à l’échelle planétaire. Ce livre, écrit par le grand reporter David Quammen, est une tentative de réponse à certaines questions ou plutôt à certains mystères profonds autour de ce virus. Le fil directeur de l’ouvrage est le terme de « zoonose », une maladie infectieuse qui est étudiée à partir de son contexte écologique car le pathogène est issu d’un passage de différentes espèces animales à l’homme.

L’ouvrage ressemble à une enquête journalistique, scientifique et policière cherchant à savoir où se cache le virus, quel est son réservoir, pourquoi et dans quelles conditions se transmet-il à l’homme et devient-il ensuite aussi mortel ? L’auteur commence d’ailleurs par narrer les expéditions qu’il a accompagnées à travers les forêts d’Afrique centrale, notamment dans le cadre d’un recensement des maladies affectant les gorilles, en 2006. L’on peut regretter, dans l’ensemble, un exposé assez peu construit, qui mêle récits personnels, découvertes scientifiques et anecdotes de terrain de façon peu hiérarchisée. Cela implique quelques répétitions et des allers-retours entre différentes flambées épidémiques, de 1976 à aujourd’hui, quoique l’épidémie de 2014 soit relativement absente, seulement traitée dans l’épilogue de l’ouvrage.

Pour autant, on retient deux thèmes transversaux. Le premier concerne la recherche sur les différents primates, menée dans les forêts par des acteurs internationaux comme le Center for Disease Control américain et le Centre international de recherche médicale de Franceville (CIRMF) au Gabon. Ces recherches impliquent des récits épiques d’expédition de collecte d’excréments et de carcasses, et rappellent les dangers de la vie de laboratoire, au vu du nombre important de chercheurs ou d’assistants décédés. Deuxièmement, le rôle négatif, accélérateur dans la diffusion du virus, des structures sanitaires et en particulier de certains hôpitaux : dans le cas de l’épidémie de 1976, l’hôpital de mission de Yamboukou – aujourd’hui en République démocratique du Congo – a fini par fermer « pour la sinistre raison que tout le personnel était mort » (p. 46). Idem en 1995 à Kikwit, dans le même pays. Rappelons qu’à Monrovia (Liberia), certains hôpitaux ont dû fermer en septembre 2014, au pic de l’épidémie Ebola, pour les mêmes raisons d’impuissance face au risque de contamination pour les soignants.

Le livre montre bien combien la santé publique en Afrique se situe à la jonction entre, d’une part, les crises sociales, économiques, environnementales et écologiques au niveau local et régional, c’est-à-dire la façon dont les populations sont rendues vulnérables aux contaminations via les animaux, et d’autre part, les liens étroits entre ces situations et les enjeux internationaux de la recherche virologique et médicale et leurs priorités. Sans céder au sensationnalisme ni aux visions apocalyptiques d’un continent « sauvage », l’Afrique centrale semble être un réel réservoir de virus. Toutefois, ce sont les systèmes économiques et politiques déstabilisateurs, notamment à l’époque coloniale, qui sont en cause : l’exploitation des forêts, les migrations de travail, l’urbanisation permettant l’essor de la prostitution – et donc le rôle accélérateur des maladies sexuellement transmissibles ainsi que de leur traitement par des injections non stériles. À cet égard, l’auteur aurait pu dresser de plus amples parallèles avec le VIH, dont l’Afrique centrale a été, dès les années 1950, le point de départ. Si les recherches virologiques s’évertuent à trouver le point zéro des épidémies, les politiques internationales doivent, pour leur part, s’attaquer aux crises économiques, politiques et sociales qui favorisent leur diffusion.

Fanny Chabrol

Chercheure associée à l’IRIS

L’expérience démocratique en Algérie » (1988-1992) / Myriam Aït-Aoudia, Paris, Presses de Sciences Po, 2015, 346 p.

Avec cet ouvrage, Myriam Aït-Aoudia, maître de conférences en science politique à Sciences Po Bordeaux et chercheure au Centre Émile Durkheim (CNRS, Université de Bordeaux), revient sur la parenthèse démocratique qu’a vécue l’Algérie entre 1989, date de la promulgation d’une constitution particulièrement ouverte, et 1992, qui marque le début de la confrontation entre l’armée et les islamistes. Vingt ans avant les « printemps arabes », l’Algérie vit des bouleversements politiques et sociaux inédits dans le monde arabe. Par leur ampleur, les mouvements alors en cours dans la société algérienne apparaissent comme les signes avant-coureurs de ce qui adviendra dans l’ensemble de cet espace culturel.

En octobre 1988, des émeutes commencent par provoquer une rupture entre la société et les élites politiques incarnées par le Front de libération nationale (FLN), parti unique sur lequel se concentrent toutes les crispations. L’émergence des islamistes, qui s’organisent au sein Front islamique du salut (FIS), bouleverse alors la donne politique. L’ampleur de cette lame de fond provoque de telles tensions que le pays bascule dans une guerre fratricide qui fera plus de 150 000 morts.

