Novembre 2015
Moyen-Orient : un basculement historique / Entretien avec Jean-Paul Chagnollaud
La France, le mondeRIS 100 - Hiver 2015
Didier Billion et Marc Verzeroli – Près de cinq ans après le début de l’onde de choc politique qui a pris naissance dans la région, peut-on établir un premier bilan ?
Jean-Paul Chagnollaud – Je crois que nous n’avons pas seulement affaire à des crises spécifiques liées à un pays ou à un autre ; je pense que l’on est dans un véritable basculement historique d’une partie du Moyen-Orient, qui est loin de se limiter aux révoltes enclenchées dans plusieurs pays à partir de 2011. Par conséquent, aucun bilan ne peut sérieusement se faire aujourd’hui, ou alors il ne s’agira que du bilan d’une séquence de quatre ans marquée par l’échec de mouvements populaires partout dans le monde arabe, à l’exception de la Tunisie. Ce serait aller trop vite en besogne, car le processus engagé est vraiment profond. Ce n’est que dans dix, quinze ou vingt ans que nous pourrons avoir la distance nécessaire pour appréhender véritablement ce qui a commencé à se passer il y a maintenant plus de quatre ans. Par ailleurs, les guerres civiles qui déchirent l’Irak et la persistance dramatique du conflit israélo-palestinien n’ont rien à voir avec ces révoltes.
Certains observateurs évoquent de plus en plus fréquemment la fin de l’ordre régional induit par les accords Sykes-Picot [1]. Que pensez-vous de cette assertion ?
Jean-Paul Chagnollaud – Je pensais justement à ces accords lorsque j’évoquais un basculement historique. Un ordre géopolitique régional a, en effet, été instauré dans les années suivant la fin de la Première Guerre mondiale. Ce moment ne se résume pas uniquement aux accords Sykes-Picot de 1916 ; il se poursuit avec la Conférence de Paris en 1919, puis avec celle de San Remo en 1920 et le traité de Lausanne en 1923… Cette période décisive a été marquée par une longue confrontation à la fois diplomatique et militaire entre des logiques impériales – de la Grande-Bretagne et de la France – et des aspirations nationales. Au terme de multiples négociations politiques et de nombreux affrontements armés, ce nouvel ordre géopolitique, issu de l’effondrement de l’Empire ottoman, a laissé ouvert trois types de contradictions majeures.
Les deux puissances impériales ont créé des États sans nations en se limitant à des découpages de territoires sans tenir compte des volontés des peuples concernés ; et il n’y a donc pas eu de véritable dialectique entre un pouvoir, un territoire et des populations. On a ainsi sommé des peuples de vivre dans un espace donné là où il n’y avait guère de sentiment national homogène, alors même que de tels sentiments existaient par ailleurs, mais étaient liés à d’autres dimensions territoriales. Ce fut le cas du Liban, de la Syrie, de l’Irak et de la Transjordanie. En Palestine, la situation devient encore plus complexe avec la décision des Britanniques d’installer un foyer national juif contre la volonté des Arabes…
La deuxième contradiction majeure est liée au fait qu’ont été délaissées des nations qui aspiraient à un État. On les a marginalisées, oubliées. Il en existe au moins trois : les Arméniens, à qui l’on avait promis des territoires importants et qui se sont finalement retrouvés sur un petit espace au sein de ce qui allait devenir l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) ; les Kurdes, auxquels on avait aussi promis un État dans le cadre du traité de Sèvres (article 64) ; et, bien entendu, les Palestiniens. Ces nations ont été totalement abandonnées. Le même raisonnement s’applique pour certains segments du monde arabe comme, par exemple, avec l’émir Fayçal qui voulait un vaste royaume arabe dans le Bilad el-Cham avec Damas comme capitale. Il l’a même proclamé au début de 1920 avant d’en être chassé par les Français, qui écrasèrent son armée à la bataille de Khan Mayssaloun en juillet 1920…
La troisième contradiction est encore plus complexe. Dans cette région existait une grande diversité de communautés ethniques et confessionnelles où les références nationales et citoyennes n’étaient guère présentes. Aussi cet ordre géopolitique a été surtout construit sur des bases communautaires. Cette approche servait aussi bien les intérêts des puissances impériales que ceux de certaines classes dominantes locales.
