Juin 2017
L’Union européenne à l’heure du moment « réactionnaire » / Par Bastien Nivet
Contestations démocratiques, désordre international ?RIS N°106 - Été 2017
« Que doit faire la Hongrie lorsque, en dépit d’une série d’attaques terroristes récentes en Europe, Bruxelles veut la forcer à laisser entrer des migrants illégalement ? » En posant cette question dans un questionnaire envoyé aux citoyens hongrois le 1er avril 2017 et intitulé « Stoppons Bruxelles [1] », le Premier ministre Viktor Orbán oppose sa légitimité démocratique de chef de gouvernement élu et celle des citoyens hongrois, d’un côté, à la recherche d’une solution à un défi commun par une Union européenne (UE) à la légitimité démocratique plus indirecte, de l’autre. Cette opposition est significative du moment réactionnaire actuel autant que des questions qu’il soulève pour l’UE : un moment de confusion politique et démocratique marqué par la fragilisation du modèle libéral-démocratique censé triompher dans l’après-guerre froide, associant démocratie, État de droit, libéralisme politique et économique et progrès social dans sa dimension interne, et ouverture et multilatéralisme dans sa dimension internationale. Ce contexte fragilise la viabilité, la légitimité et la capacité d’action autant que l’influence extérieure de l’UE. À l’intérieur de ses frontières, l’Union fait face à des tensions politiques multiformes qui pèsent sur sa capacité d’action et renouvellent les débats plus anciens sur sa légitimité et sa représentativité démocratiques. Sur la scène internationale, elle risque de se retrouver de plus en plus seule à défendre un ordre international libéral et démocratique, incarné notamment par des pratiques multilatérales et normatives. Tout en mettant en évidence les acquis juridiques et politiques de l’UE, le moment réactionnaire européen et mondial actuel en rappelle aussi les contradictions institutionnelles et démocratiques intrinsèques, et interroge sa capacité à se projeter comme une force progressiste, à l’intérieur comme à l’extérieur de ses frontières.
Un moment réactionnaire européen et mondial ?
L’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis, les crispations nationalistes et xénophobes ayant marqué certains débats sur le référendum sur le « Brexit » au Royaume-Uni, les évolutions politiques en Hongrie, en Slovaquie ou en Pologne, les dérives autoritaires en Turquie sont autant de processus politiques nationaux, avec leurs propres causes, dynamiques et significations. Leur addition forme néanmoins un moment politique et diplomatique particulier, un moment réactionnaire car marqué par un recul de pratiques, normes et valeurs incarnant les progrès politiques, démocratiques et diplomatiques de l’après-guerre froide.
Des crispations et régressions démocratiques européennes multiformes
Des échanges récents entre la Commission européenne et les gouvernements polonais, roumain, hongrois ou slovaque autour d’enjeux concernant les valeurs fondamentales européennes, le respect de l’État de droit et des libertés individuelles et civiques ont révélé des menaces de reculs démocratiques dans certains États membres de l’UE. Celle-ci est confrontée à l’émergence, en son sein, de régimes correspondant à ce que Fareed Zakaria avait appelé dès 1997 les « démocraties illibérales » [2], régimes issus d’élections démocratiques libres, mais se livrant à des atteintes à l’État de droit et à la séparation des pouvoirs, à la liberté d’expression ou de la presse, à des remises en cause de libertés civiles ou de progrès sociaux. Au-delà de l’impact néfaste qu’ils peuvent avoir pour leurs propres citoyens, ces pouvoirs constituent une menace réelle pour l’UE et son fonctionnement, tant ils s’accommodent mal des habitus de compromis et de négociation inhérents à l’intégration européenne et de certains pans de l’acquis communautaire.