Sur la base d’entretiens avec les principaux acteurs politiques (FLN, Front des forces socialistes [FFS], Rassemblement pour la culture et la démocratie [RCD], FIS), avec d’anciens ministres et généraux à la retraite ainsi que des militants des droits de l’homme, Myriam Aït-Aoudia reconstitue ce processus de délitement de l’État et d’implosion de la société. L’ouvrage relate également les difficultés de la société à accepter et à partager la culture démocratique pour construire un État de droit. Ce difficile apprentissage est l’une des principales raisons de l’échec de cette expérience. En ce sens, la force de l’ouvrage est de mettre en lumière les principaux écueils sur lesquels l’Algérie s’est échouée, avant de basculer dans une tragédie collective dont elle peine, aujourd’hui encore, à évoquer les raisons profondes. Avec plus de 80 entretiens menés, l’auteur présente un panorama complet des différentes sensibilités du paysage politique et de la société du pays. Cette diversité permet d’appréhender avec précision les convulsions qu’a vécues l’Algérie au cours de cette expérience unique de la fin des années 1980. Myriam Aït-Aoudia rappelle avec justesse que dans le sillage des émeutes d’octobre 1988, les nouveaux dirigeants politiques restent tous issus du sérail et que c’est finalement une crise interne au régime qui fera basculer le pays dans la guerre en 1993. Cette mise en perspective souligne le caractère chronique de l’instabilité d’un processus démocratique jamais réellement accepté par les décideurs, les véritables détenteurs du pouvoir ne faisant que gagner du temps avant de s’en réapproprier tous les leviers.

Cette expérience garde aujourd’hui encore un goût amer, et le livre souligne ainsi la nécessité de former des élites éclairées capables de proposer à leurs compatriotes un nouveau pacte de valeurs, substrat sur lequel pourrait se construire une démocratie réelle, et non formelle.

Kader A. Abderrahi

Maître de conférences à Sciences Po Paris et chercheur à l’IRIS

Les déserteurs de Dieu. Ces ultra-orthodoxes qui sortent du ghetto / Florence Heymann, Paris, Grasset, 2015, 376 p.

Anthropologue basée à Jérusalem, Florence Heymann entrouvre la porte des maisons des ghettos ultra-orthodoxes israéliens. Elle initie le lecteur à l’univers extrêmement codifié des identités religieuses israéliennes, avec pédagogie et clarté. Insensibles au profane, les multiples recompositions des identités religieuses en Israël constituent un objet de recherche fascinant, que l’auteur approche dans toute sa complexité en livrant une foule d’entretiens et d’extraits de séries télévisées symptomatiques des reconfigurations de la société israélienne.

À l’heure actuelle, moins de 1 million d’individus, soit environ un Israélien sur dix, seraient ultra-orthodoxes, terme qui ne doit pas masquer la multiplicité des pratiques et des obédiences qu’il subsume. Le phénomène du « retour à la question » de jeunes adultes élevés dans les ghettos israéliens et éduqués dans les établissements scolaires religieux que sont les yeshivas, a vu la création d’associations comme Hillel, où l’auteur a débuté un bénévolat en 2012. Cette association vient en aide à ces jeunes ayant pris la décision de « sortir », de refuser le mode de vie aride et coupé du reste de la société que promettent à différents degrés les communautés ultra-orthodoxes. Au niveau des parcours individuels, cette sortie provoque souvent la rupture avec les cercles familiaux, amicaux et professionnels, causant déracinement et perte d’identité.

La décision individuelle du « retour à la question » n’est pas anodine pour la société israélienne dans son ensemble. Elle en interpelle les valeurs, souligne l’opposition entre sentiment d’appartenance à la judéité ou à Israël, par exemple en questionnant l’exemption de service militaire obligatoire faite aux ultra-orthodoxes. Elle commence également à être prise en compte par le gouvernement, rassemblé en coalition autour du Likoud, comme une question de santé publique, après des suicides de sortants.

L’abandon d’une identité ultra-orthodoxe, vécue comme un fardeau restreignant les choix de vie, aboutit souvent à une pratique religieuse relevant du « buffet », et donc à la sélection des rites ou des pratiques qui seront respectés et à l’évincement d’autres. Cette dissidence introduit « l’entre-lieu », ce moment où l’identité rejetée n’a pas encore donné lieu à la formulation d’une nouvelle et à l’intégration dans de nouveaux groupes et cadres, et interroge à long terme le bagage éthique et rituel à transmettre aux générations futures. L’expérience la plus extrême de ce remodelage est sans doute celle des sortants ultra-orthodoxes, mais c’est plus largement toute la société israélienne qui est en mouvement, selon des dynamiques contradictoires : « retour vers la question » et vers l’orthodoxie – trajectoire souvent suivie par les nouveaux émigrés –, intégration dans la société laïque symbolisée par le déplacement de Jérusalem vers Tel-Aviv, ou encore transition vers un nationalisme juif exacerbé.