Dès le départ, il y a donc une contradiction potentielle entre appartenance communautaire et revendication citoyenne. Elle n’a toujours pas été vraiment résolue à l’heure actuelle : regardez ce qui se passe au Liban et en Irak. Ou encore en Israël où la détermination du gouvernement de Benyamin Netanyahou à revendiquer un État juif exclut les Arabes israéliens d’une pleine citoyenneté israélienne.
Depuis quelques années, l’ensemble de cette architecture est en train de s’écrouler. Les États sans nations sont de plus en plus fragilisés par ces contradictions internes que des décennies d’autoritarisme avaient plus ou moins masquées et étouffées. Les nations sans États, comme les Kurdes – dans des conditions différentes en Turquie, en Syrie et en Irak –, continuent à vouloir soit une autonomie, soit quelque chose qui ressemble à l’indépendance. Et les Palestiniens, évidemment, depuis maintenant près d’un siècle, veulent leur État. Nous sommes donc face à une reconfiguration dont on ne sait absolument pas à quoi elle va aboutir.
En d’autres termes, les États-nations tels qu’ils apparaissent, au moins dans leurs configurations frontalières, pourraient-ils pour certains d’entre eux être amenés à disparaître ?
Jean-Paul Chagnollaud – Il faut bien s’entendre sur cette notion. Un Étatnation est le résultat d’un long processus historique ; il ne peut surgir d’un coup à la suite d’un découpage territorial. Quand, dans les années 1920, on crée des États en traçant des frontières à l’intérieur desquelles des populations sont contraintes de vivre, tout le processus de construction de l’État-nation est à inventer. Au départ, il n’y donc pas d’État-nation dans cette région que l’on pourrait appeler l’espace Sykes-Picot. Par contre, tout autour, nous avons affaire à de vrais États-nations. C’est évidemment le cas de la Turquie, qui s’appuie sur la longue tradition étatique de l’Empire ottoman : entre 1918 et 1923, sous l’impulsion de Mustafa Kemal Atatürk, il y a eu une réaction nationale très forte qui est venue s’opposer, avec succès, à la volonté des vainqueurs de dépecer leur territoire. Et les Turcs ont affirmé d’emblée une conception très fermée de la nation, avec toutes les violences terribles que cela implique : le génocide des Arméniens en 1915, puis l’expulsion des Grecs orthodoxes qui s’achève par une convention d’échange de populations entre la Grèce et la Turquie (Grecs orthodoxes de Turquie et Turcs de Grèce [2]). Ce processus a mené à la construction forte, dense, d’un réel État-nation. Il existe également un État-nation en Égypte, ancré depuis longtemps dans la vallée du Nil, tout comme en Iran avec l’arrière-plan historique de l’Empire perse. Et si l’on observe les étapes de la formation de l’Arabie saoudite, on trouve aussi un processus qui ressemble à la formation d’une nation, même si les choses sont plus complexes.
Bien sûr, avec le temps, il y a eu des processus de construction nationale au sein des États nés dans cette période des années 1920. D’une certaine manière, c’est le cas en Syrie, avec ses limites et ses contradictions – les Kurdes en ont été exclus et ce ne fut jamais une construction citoyenne. Il n’y a pas eu de construction comparable en Irak : les Kurdes ont aussi toujours été exclus, mais les chiites également. Le Liban, pour sa part, a connu une construction nationale tiraillée entre citoyenneté et communauté, qui explique l’état dans lequel se trouve ce pays aujourd’hui encore, après une guerre civile qui a duré quinze ans. En revanche, dans un pays comme la Jordanie, pourtant totalement artificiel au départ puisque les Britanniques voulaient simplement isoler le panarabisme irakien du mandat qu’ils étaient en train d’installer en Palestine, a finalement émergé un sentiment identitaire autour de la dynastie hachémite, et ce pays semble aujourd’hui étonnamment bien tenir.