Parallèlement aux tensions intra-européennes que ces gouvernements peuvent créer par leur attitude de défiance ou d’intransigeance, l’Union est aussi confrontée à la menace, plus ou moins directe et plausible, de se voir remise en cause dans son fonctionnement ou son existence par la montée en puissance de partis faisant de la contestation de l’appartenance à l’UE ou à l’euro l’un de leurs principaux arguments électoraux. Les débats sur le « Brexit » au Royaume-Uni, le socle électoral significatif des partis « populistes de droite radicale » [3] en France ou aux Pays-Bas alimentent cette tension politique. Si pour l’heure seul le référendum britannique du 23 juin 2016 a enclenché une déseuropéanisation concrète, ces partis contestant entre autres l’appartenance de leur pays à l’Union – sans parler de leurs atteintes à ses valeurs fondamentales – représentent un poids électoral suffisamment sérieux pour perturber les débats politiques européens même s’ils ne parviennent pas forcément au pouvoir, en influençant notamment l’agenda et le comportement politiques de certaines formations plus modérées.
La crise du multilatéralisme
L’UE est aussi mise en difficulté, dans son rapport au monde, par la dimension internationale de ce mouvement réactionnaire : États-Unis de Donald Trump, Russie de Vladimir Poutine, dérives du pouvoir de Recep Tayyip Erdogan en Turquie font reculer les valeurs et pratiques démocratiques à l’intérieur, mais aussi à l’extérieur de leurs frontières. Les retours en arrière démocratiques internes, en Europe et ailleurs, se prolongent ou s’accompagnent de dynamiques similaires dans les pratiques internationales, conduisant à une crise du multilatéralisme. L’échec et les blocages de l’Organisation des Nations unies (ONU) sur la question syrienne, la confirmation de la non-participation de certaines des principales puissances actuelles à la Cour pénale internationale (États-Unis, Russie, Chine), les crispations et intransigeances de régimes comme la Russie de V. Poutine et la Turquie de R. T. Erdogan, les menaces de l’administration Trump sur l’accord de Paris sur le climat constituent la dimension internationale du mouvement réactionnaire caractérisé par les poussées populistes internes. Ils vont à rebours des espoirs post-guerre froide d’un monde régi par la coopération et le multilatéralisme, dans lequel l’UE avait pu trouver une raison d’être diplomatique et une vocation internationale lui permettant de contourner ses propres impuissances et limites structurelles. Retour à des réflexes de repli nationaux et de recours à l’usage de la force, triomphe de postures internationales rigides et peu enclines au compromis, stigmatisation de l’Autre et postures diplomatiques volontairement clivantes caractérisent, à l’échelle internationale, les dérives réactionnaires qui revêtent à l’intérieur des frontières les formes du populisme, de l’extrémisme et des démocraties illibérales.
L’ampleur, la généalogie et la longévité de ce contexte européen et mondial de retour en arrière politique, démocratique et diplomatique sont difficiles à évaluer. Ce « moment réactionnaire » est ainsi en partie une exploitation, une exacerbation, un contrecoup des limites et difficultés intrinsèques et préexistantes de l’UE, du système international et du multilatéralisme. Il revêt quoi qu’il en soit une importance particulière pour l’Union : elle se retrouve dans une position paradoxale de rempart pour défendre des principes et valeurs démocratiques et libérales face à des gouvernements et suffrages citoyens qui bénéficient pourtant d’une légitimité démocratique plus directe et évidente que les institutions européennes elles-mêmes.
Tensions démocratiques en Europe : l’Union entre cause et rempart
Dans ce moment réactionnaire, les institutions européennes subissent une tension politique et démocratique particulière, car le système institutionnel et décisionnel européen, rempart potentiel contre des reculs démocratiques, est aussi paradoxalement l’une des causes de la crise de la démocratie en Europe.
Le déficit démocratique européen renouvelé
Les contestations internes de l’UE en soulignent les faiblesses et contradictions intrinsèques. La notion de déficit démocratique, très englobante et malléable [4], décrit une distanciation entre le niveau décisionnel européen et les citoyens que les partis et gouvernements contestant la légitimité de l’UE instrumentalisent et exploitent. Elle recouvre souvent deux critiques principales : une consultation insuffisante des citoyens sur la construction européenne et ses grandes orientations d’une part, une absence de contrôle et de légitimité démocratique des décisions prises à l’échelle européenne par les principales institutions communautaires d’autre part.