La diversité des trajectoires ne doit pas être occultée par les vociférations de l’extrémisme et du fondamentalisme d’une partie de la société israélienne. L’appartenance à cette société se bâtit sur une multitude de critères : ancienneté de la migration en terre d’Israël, défis de l’insertion professionnelle et de l’apprentissage d’une langue partagée, construction d’une identité confessionnelle et politique dans une société fortement polarisée, notamment autour des résistances internes à la colonisation des Territoires palestiniens occupés. La complexité des parcours individuels peut-elle faire espérer une progressive réconciliation entre laïcs et religieux en Israël, alors que le statu quo de 1948 perdure dans les institutions de l’État et que les autorités religieuses ont tout pouvoir sur des questions de souveraineté comme l’état civil ?

Aprilia Viale

Étudiante à IRIS Sup’

Problématiques mondiales

Anthropologie du médicament au Sud. La pharmaceuticalisation à ses marges / Alice Desclaux et Marc Egrot (dir.), Paris, L’Harmattan, 2015, 282 p.

Le médicament est un objet fascinant, dont la circulation s’est accélérée depuis plusieurs décennies et dont les usages se sont diversifiés au Nord comme au Sud, même dans les pays les plus pauvres. Les médicaments symbolisent des inégalités globales d’accès et de distribution. Ils sont également des biens courants que l’on achète – dans les pharmacies officielles mais aussi au marché noir –, que l’on échange, que l’on offre, et qui sont investis de représentations et d’espoirs liés à leur efficacité thérapeutique. La notion de « médicalisation » avait montré avec succès combien un nombre croissant d’aspects de la vie étaient pensés comme relevant de la médecine. La « pharmaceuticalisation » désigne, quant à elle, le phénomène d’augmentation de la circulation, de la diffusion, de la consommation de médicaments. Peu analysée en Afrique, elle implique des études empiriques qui doivent être réalisées aux marges pour pouvoir appréhender ses enjeux « hors des cadres juridiques ou politiques définissant la norme ou à leurs limites » (p. 34). Les auteurs réunis dans cet ouvrage abordent ainsi les médicaments à la marge du paiement, de l’approvisionnement formel, du thérapeutique et du médical. C’est l’enjeu et la réussite de ce livre que de rendre compte de cette diversité, à partir d’enquêtes de terrain approfondies, menées parfois depuis plus de dix ans.

Dans la première partie, « À la marge du paiement », les auteurs abordent les politiques de gratuité des médicaments, bannies des instances sanitaires internationales depuis l’Initiative de Bamako en 1987, mais remises au jour par certaines politiques récentes face au sida. Ces politiques de gratuité ont rencontré des obstacles dans leur mise en œuvre, en grande partie parce qu’elles sont coûteuses et doivent être financées. Une autre modalité concerne le don de médicament, les deux ne relevant pas des mêmes logiques, acteurs et usages. Comme le rappelle Marc Egrot, ce dernier est souvent suspicieux et se situe généralement « en marge des logiques de soin ».

La deuxième partie, « À la marge des dispositifs d’approvisionnement formels », aborde la question complexe de la circulation de médicaments informels et les amalgames qui en font systématiquement des traitements contrefaits ou frelatés. Carine Baxerres y déconstruit l’idée d’une invasion des marchés ouest-africains par les produits contrefaits et démontre que les cas avérés de faux médicaments sont plutôt rares, bien que le succès du circuit informel du médicament soit la conséquence directe d’un échec du circuit formel à offrir des soins et des produits accessibles et de qualité.

Enfin, les médicaments se situent « aux marges du thérapeutique » (troisième partie) et impliquent des effets secondaires et indésirables « aux marges du médical » (quatrième partie). Plusieurs études, en Afrique et en Asie, montrent que les médicaments débordent le cadre du préventif et du curatif pour relever parfois d’une recherche de bien-être, de plaisir voire de performance : le marché des stimulants sexuels au Burkina Faso, les « secrets de femmes » et les produits recherchés par les hommes (Blandine Bila), les usages de contraceptifs et d’abortifs aux Pays-Bas, aux Philippines et en Afrique du Sud (Anita Hardon), le succès de la pilule chinoise au Cambodge (Pascale Hancard-Petitet) et des plantes médicinales comme l’aloe vera (Alice Desclaux).

Finalement, le médicament est un prisme d’observation de l’ensemble du système de santé – dont l’effondrement explique l’ampleur des circuits informels en Afrique – et des politiques de santé globale, dont les interventions se concentrent sur l’accès aux médicaments. Le cas du sida illustre cette emprise du médicament, investi de toujours plus de pouvoir et capable, grâce à une stratégie de diffusion accélérée, de faire disparaître le virus. Si les antirétroviraux ont sauvé la vie de millions d’Africains, la poursuite de l’éradication du VIH au seul moyen du médicament, sans interventions structurelles s’attaquant aux inégalités économiques et sociales, est périlleuse.