Ne pensez-vous pas qu’il existe malgré tout un attachement à ces identités nationales « artificielles », comme au Liban par exemple, pays qui, en dépit de toutes ses contradictions et de sa diversité communautaire, ne s’est finalement pas fragmenté ?
Jean-Paul Chagnollaud – Il est intéressant de noter qu’il existe un attachement incontestable à une forme de libanité, au pays lui-même. Mais dans le même temps, les appartenances communautaires restent extrêmement fortes. Les Libanais n’ont pas réussi à trouver une construction nationale qui serait, par exemple, une construction citoyenne. Plusieurs générations se sont succédé, et il y a toujours eu – c’est encore le cas aujourd’hui avec une partie de la jeunesse libanaise – une aspiration à une construction nationale de ce type.
Il existe donc une inconstestable libanité et, en même temps, une appartenance chiite, maronite, sunnite, avec toutes les contradictions que cela implique. C’est une tension très forte et une dialectique constante qui rendent le pays à la fois extrêmement fragile et étonnamment résistant. Il existe aussi une demande d’État au sens de pourvoyeur de service public, ainsi qu’une demande d’État citoyen.
Le Liban est un pays ayant traversé des périodes terribles qui, malgré des efforts importants, n’a encore pas résolu ces questions.
Si l’on postule que les dynamiques à l’œuvre vont pousser à une réorganisation de cet espace, sur quelles bases cela pourrait-il se réaliser ?
Jean-Paul Chagnollaud – Si l’on évoque comme hypothèse de réflexion les trois conditions que j’évoquais précédemment, il faudrait essayer de penser à la manière dont on pourrait résoudre ces contradictions. En clair, il s’agirait d’effectuer du nation-building là où il existe des États sans nations. En théorie, le problème paraît plus simple là où l’on trouve des nations sans État : il suffirait d’accorder un État aux Palestiniens et aux Kurdes, même si le Kurdistan irakien est déjà une forme d’État en soi, puisqu’il en a les attributs sur le plan économique et militaire – les choses sont plus complexes sur le plan géopolitique. Enfin, sur le troisième point, le défi consisterait à trouver les moyens politiques de dépasser la contradiction entre communauté et citoyenneté, ce qui est sans doute l’aspect le plus difficile à assumer.
À partir de ce constat, le Moyen-Orient que l’on pourrait imaginer serait donc doté d’au moins deux nouveaux États : la Palestine et un État kurde, ou alors un État irakien refondé et suffisamment fédéraliste pour accueillir un Kurdistan très autonome. Mais alors faudrait-il également un statut particulier pour les Kurdes de Turquie et de Syrie.
Enfin, le dépassement du rapport communauté-citoyen ne peut passer que par la démocratie, mais celle-ci reste liée aux aspects démographiques et communautaires. Imaginez le principe « un homme, une voix » au Liban : il a de quoi effrayer, entre autres, les maronites, qui seront assurés de toujours rester dans la minorité. Mais il est possible d’imaginer des systèmes constitutionnels qui permettent, en partie, de résoudre ce type de contradictions. Toutefois, il ne faut pas oublier que ce que j’évoque ici est un Moyen-Orient rêvé.
Vous évoquiez la question palestinienne. Peut-on toujours la considérer comme un enjeu central de la région ?
Jean-Paul Chagnollaud – Je fais partie de ceux qui demeurent convaincus de la centralité de cette question, pour de multiples raisons. La plus évidente est que ce conflit se perpétue depuis des décennies et qu’il a une résonance absolument inouïe dans les mondes arabe et musulman. L’écho d’une profonde injustice vécue par les Palestiniens fait de ce conflit un réel point de fixation.