Concernant la première critique, le concept de consensus permissif [5] a longtemps été utilisé pour décrire une relation non conflictuelle mais distendue entre la construction européenne et les citoyens européens, dont les référendums danois et français de 1992 sur le traité de Maastricht ont sonné le glas [6]. Ces consultations avaient mis en lumière le possible rejet de nouvelles étapes de la construction européenne par les citoyens des États membres. Plus récemment, les référendums irlandais de 2001 et 2008 et, plus encore, français et néerlandais du printemps 2005 sur le projet de traité constitutionnel européen ont marqué une rupture, ouvrant l’ère d’un ressentiment plus ou moins actif à l’encontre de l’UE telle qu’elle évolue, se matérialisant dans les résultats référendaires et électoraux. Le référendum sur le « Brexit » du 23 juin 2016 n’est que l’exemple le plus récent et symbolique de la propension des citoyens européens à ne pas valider systématiquement les choix et engagements européens souscrits par leurs gouvernements nationaux. L’usage du référendum sur des enjeux complexes en démocratie demeure objet de débats, et chacune des consultations organisées sur l’UE possède ses propres dynamiques et significations politiques nationales et conjoncturelles. Mais toutes confrontent les institutions européennes et gouvernements des États membres à un même paradoxe démocratique : plus les citoyens européens sont consultés sur les enjeux européens, moins ils hésitent à exprimer une contestation de l’UE telle qu’elle existe et de sa légitimité. Le Parlement européen (PE) illustre une autre dimension de ce paradoxe : la non-appropriation par les citoyens des tentatives de démocratisation de l’UE. Institution susceptible plus que toute autre de « faire rentrer les citoyens » dans le système décisionnel européen, porteur d’un potentiel de politisation et de mise en débat positif des politiques européennes, le PE a vu ses pouvoirs augmenter à chaque réforme institutionnelle depuis 1992, mais le niveau de participation décroître dangereusement élections après élections, avec des taux d’abstention très élevés dans certains États membres lors des dernières élections européennes de 2014.
Plus elles s’ouvrent sur la société civile et cherchent à se rapprocher des citoyens, plus les institutions européennes semblent donc faire l’objet de remises en cause de leur légitimité et de leur représentativité démocratiques, voire d’un désengagement des citoyens. Des pratiques européennes récentes, comme le contournement des résultats de référendums, la cristallisation de principes de politiques économiques limitant les choix nationaux ou les renforcements des pouvoirs de la Commission et de la Banque centrale européenne (BCE) en matière de politique budgétaire et monétaire ont par ailleurs alimenté le sentiment de décisions européennes technocratiques et non démocratiques. Des spécificités et complexités inhérentes à ce système de décision comme le recours aux comités [7], la nomination mal connue de la Commission, le fonctionnement complexe du triptyque Commission-Conseil-Parlement rendent enfin délicate une appropriation citoyenne de cet ensemble institutionnel et juridique complexe.
L’UE, rempart démocratique malgré tout ?
Malgré ses limites et fragilités internes, l’UE a été, à l’intérieur de ses frontières comme au-delà, un pôle et un rempart démocratique. Contrairement à l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), qui a pu compter en son sein la dictature des colonels en Grèce de 1967 à 1974 et des régimes autoritaires en Turquie, la Communauté économique européenne (CEE), puis l’UE n’ont dénombré que des démocraties parmi leurs États membres. Même si la construction européenne a été excessivement centrée sur les enjeux économiques et commerciaux, l’adhésion aux principes démocratiques et d’État de droit a toujours été une condition d’entrée et de maintien dans l’ensemble communautaire. L’accession a même été un levier d’encouragement, de soutien et de consolidation des transitions démocratiques dans les jeunes démocraties du Sud – Grèce en 1981, suivie de l’Espagne et Portugal en 1986 –, puis du Centre et de l’Est de l’Europe – avec les adhésions de 2004, 2007 et 2013. Il existe donc un lien incontestable entre l’appartenance à l’UE et le statut de démocratie, que la trajectoire de pays comme la Hongrie ou la Slovaquie questionne aujourd’hui.