Fanny Chabrol

Chercheure associée à l’IRIS

L’économie sociale et solidaire. Levier de changement ? / Frédéric Thomas (coord.) Louvain-la-Neuve, CETRI / Solidarité socialiste / Syllepse, Alternatives Sud, 2015, 192 p.

Objet d’étude hétérogène et controversé, l’économie sociale et solidaire (ESS) apparaît comme une réalité particulièrement revigorée depuis la crise financière mondiale de 2008. Cet ouvrage collectif, publié chez Syllepse, a pour ambition non pas d’en proposer une présentation homogène et définitive, mais plutôt d’analyser sa diversité, à travers les expériences des acteurs de ce secteur ainsi que ses soubassements et potentiels idéologiques et économiques.

Les différents chapitres offrent plusieurs dimensions d’analyse. La première, certainement la plus fournie, est sociologique. Les organismes et acteurs de l’ESS y sont étudiés dans leur environnement, dans leur diversité et dans le temps. Luiz Inácio Gaiger et Patricia Sorgatto Kuyven proposent ainsi une perspective descriptive de l’ESS au Brésil, à travers une cartographie du secteur et une analyse historique et sociologique de ses acteurs. Pour sa part, Jean Rénol Élie met en avant la pluralité et la complexité du tissu de l’ESS en Haïti, particulièrement dense dans le milieu agraire. Dans le cas du Sénégal (« Koom buy lëkkale ») et du Maroc (Touhami Abdelkhalek), c’est à nouveau la diversité des situations qui est soulignée.

Une deuxième dimension renvoie à la théorie économique. À travers le cas colombien, Natalia Quiroga Díaz envisage l’économie sociale avant tout comme un secteur délaissé par l’analyse économique et prône une meilleure prise en compte de l’économie non marchande, entendue comme un instrument de protection sociale, environnementale et culturelle face à la tendance homogénéisante et androcentrée de la rationalité capitaliste.

Un troisième axe de l’ouvrage s’appuie sur l’analyse de l’ESS comme acteur des politiques publiques. Ananya Mukherjee-Reed propose une analyse fouillée d’une initiative d’envergure de l’État indien du Kerala, qui porte une ambitieuse politique de lutte contre la pauvreté. En Bolivie, Fernanda Wanderley rappelle quant à elle que, malgré l’ancrage dans l’ESS du mouvement social qui a permis à Evo Morales d’accéder au pouvoir en 2005, ce sont les entreprises publiques qui ont davantage profité des programmes d’investissement, en particulier l’industrie extractive, ce qui entre en contradiction avec la mobilisation initiale des communautés indigènes et paysannes.

Enfin, la dimension juridique de l’analyse, qui revient à de nombreuses reprises, peut notamment être illustrée par le cas du Burundi (Deogratias Niyonkuru), avec une situation juridique précaire, voire un cadre inexistant selon les statuts des organismes de l’ESS. Cette situation concerne, plus généralement, de nombreux acteurs de l’économie sociale et solidaire.

Dans son éditorial, Frédéric Thomas invitait d’emblée à ne pas « idéaliser les pratiques ni […] surestimer la marge de manœuvre dont dispose l’économie sociale » (p. 14). Chez tous les auteurs transparaît, en effet, la nécessité d’un renforcement du cadre juridique de l’économie sociale et solidaire, généralement couplée à un plaidoyer pour faire de ces organisations les acteurs d’une protection sociale en construction, voire d’une solution de rechange pure et simple à l’économie capitaliste. Mais ces différentes structures permises par l’ESS (coopératives, sociétés à finalités sociales, associations, mutuelles, fondations), si elles viennent généralement combler le vide laissé par les crises économiques, les programmes d’ajustement structurel ou tout simplement par les lacunes du secteur marchand et des politiques publiques, demeurent limitées par leur dépendance au secteur public et leur difficulté à trouver un cadre juridique protecteur et clair. Alors qu’elles existent de longue date dans de nombreux cas, c’est la question de leur pérennité, et surtout du support que les politiques publiques peuvent apporter, qui est posée. L’éclatement de ce secteur de l’économie constitue toutefois un frein à une systématisation de l’analyse et, bien que l’ouvrage pose des bases empiriques riches par leur diversité, l’absence d’une réelle analyse comparée ne permet qu’une lecture segmentée des différents cas d’étude.

Ange Chevallier

Diplômé d’un master en Science politique mention « Relations internationales » à l’IEP de Paris

James Bond dans le spectre géopolitique / Jean-Antoine Duprat, Paris, L’esprit du temps, 2015, 274 p.

La sortie du 24e épisode de la saga James Bond a été l’occasion d’une intense activité éditoriale. Sur les étals des libraires, on a vu fleurir des ouvrages consacrés à la « panoplie bondienne » : ses voitures, ses montres et, bien sûr, ses « girls ». L’ouvrage de Jean-Antoine Duprat semblait, à première vue, moins trivial.