S’il existait des hommes d’État courageux ici ou là, ils auraient en priorité la volonté d’en finir avec cette situation, qui tourne à une forme d’apartheid dans les Territoires palestiniens occupés. Le fait de résoudre cette question apaiserait les tensions régionales, même si évidemment cela ne réglera ni la question syrienne ni la question irakienne. Mais si l’on réfléchit à ce qui pourrait se produire avec la fin de l’affrontement israélo-palestinien et la création d’un État palestinien à côté d’Israël, on imagine facilement les dynamiques qui pourraient alors s’enclencher entre les deux peuples sur le plan politique, économique et culturel. Beaucoup de choses pourraient se réaliser. Par exemple, j’étais récemment à Tel-Aviv, où j’ai rencontré des hommes d’affaires israéliens qui rongeaient leur frein devant l’impossibilité de travailler avec leurs homologues de Naplouse ou d’Hébron.
Il faut imaginer ce que serait cette paix et ce qu’elle apporterait à tous les peuples de la région et au-delà pour comprendre a contrario l’importance de la centralité de cette question. Mais l’imagination fait trop souvent défaut à beaucoup de gens.
Peut-on considérer qu’il existe une crise de leadership ? Cela constitue-t-il une difficulté supplémentaire ?
Jean-Paul Chagnollaud – Je commencerais à nouveau avec une anecdote personnelle : en 1994, j’ai rencontré Shulamit Aloni, qui a été ministre du gouvernement d’Yitzhak Rabin et qui était alors à la tête du Meretz. Et j’ai été frappé par ses épaules : elles étaient voûtées, fatiguées, on avait le sentiment qu’elle avait tout donné et qu’elle n’en pouvait plus. En voyant cette dame, pour laquelle j’avais beaucoup de respect, j’ai mieux compris le sens de l’expression « avoir les épaules solides ». Il faut bien comprendre que l’exercice du pouvoir dans des configurations politiques où les enjeux concernent le destin d’un peuple est quelque chose d’extrêmement lourd et difficile. Seuls très peu d’hommes et de femmes d’État sont capables d’affronter de tels enjeux, qui sont historiques et ont des conséquences énormes sur la vie et la mort de nombreux concitoyens. Dans la période récente, Y. Rabin avait cette capacité : c’est lui qui portait l’effort, et non Shimon Pérès. Cette question du leadership est donc centrale.
Mon anecdote rappelle, me semble-t-il, ceci : un homme ou une femme politique peut finir par renoncer devant l’ampleur de la tâche, pour des raisons très humaines, car nous avons tous nos limites. Il ne faut évidemment pas oublier les autres types de personnages : les cyniques, les opportunistes, etc. Mais pour pouvoir prendre des décisions historiques majeures, il faut des dirigeants à la hauteur. Et l’on en manque.
Au-delà d’une figure politique spécifique, peut-on imaginer un pays particulier en situation de s’affirmer comme leader régional ?
Jean-Paul Chagnollaud – Si l’on parle de leadership régional, nous avons aujourd’hui une nouvelle donne géopolitique à deux niveaux.
Premièrement, au plan strictement régional, les grandes capitales du monde arabe ont disparu : Bagdad, Damas, Le Caire n’ont plus le poids et l’influence politiques qui étaient les leurs il y a encore seulement quelques années et ne les retrouveront pas de sitôt. La seule exception demeure Riyad, qui reste un pôle important à plusieurs titres. En parallèle, on trouve Ankara, ainsi que deux pôles régionaux majeurs et antagoniques qui sont l’Iran et l’Arabie saoudite. Cette rivalité se manifeste de mille et une façons et n’est pas réductible à la coupure chiite-sunnite : il s’agit de rapports de puissance plus globaux.
