L’origine de la guerre. Les sciences de l’Homme et la violence collective (XIXe-XXIe siècles) // Jean Claude Favin Lévêque

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  • Philippe Boulanger

    Philippe Boulanger

    Directeur en droit public et auteur.

L’étude de la guerre est d’actualité. Mais d’où vient la guerre ? Remonte-t-elle au néolithique ? Est-elle consubstantielle à l’être humain ? Fruit d’un travail de thèse, le livre de Jean Claude Favin Lévêque se penche sur les différentes approches relatives à l’origine de la guerre dans les sociétés dites primitives – non occidentales – étudiées en France et dans les pays anglo-saxons aux XIXe et XXe siècles.

L’ouvrage est consacré à la production scientifique relative aux sciences de l’Homme, c’est-à-dire aux archéologues, ethnologues et sociologues, principalement américains, britanniques et français, qui ont analysé l’existence et le rôle de la guerre dans ces sociétés. Enquêtant parmi les Maoris de Nouvelle-Zélande, les Indiens d’Amérique du Sud ou les Aborigènes d’Australie, ils tentent, en bons chercheurs universalistes, d’en tirer des conclusions plus générales pour comprendre le phénomène guerrier. Ils se partagent entre fonctionnalistes (Bronislaw Malinowski), néo-évolutionnistes (Leslie White) et culturalistes (Margaret Mead, Ruth Benedict), renouvelant souvent la classique scène de ménage avec Darwin et ses épigones.

Les historiens sont plus sommairement sollicités par l’auteur, même si leur apport n’est nullement négligeable, comme ceux d’Arther Ferrill et de Sir John Desmond Patrick Keegan. Il y a, certes, le cas de Gaston Bouthoul qui étudie la guerre pendant trente ans et fonde l’Institut français de polémologie avec Louise Weiss. Lauréat du prix Nobel de la paix en 1970, axant son analyse sur le défi de la démographie non régulée, il se consacre toutefois à la guerre contemporaine, et non au conflit préhistorique. La production des politistes et des géopolitologues contemporains n’est quant à elle pas étudiée, l’œuvre de Raymond Aron n’étant qu’effleurée.

La période qui s’ouvre après la Seconde Guerre mondiale marque encore plus l’engagement des archéologues dans la quête de la paix. « À la veille du second conflit mondial, les anthropologues (culturalistes et fonctionnalistes) ont ouvert un large débat sur la guerre. La guerre primitive contemporaine leur permet d’interpeller la guerre moderne qui menace la survie de l’humanité : ils refusent la fatalité biologique et interrogent la guerre préhistorique pour affirmer l’existence d’un événement décisif, l’innovation » (p. 273). À l’ombre de la guerre froide puis de la détente – et sous la menace du feu nucléaire, qui les laisse indifférents ou pétrifiés –, à l’heure de la décolonisation et de la dislocation des empires occidentaux, les archéologues réinvestissent leur discipline chahutée par la guerre d’Algérie, le conflit israéloarabe ou les guerres d’indépendance du Mozambique et du Congo belge.

Entre Français et Britanniques, l’émulation, l’incompréhension et la compétition irriguent les échanges entre des disciplines encore fragiles sur le plan institutionnel, qui se construisent, sous l’attention sourcilleuse de la philosophie, de la médecine et du droit, supposément rationnels, plus solides, mieux construits, donc vraiment scientifiques. En France, prime un temps l’approche préhistorique, plus discrète sur le sujet de la guerre, au contraire de l’ethnologie. Au Royaume-Uni, la documentation de la guerre est avant tout ethnographique et le paradigme du conflit plus présent.

La France archéologique, moins ouverte à la polémique et à l’approche transdisciplinaire que les Britanniques, est relativement dominée par la théorie échangiste, élaborée par l’ethnologue Claude Lévi-Strauss. Cette thèse place la source de la guerre dans l’échange de femmes, la force de l’exogamie et la prégnance du commerce. Pierre Clastres la conteste en affirmant que la guerre est un moyen pour la société primitive de conserver son identité. Il s’agit de réduire le champ de l’échange. La vision préhistorique pacifique du courant impulsé par le préhistorien André Leroi-Gourhan, qui rapproche la chasse de la guerre, chemine avec la vision ethnologique belliqueuse défendue par les émules de Claude Lévi-Strauss, à l’exception de Philippe Descola, qui le critique sur ce point. Aujourd’hui, la thèse française la plus commune soutient l’idée de l’apparition de la « vraie guerre » à l’âge du bronze.

En 1996, le livre de Lawrence Keeley, War After Civilization, négligemment traduit par Les Guerres préhistoriques, secoue les sphères scientifiques occidentales. Polémique, il libère la parole des archéologues sur ce sujet faussement clôt. Il pulvérise le mythe du « bon sauvage » et d’une faible bellicosité des peuples primitifs, qui a acquis ses lettres de noblesse après 1945. L. Keeley parvient à convaincre que la société primitive est, au contraire, foncièrement belliqueuse. Les affrontements entre peuplades ne sont pas que des jeux dangereux, mais bien des événements meurtriers, très couteux pour les populations concernées.

Au terme de la lecture de ce livre érudit, où l’on croise le chasseur-cueilleur et le « bon sauvage », l’arc et la blessure, la chasse et l’art pariétal, on a l’impression que son sujet central – la guerre – est parfois noyé par la profusion de références, de malentendus et de controverses, que l’auteur maîtrise excellemment. Son grand mérite est toutefois d’apporter de la profondeur scientifique à un sujet à la fois omniprésent et insondable.