Avant d’être un héros de cinéma, James Bond fut un personnage de roman. Ian Fleming, pur produit de l’intelligentsia britannique, travailla pour les services de renseignement de la Royal Navy avant de se consacrer à l’écriture. Les douze romans et deux recueils de nouvelles qui mettent en scène l’agent 007 connurent un succès immédiat. Écrits entre 1952 et 1964, ils étaient marqués par l’esprit de leur temps. James Bond opérait en pleine guerre froide et défendait les valeurs de l’Occident face à l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) et à ses suppôts. Dans les romans de Ian Fleming, l’ennemi était le SMERSH, une branche de l’Armée rouge en charge du contre-espionnage officiellement dissoute en mai 1946. Dans les films, le SMERSH fut remplacé par l’organisation terroriste SPECTRE, dirigée par le sinistre Ernst Stavro Blofeld, dont les liens avec l’URSS n’étaient pas évoqués.

Volonté de ménager l’Union soviétique, voire sympathie communiste des producteurs, Albert Broccoli et Harry Saltzman ? Certainement pas. Souci de ne pas se fermer de potentiels marchés ? C’est plus probable. Prescience de la détente ? Peut-être. Il s’agissait en tout cas moins, pour James Bond, de défaire l’ennemi soviétique que de déjouer les plans machiavéliques du SMERSH / SPECTRE complotant pour pousser les deux Supergrands au conflit. Pour ce faire, il devait plus souvent qu’à son tour collaborer avec des agents soviétiques : Tatiana Romanova dans Bons baisers de Russie, Anya Amasova dans L’espion qui m’aimait.

Parce que James Bond ne se réduisait pas à la guerre froide, il survivra à la chute du mur de Berlin – même s’il fallut attendre six années, et le recrutement d’un nouvel acteur, la sortie de GoldenEye en 1995. La filiation avec Ian Fleming est toujours revendiquée – GoldenEye était le nom de sa propriété en Jamaïque où il écrivait ses romans –, mais le contexte géopolitique a bien changé. Le générique annonce la couleur : des silhouettes féminines dénudées détruisent à coup de barres de fer des statues de Lénine. Le chef de James Bond a lui aussi changé : le MI6 a désormais à sa tête une femme – quelques années plus tôt, c’est le contre-espionnage britannique, le MI5, qui avait promu une femme à sa direction. Et l’enjeu a évolué : un syndicat du crime tente d’utiliser un satellite russe contre Londres afin de provoquer une crise financière mondiale.

Avec la fin de la guerre froide, la menace est donc devenue diffuse et les ennemis protéiformes. Dans Demain ne meurt jamais, Elliot Carver est un magnat de la presse qui pousse la Chine et les États-Unis à s’affronter en mer de Chine méridionale. Dans Le monde ne suffit pas, Elektra King est à la tête d’une compagnie pétrolière possédant des intérêts dans la construction d’un oléoduc reliant l’Azerbaïdjan à la Turquie. Dans Skyfall, Silva est un cyber-terroriste qui planifie des attentats sur Londres.

« Miroir de son temps », selon le vœu de Ian Fleming, James Bond reste inaltérablement britannique. Par son flegme mais aussi par l’identité des acteurs qui l’ont incarné à l’écran et des réalisateurs qui en ont signé les adaptations : même si Pierce Brosnan était Irlandais, Martin Campbell et Lee Tamahori Néo-Zélandais, il est significatif qu’aucun d’eux n’ait jamais été Américain.

Yves Gounin

Haut fonctionnaire

La revanche des passions. Métamorphoses de la violence et crises du politique / Pierre Hassner, Paris, Fayard, 2015, 368 p.

Pierre Hassner est une personnalité hors norme. Né en 1933 en Roumanie, arrivé en France à 15 ans avec sa famille qui fuyait le régime communiste, il étudie la philosophie rue d’Ulm puis complète sa formation à l’Université de Chicago, où il suit l’enseignement de Leo Strauss. De retour en France, il devient l’assistant de Raymond Aron et coopère, à ce titre, à l’écriture de son opus magnum, Paix et guerre entre les nations. Comme ce dernier, il aborde les relations internationales en philosophe et en historien, ce qui lui vaut d’enseigner pendant près de quarante ans à Sciences Po Paris, mais aussi à John Hopkins à Bologne, à Harvard et à Montréal. Il a ainsi exercé une influence déterminante sur toute une génération d’étudiants et de chercheurs, alors même qu’il n’a quasiment jamais publié un seul ouvrage. Cette coquetterie prête d’ailleurs à sourire dans un milieu où l’édition d’un livre vaut souvent brevet de respectabilité.