Les institutions communautaires se retrouvent de plus en plus souvent dans la fonction incertaine de rempart, en devant défendre des règles européennes en matière de démocratie, d’État de droit, de libertés civiles et individuelles ou de normes juridiques contre des gouvernements et dirigeants démocratiquement élus, ce que le cadre juridique européen n’avait pas initialement prévu. Ce dilemme s’était produit une première fois en 2000, après l’arrivée au pouvoir en Autriche, dans le cadre d’une coalition de gouvernement, du parti d’extrême droite Liberté de Jörg Haider. Les institutions européennes avaient alors dû improviser un discours et des mécanismes de mise en alerte. Plus récemment, en 2010, la Commission européenne avait lancé une procédure d’infraction à l’encontre de la France de Nicolas Sarkozy, dans le cadre du traitement de la minorité Rom par le gouvernement français d’alors, que la Commission considérait comme une infraction à la libre-circulation des personnes dans l’espace européen autant que comme une atteinte aux droits de l’homme. Enfin, les dernières années ont vu les institutions communautaires rappeler à l’ordre les gouvernements polonais, hongrois et slovaque sur des questions de libertés civiles et d’État de droit.
Le système institutionnel, juridique et politique européen, contesté dans son existence même par certains partis politiques et gouvernements, est aussi mis au défi de défendre face aux États membres des règles et valeurs qu’ils avaient jusqu’à présent en partage et qu’ils ont inscrites dans le droit européen. Ce contexte renouvelle les pressions plus anciennes en faveur d’une légitimité démocratique et d’une politisation accrues des institutions européennes et de leur fonctionnement, car il crée une tension dangereuse entre deux sources de légitimités : celle du droit européen censé aussi incarner des valeurs communes, et celle des aspirations démocratiques et citoyennes du moment incarnées par les gouvernements ou élus nationaux. C’est le défi que soulève par exemple Viktor Orbán dans ses consultations populaires contre des projets, propositions et politiques européennes.
Surmonter le « défi réactionnaire »
Le moment réactionnaire actuel souligne des acquis et faiblesses démocratiques plus anciennes de l’UE. Il attise les interrogations sur la possibilité de concilier impératifs d’efficacité politique et économique d’une part, et responsabilité et légitimité démocratiques d’autre part, les premiers pouvant inciter à un renforcement de l’intégration européenne selon la démarche communautaire, les secondes légitimant les choix et priorités des États en fonction d’une démarche intergouvernementale.
Le dilemme politique et démocratique européen
La difficile résorption du déficit démocratique européen atteste que le cadre des États est encore, en Europe, le cadre fondamental de la vie politique et démocratique. Interdépendances, enjeux et pressions de la mondialisation réduisent dans le même temps les marges de manœuvres politiques et économiques des gouvernements nationaux et légitiment les efforts de coordination et de coopération à l’échelle européenne. Le dilemme démocratique et politique européen est flagrant : le niveau décisionnel européen est utile et déterminant sur les choix politiques et économiques mais relativement apolitique et dépourvu de vie démocratique, et l’échelon national est privé de marges de manœuvre alors qu’il demeure le cadre principal de déploiement de la vie et de la représentation démocratiques. Un dilemme que Vivien Schmidt avait en quelque sorte résumé en évoquant une Europe de « politiques sans la politique » et des État-nations de « politique sans les politiques » [8].