Deuxièmement, depuis la fin de la guerre froide, il n’existait qu’une seule puissance extérieure à la région capable de faire ce que bon lui semblait : les États-Unis. Cet état de fait a pris fin depuis quelques années, pour des raisons liées, entre autres, à la position de Barack Obama, désireux d’en finir avec les engagements désastreux de George W. Bush. Mais la façon de procéder du président américain fait que son retrait coïncide avec la volonté russe de retrouver un statut de puissance, pas simplement régionale mais mondiale. Depuis plusieurs années, la Russie s’impose donc comme la puissance influente au Moyen-Orient : on l’a vu en Syrie, mais pas seulement. Cela s’accélère encore depuis quelques mois, avec un engagement militaire qui donne à Moscou les moyens d’une diplomatie qui apparaît, quoi qu’on en dise, très cohérente.
On peut être en désaccord total avec Vladimir Poutine, mais il est difficile de critiquer la constance de sa politique : les Russes soutiennent Bachar Al-Assad depuis le début, tandis que les États-Unis tergiversent constamment et que les Français, qui voulaient agir, ont été lâchés par ces derniers. L’Europe, pour sa part, refuse de voir quoi que ce soit, n’est pas capable d’être à la hauteur des enjeux et pense que ces problèmes ne concernent que la région alors que les répercussions sur l’ensemble de l’Union sont évidentes. Elle s’étonne, par exemple, de voir arriver des réfugiés, alors même qu’elle n’a rien fait quand il était encore possible d’agir pleinement sur place. Le rapport entre ici et là-bas me paraît décisif ; ce qui se passe là-bas nous concerne directement ici. Et l’Europe fait preuve d’une pusillanimité dramatique porteuse, à terme, de conséquences très graves.
Ce retour de la Russie dans la région vous paraît-il destiné à durer ou se limite-t-il à l’affaire syrienne ?
Jean-Paul Chagnollaud – Ce retour n’est circonscrit ni à la Syrie ni à la région : il est global. Pour le Moyen-Orient, il suffit de comparer quelques moments-clés. En 1991, lorsque commence la guerre du Golfe, l’URSS est hors jeu. Elle est alors en pleine décomposition interne, avec le coup d’État contre Mikhaïl Gorbatchev au mois d’août, et elle disparaît en décembre ! En 2003, lorsque les États-Unis attaquent l’Irak, la Russie est marginalisée et ne peut s’opposer à l’intervention américaine. Dix ans plus tard, la situation est totalement différente : Moscou a l’initiative politique en Syrie, comme on l’a vu notamment au mois d’août 2013 avec l’affaire des armes chimiques et actuellement avec le renforcement de son intervention militaire dans ce pays. Il suffisait d’écouter Vladimir Poutine à l’Assemblée générale des Nations unies récemment – en septembre 2015 – pour comprendre ses objectifs : alors qu’il n’y était pas venu depuis huit ans, il y a tenu un véritable discours de politique étrangère globale pour réaffirmer la puissance de la Russie. Il s’est même permis de donner des leçons aux Américains en leur reprochant de manière ironique d’oublier l’importance du Conseil de sécurité… Ce retour russe concerne donc bien le jeu international dans son ensemble.
Une grille de lecture des évolutions régionales en vogue consiste à voir dans l’affrontement chiite-sunnite un paramètre pertinent et structurant. Est-ce convainquant ?
Jean-Paul Chagnollaud – Je crois que, là encore, il existe plusieurs niveaux d’analyse et plusieurs séquences temporelles. Il faut donc essayer de concilier à la fois le temps et l’espace.
Il existe une opposition chiite-sunnite réelle qui tient à la fois de l’Histoire et de la culture. Elle s’est aussi prolongée sur le plan sociétal ; ainsi, par exemple, sous l’Empire ottoman, les chiites étaient marginalisés. Et à l’époque contemporaine, le premier mouvement qui, au Liban, va prendre en compte les intérêts des chiites s’appelle le mouvement des déshérités, ce qui en dit long sur les conditions sociales dans lesquelles étaient reléguées ces populations.