Soulevant plus de questions qu’elle n’apporte de réponses, la pensée de P. Hassner, mouvante, complexe, s’est toujours refusée à s’enfermer dans la forme close d’un livre – tout comme elle a renâclé à commenter sans recul l’actualité immédiate. Elle s’est déployée « dans les propos d’étape et le moyen terme » (p. 9) : articles innombrables, interventions dans des colloques, contributions à des ouvrages collectifs, etc. Ces apports ont été regroupés en trois tomes, publiés à quelque dix années d’écart : La Violence et la Paix en 1995, La Terreur et l’Empire en 2003 et La revanche des passions aujourd’hui. Le procédé n’est pas sans inconvénient, car il mélange des productions de taille, d’objet et de diffusion hétérogènes, tout en rendant les redites inévitables.

Le fil directeur de ce recueil est censé être la revanche des passions sur la raison. L’idée n’est pas nouvelle puisque Thucydide avait déjà identifié les trois motivations qui font agir les peuples et leurs dirigeants : la peur, l’avidité et l’amour-propre, nourrissant un triple besoin de sécurité, d’enrichissement et de reconnaissance. Elle n’est pas non plus originale : de Dominique Moïsi (La géopolitique de l’émotion, 2009) à Bertrand Badie (Le temps des humiliés, 2014) en passant par Richard Ned Lebow (Why Nations Fight, 2010), l’idée s’est répandue que le monde contemporain était moins guidé par la raison que par les affects. Mais, comme toujours chez P. Hassner, le véritable sujet est la complexité du monde, qui échappe aux catégorisations simplistes.

L’auteur signe ici un triple acte de décès : fin de l’ordre international organisé pendant la guerre froide autour de deux pôles de puissance antinomiques, que ne vient tempérer aucune « gouvernance mondiale » ni « communauté internationale » ; fin du monopole des États, une catégorie de plus en plus hétérogène qui rassemble l’hyperpuissance étatsunienne et les États faillis de Somalie ou de Libye, par la diversification des acteurs et des instruments de leurs actions ; enfin, brouillage de la frontière entre la guerre et la paix, puisque nous vivons désormais dans un état de violence plus ou moins tendu dont nous ne sortirons ni par une déclaration de guerre ni par un traité de paix.

P. Hassner aime la dialectique, les paradoxes, les oxymores, les chiasmes. Pour rendre compte de la faillite des idéologies et du brouillage entre démocratie et dictature, il parle de « démocrature » – Fareed Zakaria parle lui de « démocraties illibérales » –, soit des dictatures qui essaient de se légitimer en mettant en place des processus formels de démocratisation. Pour aborder la modernité et ses paradoxes, il évoque l’embourgeoisement du barbare et la barbarisation du bourgeois. Pour définir la guerre froide et l’après-guerre froide, il oppose la menace sans les risques aux risques sans la menace. Toutes ces formules ne forment pas un système aussi cohérent, aussi synthétisable que ceux conçus par Francis Fukuyama ou Samuel Huntington pour résumer le monde. La pensée de P. Hassner est complexe. Pas pour le plaisir de compliquer les choses, mais parce que le monde l’est également.

Yves Gounin

Haut fonctionnaire

Business partners. Firmes privées et gouvernance mondiale de la santé / Auriane Guilbaud, Paris, Presses de Sciences po, 2015, 208 p.

Auriane Guilbaud a soutenu, en 2012, sa thèse de doctorat en science politique sur l’insertion progressive des entreprises dans la gouvernance mondiale de la santé. Elle publie, trois ans plus tard, dans une forme très condensée, le résultat de ses travaux. Elle y montre comment « des acteurs initialement situés à la périphérie du système sanitaire international ont progressivement accédé à ses structures de gouvernance » (p. 27).

Cette insertion n’allait pas de soi. À l’origine, le système sanitaire international ne connaît que les États. L’Organisation mondiale de la santé (OMS), créée en 1948 et installée à Genève, est une organisation intergouvernementale, financée par les États, dirigée par eux et conçue pour leur fournir des services. Les entreprises privées n’y jouent aucun rôle – à la différence des organisations non gouvernementales (ONG) qui figurent, elles, dans la Constitution de l’organisation et avec lesquelles une coopération est possible. Mais cette ignorance mutuelle s’estompe à la fin des années 1970. S’engageant sur de nouvelles pratiques liant santé et développement, l’OMS promeut, non sans résistance, des codes de bonne conduite. Le premier concerne les substituts de lait maternel. Utilisés dans de mauvaises conditions sanitaires, ils peuvent mettre en danger la santé des nourrissons. Les ONG se mobilisent. Un appel au boycott de Nestlé est lancé en 1977. Un code de conduite est finalement adopté en 1981 malgré l’opposition des États-Unis, qui menacent de quitter l’organisation.