Cette tension n’est pas nécessairement handicapante lorsque les aspirations nationales convergent dans un consensus européen acceptable par tous, lorsque la recherche d’efficacité politique et économique à l’échelle européenne est soutenue par les États membres et leurs citoyens. Mais elle est intrinsèquement porteuse de contestations et de remises en cause nationales ou démocratiques si et lorsque des tensions se font jour entre les institutions européennes et des États membres, qui opposent dès lors leur légitimité démocratique directe à celle, indirecte, de l’UE. Les tensions entre la Grèce et les institutions européennes sur les plans de sauvetage par le passé, ou entre la Hongrie et la Commission européenne sur la question du traitement des réfugiés et demandeurs d’asile plus récemment, en ont constitué de puissants exemples. Le moment réactionnaire actuel crée un contexte particulier, où donner davantage la parole aux citoyens sans leur donner le pouvoir de renverser les acquis de la construction européenne, démocratiser le système décisionnel tout en en conservant l’efficacité et la fluidité, préserver une puissance d’action collective – communautaire – tout en respectant la diversité des États et de leurs aspirations, s’avère particulièrement délicat.
Ce défi démocratique et politique européen rappelle le trilemme international [9] évoqué par Dani Rodrik, en vertu duquel intégration économique, État-nation et vie politique et démocratique ne peuvent pas fonctionner ensemble, seulement deux de ces éléments pouvant coexister. Dans le cas de l’UE, ce trilemme démocratique oppose efficacité politique et économique – à l’échelle européenne –, démocratie et États-nations, les trois s’articulant parfois difficilement. C’est ainsi qu’en recherchant une efficacité politique et économique collective, les États membres ont privilégié dans la gestion de la crise de la zone euro un renforcement des institutions européennes – Commission et BCE notamment –, quitte à éloigner encore un peu plus la politique budgétaire et monétaire d’un contrôle démocratique direct et d’une appropriation citoyenne.
Le dilemme diplomatique européen
Le défi réactionnaire réinterroge aussi la posture internationale de l’UE. Celle-ci, et avant elle la CEE, a toujours fait le choix d’une action internationale reposant prioritairement sur la coopération, le multilatéralisme, la diffusion de normes et la négociation. Naguère synthétisé par les concepts de puissance civile [10] ou de puissance normative [11], ce positionnement est autant une nécessité qu’une vertu. Acteur international réel mais encore intermittent, doté de leviers d’action extérieure effectifs mais souffrant aussi de faiblesses politiques et militaires, l’UE a besoin pour déployer son influence que l’ordre international corresponde à ses habitus : trouver des compromis, parvenir à des solutions négociées, faire avancer, pas à pas, des solutions communes aux défis et pressions de la mondialisation.
Le retour à des postures diplomatiques unilatérales et confrontationnelles renvoie l’UE à un ordre et des pratiques internationaux qu’elle était censée contribuer à éradiquer. À court terme au moins, les évolutions politiques, diplomatiques et stratégiques récentes compliquent cette tâche. La crise actuelle du multilatéralisme fait reculer l’émergence d’un système international apaisé et plus démocratique, au sein duquel un nombre grandissant d’acteurs étaient amenés à prendre des responsabilités, à s’exprimer et à forger des solutions communes. Elle fragilise l’UE en remettant au centre du jeu diplomatique et stratégique des méthodes et critères de puissance qui ne correspondent pas à la posture et aux outils d’action extérieure dont elle a pu se doter dans le monde de l’après-guerre froide. Ces crispations internationales confortent aussi sa spécificité, sa vertu stabilisatrice et collaborative, que lui reconnaissent des acteurs internationaux comme le Canada, le Japon, mais aussi l’ONU et des organisations régionales. L’UE endosse désormais un rôle de sentinelle, de pôle de résilience du multilatéralisme et de la démocratisation des relations internationales.