En revanche, sur le plan politique, cette dimension est le plus souvent instrumentalisée, tout particulièrement à l’heure actuelle. Il s’agit, selon moi, d’une grille de lecture trop simpliste. Pendant un temps, on parlait ainsi de l’« arc chiite ». On y intégrait Téhéran, Damas, le Hezbollah et… le Hamas qui, évidemment, n’a rien à voir avec les chiites ; il avait alors simplement rejoint une alliance stratégique entre acteurs défendant des intérêts convergents. Par ailleurs, si l’on prend l’exemple de Daech, on constate que cette organisation combat les chiites mais aussi les sunnites, et si elle le pouvait, elle s’attaquerait à Riyad et à La Mecque. Cette organisation sunnite est donc aussi un danger pour les sunnites eux-mêmes. Cette dichotomie chiite-sunnite a du sens, mais il ne faut pas aller trop vite en besogne en l’adoptant comme grille de lecture unique.
D’un point de vue plus général, quelle appréciation portez-vous sur la politique menée par la France dans la région ?
Jean-Paul Chagnollaud – À titre personnel, je tendrais d’abord à m’interroger sur ce que signifie « avoir une politique ». Existe-t-il une réflexion stratégique conduite avec une vision d’ensemble ? Je n’en ai pas le sentiment.
Prenons un exemple simple : s’agissant de la reconnaissance d’un État palestinien à l’Assemblée générale des Nations unies en novembre 2012, fallait-il voter oui, non ou s’abstenir ? Il ne s’agissait pas, en soi, d’une décision très compliquée. Si l’on avait une vision stratégique, la question aurait été tranchée bien en amont du vote. Or, elle ne l’a été – je l’ai vu concrètement – que quelques jours avant : le Quai d’Orsay avait une position, certains conseillers de l’Élysée en avaient une autre, et finalement François Hollande n’a tranché qu’au dernier moment. Il y a bien d’autres exemples qui montrent bien qu’il n’existe pas vraiment de pensée politique globale sur la région ; on est plutôt dans la réactivité, avec les hésitations qui l’accompagnent…
En outre, lorsque la France prend une position cohérente, comme dès les premiers mois de la révolte en Syrie, elle ne se donne guère les moyens de ses ambitions. Alors qu’elle voulait soutenir les rebelles « modérés », chasser Bachar Al-Assad et éviter que les djihadistes ne soient renforcés, le résultat est tout différent : les rebelles modérés ont presque disparu, Bachar Al-Assad est toujours en place et les djihadistes sont partout. La France n’est évidemment pas la seule responsable de ces échecs, d’autant qu’elle n’a été soutenue ni par les Européens ni par les Américains, mais elle y a sa part. Je reste donc frappé par notre incapacité à penser une politique globale au Moyen-Orient.
Un autre exemple est celui de l’Iran : nous nous sommes laissé aller dans une posture dépourvue d’anticipation sur le fait qu’un jour, il faudrait que l’Iran revienne dans la communauté internationale et que la France devrait alors restaurer des relations privilégiées et complexes avec ce grand pays. À l’inverse, nous nous sommes fourvoyés dans des fascinations étranges en prenant le Qatar pour une puissance. J’ai même entendu des experts mettre presque sur le même plan le Qatar et l’Iran. Si le soft power de l’Émirat est réel, les deux pays appartiennent, d’un point de vue historique comme politique, à deux catégories totalement différentes, et la France a manqué une occasion d’anticiper une ouverture appropriée vers Téhéran bien avant l’accord sur le nucléaire de juillet 2015.
À propos de l’Iran, comment analysez-vous sa réintégration dans le jeu régional et international ?