Sujets de régulation plus ou moins passifs, plus ou moins consentants, les firmes deviennent progressivement des partenaires dans les années 1980. Elles participent à des programmes de recherche tels que le TDR (Tropical Diseases Research Program) lancé par l’OMS. Dix ans plus tard, ces coopérations s’institutionnaliseront sous la forme de partenariats public-privé (PPP). Auriane Guilbaud en dresse la liste, distinguant partenariats de plaidoyer, PPP de développement de produits et PPP d’accès aux médicaments. La plupart prévoient une règle de partage des droits de propriété intellectuelle. Cette question surgit avec la signature, en 1994, de l’accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle liés au commerce (ADPIC). L’allongement de la durée des brevets protège les entreprises mais limite le développement des médicaments génériques et, par voie de conséquence, l’accès de tous à la santé. La question devient brûlante avec l’accès des malades du sida aux antirétroviraux (ARV) sous licence. Pour contrer les campagnes qui leur sont hostiles, les firmes pharmaceutiques mettent très tôt en œuvre des programmes de donation de médicaments. La voie est ouverte par le Mectizan de Merck, utilisé dans le traitement de l’onchocercose. Auriane Guilbaud n’a pas tort de dénoncer la fausse logique du hors-marché qui régirait ces politiques de donation : les entreprises ne donnent pas par philanthropie mais pour défendre leur image dans l’espoir de retombées commerciales.

La dernière étape de l’insertion des entreprises est leur participation aux instances de gouvernance proprement dites. C’est le cas au sein du Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme, créé en 2001. Mais si les Nations unies sous Kofi Annan (lancement du Global Compact en juillet 2000) et l’OMS sous Gro Harlem Brundtland encouragent la coopération avec les entreprises, le pas n’est pas encore franchi de leur donner une place trop grande dans la prise de décision, sauf à nourrir le fantasme de la « privatisation de l’OMS ».

En analysant la participation des firmes à la gouvernance de la santé, la thèse d’Auriane Guilbaud est une contribution précieuse à la sociologie des relations internationales qui nous a appris que l’État, désormais concurrencé par de nouveaux acteurs (firmes privées, ONG, religions, diasporas, etc.), avait perdu le monopole des relations internationales. C’est aussi une contribution aux études en santé publique (Health studies), dont de nombreux travaux se sont intéressés aux liens entre santé et mondialisation sans prendre en compte la spécificité des entreprises.

Yves Gounin

Haut fonctionnaire

Hollande l’Africain / Christophe Boisbouvier, Paris, La Découverte, 2015, 335 p.

Journaliste à RFI et collaborateur de l’hebdomadaire Jeune Afrique, Christophe Boisbouvier présente une histoire des relations entre le Parti socialiste et l’Afrique sur les trente dernières années. D’une grande clarté et évitant le ton polémique, il montre que le discours moral en matière de politique étrangère résiste mal à l’épreuve des faits, surtout dans un contexte aussi complexe que celui de l’Afrique.

Le 58e engagement de campagne du candidat Hollande affirmait : « je romprai avec la Françafrique, en proposant une relation fondée sur l’égalité, la confiance et la solidarité ». Cinq ans auparavant, le candidat Sarkozy avait laissé entendre peu ou prou la même chose. Son nouveau secrétaire d’État à la Coopération, Jean-Marie Bockel, trop courageux ou trop naïf, avait eu le tort d’y croire, ce qui lui avait valu d’être « déplacé » à la Défense et aux Anciens combattants.

La politique du président socialiste nouvellement élu a bien marqué une certaine rupture avec les anciennes pratiques, jusqu’à un certain point toutefois. D’un côté, une nouvelle équipe (Hélène Le Gal, Pascal Canfin, Thomas Melonio) a incarné une approche différente des affaires africaines, en phase avec l’opinion commune aux organisations non gouvernementales (ONG) et la doctrine des diplomates. Mais, de l’autre, la France n’étant pas la Norvège, le président François Hollande s’est retrouvé à devoir affronter des situations dramatiques, puis à se résoudre à des compromis parfois amers. Il est vrai que les débuts de sa politique africaine ont été marqués par quelques gestes forts, notamment la volonté de rappeler à certains dictateurs le respect des droits de l’homme, l’assouplissement de certains aspects de la politique migratoire française et la reconnaissance d’un passé franco-africain parfois douloureux. Le rapprochement franco-algérien, bien que limité, contraste en effet avec la période précédente.

Mais très vite, F. Hollande a dû dépasser cette approche prudente. Les conséquences de l’effondrement de la zone sahélienne, aux mains des djihadistes, l’ont obligé à agir. Les militaires vont alors prendre l’ascendant sur le président et le convaincre de lire autrement la réalité africaine. Sous leur influence, il se résout à l’intervention armée. L’espoir d’une prise en main de leur sécurité par les Africains ne résiste ainsi pas à l’épreuve des faits au Mali, puis en République centrafricaine (RCA). Le succès de l’intervention au Mali a conforté cette intuition et les difficultés rencontrées en RCA n’invalident pas ce choix, qui a évité bien des victimes dans un pays plongé dans le chaos.