Tout en se voulant réaliste, la nouvelle stratégie de sécurité de l’UE, élaborée en 2016 sous l’égide de la Haute représentante pour la politique étrangère et de sécurité commune, Federica Mogherini [12], est empreinte de cette vision. Le concept de « multilatéralisme efficace » avait déjà marqué cette volonté dans la stratégie de sécurité de 2003. Dans un contexte post-guerre d’Irak marqué par de vifs débats entre certains Européens prônant le multilatéralisme et des États-Unis revendiquant une efficacité stratégique et interventionniste, ce concept tentait de concilier besoin d’efficacité et souci de concertation internationale. Le concept de « principled pragmatism » de la nouvelle stratégie de sécurité de l’UE, qui se traduit malaisément en français par « pragmatisme fondé sur des principes », suit la même logique. Il souligne à la fois le retour de l’UE à une forme de réalisme stratégique – reconnaissance d’une multiplication et d’un « rapprochement » des risques et menaces, prise en compte de l’échec des stratégies de regime change de la décennie 2000, de la multiplication des foyers de crises et de conflits liés à des délitements et fragilités étatiques, etc. – et la permanence d’une spécificité normative européenne – défense des droits de l’homme et de la démocratie, promotion de la coopération, etc. Ce faisant, l’UE se heurte dans la mise en œuvre de ces principes aux mêmes tensions entre efficacité collective et diversité des aspirations et intérêts nationaux que dans le cas des politiques internes, comme en ont attesté certains débats sur le maintien des sanctions contre la Russie.
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« Nous savons que les États-Unis et le Royaume-Uni sont différents de l’Europe : nous voulons la démocratie et la responsabilité, alors que l’UE est intrinsèquement non démocratique et irresponsable » [13]. Cette accusation de Ted Malloch, personnalité évoquée comme ambassadeur potentiel des États-Unis de D. Trump auprès de l’UE, synthétise le double défi, interne et externe, auquel l’UE est confrontée dans le moment réactionnaire actuel. À l’intérieur de ses frontières, l’Union voit les débats anciens sur sa légitimité démocratique renouvelés par des injonctions contradictoires entre poussées nationalistes et souverainistes, d’une part, et obligation de cohérence et d’efficacité politique et économique dans la mondialisation, d’autre part. À l’extérieur de ses frontières, elle voit sa démarche multilatérale et normative fragilisée par les évolutions récentes de plusieurs puissances internationales (États-Unis, Turquie, Russie), qui n’hésitent plus à remettre en cause sa légitimité. Ces pressions révèlent les faiblesses et limites de l’UE, mais en soulignent aussi paradoxalement ses acquis démocratiques, politiques et diplomatiques, en Europe et dans le monde.
- [1] « Hongrie : une consultation anti-européenne et anti-migrants lancée », RFI, 2 avril 2017.
- [2] Fareed Zakaria, « The Rise of Illiberal Democracy », Foreign Affairs, novembre-décembre 1997.
- [3] Cas Mudde, Populist Radical Right Parties in Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 2007.
- [4] Pour des analyses récentes dans le champ académique, voir le dossier « Décompositions démocratiques » de la revue Politique étrangère, IFRI, printemps 2017.
- [5] Leon N. Lindberg et Stuart A. Scheingold, Europe’s Would-Be Polity : Patterns of Change in the European Community, Englewood Cliffs, Prentice-Hall, 1970.
- [6] Avec un rejet du traité au Danemark et une très courte victoire du « oui » en France.
- [7] Voir par exemple plusieurs contributions dans le numéro 158 de La Revue française d’administration publique, « Coordonner les affaires européennes », ENA, 2016 / 2.
- [8] Vivien Schmidt, La Démocratie en Europe, Paris, La Découverte / Pacte, 2010.
- [9] Dani Rodrik, « How far Will International Economic Integration Go ? », Journal of Economic Perspectives, vol. 14, n° 1, hiver 2000.
- [10] Voir François Duchênes, « Europe’s role in World Peace », in Richard Mayne (dir.), Europe Tomorrow : sixteen Europeans look ahead, Londres, Fontana, 1972 ; ou encore « The European Community and the Uncertainties of Interdependance », in Max Konhnstamm et Wolfgang Hager (dir.), A Nation Writ Large ? Foreign Policy Problems before the European Community, Basingstoke, MacMillan, 1973.
- [11] Ian Manners, « Normative Power Europe, a contradiction in terms ? », Journal of Common Market Studies, vol. 40, n° 2, juin 2002.
- [12] Vision partagé, action commune : Une Europe plus forte. Une stratégie globale pour la politique étrangère et de sécurité de l’Union européenne, 2016.
- [13] Ted Malloch, « The US view of European integration », The Parliament Magazine, 14 février 2017.