Jean-Paul Chagnollaud – Ce pays est gouverné par un archipel de pouvoirs – le Guide suprême, le président, l’Assemblée, les pasdarans, etc. – au sein duquel les rapports de forces sont très complexes. On trouve en Iran des gens qui se refusent au moindre rapprochement avec l’Occident, et qui l’ont bien montré à plusieurs reprises. Mais l’on trouve aussi des forces très favorables à cette ouverture : une grande partie de la classe moyenne et de la jeunesse ont soif d’Occident, ce que j’ai moi-même pu constater lors de conférences données à l’Université de Téhéran il y a quelques années. Je pense qu’il s’agit d’un grand pays, d’une grande civilisation et que ce régime, dont j’espère qu’il va évoluer, finira par ramener l’Iran dans la communauté internationale. Pas seulement pour des raisons tactiques.
Et, de toute façon, on ne peut rien faire aujourd’hui dans la région sans parler avec Téhéran. Nos dirigeants l’ont bien compris. Il n’y a pas si longtemps, François Hollande et Laurent Fabius excluaient l’idée que l’Iran puisse être un partenaire considérant la situation en Syrie. Or, tous deux appuient désormais le fait qu’un dialogue avec Téhéran est indispensable ; le président Hassan Rohani est même sur le point de venir à Paris, ce qui est une très bonne chose. Mon regret est que l’on ait mis aussi longtemps à le comprendre. C’est une anticipation manquée, par manque de vision.
Bien sûr, il fallait poser des conditions à cette reprise du dialogue et ne se faire aucune illusion sur ses difficultés. Mais ce pays, encore une fois, reste un acteur essentiel pour toute politique que l’on souhaite mener au Moyen-Orient. Il en va de même pour la Turquie : il faut faire preuve d’ouverture envers ces grands pays et éviter les erreurs liées au poids médiatique de telle ou telle capitale. Repensez au Qatar, et à cette fascination que j’évoquais précédemment : ce pays joue un rôle important, mais il faut remettre les choses à leur place.
Vous avez évoqué la vision – ou l’absence de vision – de la France au Moyen-Orient. Comment notre pays est-il désormais perçu dans la région ?
Jean-Paul Chagnollaud – Il est difficile d’établir un constat univoque, car cela dépend du pays où l’on se trouve. À Téhéran, à Ramallah, à Tel-Aviv, la réponse ne sera pas la même. J’ai l’impression, toutefois – mais cela reste très subjectif –, qu’il existe globalement une forme de nostalgie de la France. J’ai le sentiment que les populations attendent toujours quelque chose de notre pays.
Dans le domaine qui est le mien, celui de l’université, je vois bien l’impact qu’un Français peut avoir, que ce soit à Beyrouth, à Téhéran ou ailleurs. Pas en tant que simple individu, mais pour ce qu’il représente de France. Avoir une relation privilégiée avec des universités et universitaires français compte encore énormément aujourd’hui dans la région.
Si l’on ne se fait plus d’illusions sur l’Union européenne, la France est, pour sa part, encore attendue. Lorsque notre pays prend une initiative, il est toujours observé avec intérêt. On ne coupe pas aisément les racines historiques : nous avons joué un rôle important dans la région, et je pense qu’il suffit de réanimer ce qui peut l’être. Il existe d’ailleurs des moments où l’on retrouve, dans un acte précis, l’idée que l’on se fait de nous, comme lors du discours de Dominique de Villepin aux Nations unies en 2003. L’attente est encore là. Il ne faut pas la décevoir.
- [1] NDLR : Signés en 1916 par la France et le Royaume-Uni, les accords Sykes-Picot prévoyaient le partage du Proche-Orient en différentes zones d’influences à l’issue de la Première Guerre mondiale. Ces accords sont considérés comme le fondement des frontières actuelles de la région.
- [2] NDLR : La convention signée en janvier 1923 est ensuite intégrée au traité de Lausanne (juillet 1923), qui fixe définitivement les frontières turques et organise les déplacements de populations visant à assurer l’homogénéité religieuse à l’intérieur des nouvelles frontières.