La rupture est également limitée dans le domaine économique, la défense des intérêts français sur le continent se retrouvant désormais au centre de l’action du Quai d’Orsay. La vertu doit concéder quelque place à la nécessité au moment où l’enjeu principal de la présidence se concentre, en France, sur la lutte contre le chômage. Cette priorité explique-t-elle la poursuite des relations avec des présidents très controversés ? Lorsque certains chefs d’État africains manipulent la Constitution pour s’accrocher au pouvoir, voire répriment dans le sang l’opposition politique, Paris hésite. Le président F. Hollande a ainsi habilement su abandonner Blaise Compaoré, mais a manqué de fermeté ou s’est tu face aux méfaits d’un Paul Kagamé, d’un Paul Biya, d’un Joseph Kabila, etc. Par ailleurs, d’autres dirigeants socialistes nouent des liens avec les milieux dirigeants africains afin de consolider leur propre position nationale : le Premier ministre, notamment, peut-être tenté par un destin de chef d’État.

Réseaux, compromis, intermédiaires, soutiens à des dictateurs autrefois décriés : le réalisme était inévitable. La France reste une grande puissance, du moins en Afrique, et il faut accepter les contraintes liées à ce statut. Les pratiques perdurent, même s’il semble qu’une certaine transparence en la matière s’installe progressivement. L’auteur conclut sur les deux leçons enseignées par l’Afrique à F. Hollande : qu’il sait se comporter en chef de guerre victorieux, et qu’un homme d’État échappe difficilement aux désillusions suscitées par la corruption du pouvoir.

Yannick Prost

Haut fonctionnaire et maître de conférences à Sciences Po

L’enjeu mondial. L’environnement / François Gemenne (dir.), Paris, Presses de Sciences Po, 2015, 300 p.

Longtemps, les questions d’environnement ont été tenues en dehors de la sphère des relations internationales, la Terre étant censée être régie par les lois physiques et le monde par les lois politiques. Dans le dernier volume de la collection L’enjeu mondial, publiée aux Presses de Sciences Po, Bruno Latour en appelle à inventer une « gaïapolitique », une politique de la Terre. Dans cette perspective, l’ambition de cet ouvrage collectif est de présenter un large panorama des enjeux et des questions politiques et scientifiques que soulèvent les crises environnementales actuelles.

L’introduction de François Gemenne attribue à deux facteurs l’émergence de l’environnement comme sujet majeur des relations internationales depuis les années 1970. D’une part, les crises environnementales ont changé les rapports entre États, à tel point qu’elles ont fini par intéresser les organisations internationales. D’autre part, la plupart des problèmes environnementaux dépasse aujourd’hui les frontières étatiques, ne pouvant par conséquent trouver de résolution que dans un cadre international. Les relations internationales se voient donc bouleversées à la fois par le développement de nouveaux modes d’action publique et l’émergence de nouveaux acteurs.

L’enjeu mondial consacré à l’environnement s’articule en quatre parties. La première est dédiée aux fondements théoriques et historiques de la réflexion sur l’environnement, qui sont à l’origine des politiques internationales afférentes. Elle aborde ainsi les concepts-clés de « gaïapolitique » ou des biens communs de l’humanité. La deuxième partie analyse les enjeux du partage et de la répartition des ressources naturelles, en soulignant leur aspect éminemment politique, qu’il s’agisse d’eau ou d’hydrocarbures. Les différentes contributions ont le mérite de s’intéresser autant à la raréfaction des ressources et à la compétition qu’elle implique qu’aux nouveaux modes de coopération pour gérer ces ressources. Dans la troisième partie de l’ouvrage, les auteurs étudient la manière dont s’est organisée la coopération internationale pour traiter des questions environnementales, tout en soulignant les limites de cette gouvernance et en proposant des pistes pour la renouveler. Enfin, la dernière partie est consacrée à la question nouvelle des conséquences des crises environnementales pour les sociétés humaines. Les différents contributeurs réfléchissent alors à la manière dont les États peuvent se préparer aux nouveaux enjeux géopolitiques, en matière de défense ou de sécurité humaine, qui émergent à la suite de ces crises.

L’on pourrait reprocher un certain manque d’unité à cet enjeu mondial du fait de la diversité des sujets abordés, des styles et des horizons des auteurs. De fait, l’ouvrage n’est pas tant un volume destiné à être lu d’une traite qu’une anthologie de problématiques inscrites dans un large prisme de disciplines et auxquelles il est possible de se référer de manière indépendante. Les états des lieux de diverses problématiques environnementales – l’eau, l’agriculture, la précarité énergétique, la sécurité environnementale – succèdent aux questions plus conceptuelles, voire philosophiques, qui fournissent des cadres théoriques précieux pour l’analyse – les biens communs, la souveraineté.

L’environnement reste un sujet encore trop peu traité par les internationalistes francophones, et lorsque c’est le cas, il est davantage abordé sous l’angle des politiques publiques que des relations internationales. Alors que les questions climatiques ont envahi l’espace public avec la COP 21, les auteurs contribuent ici à placer l’environnement au cœur des sciences sociales, dans un effort salutaire pour renouveler la pensée de l’« Anthropocène », nouvelle ère géologique dans laquelle les humains seraient la principale force de changement de notre planète.

Camille Escudé

Diplômée d’un master recherche à Sciences Po