L’ordolibéralisme et la construction européenne / Par Michel Dévoluy

18 min. de lecture

  • Michel Dévoluy

    Michel Dévoluy

    Michel Dévoluy est professeur émérite en économie à l’Université de Strasbourg.

L’ordolibéralisme est une doctrine économique et sociale allemande née dans l’entre-deux-guerres. Ce courant de pensée servit d’abord de base idéologique au modèle rhénan d’économie sociale de marché. La construction européenne en fut ensuite imprégnée dès ses débuts. Son poids n’a cessé de s’accroître avec l’approfondissement du processus d’intégration. La preuve de sa centralité est aujourd’hui apportée par le contenu des traités européens et des politiques qui en découlent. Comprendre l’ordolibéralisme permet, par conséquent, de mieux déchiffrer l’histoire de l’Europe et d’éclairer les débats sur la responsabilité de cette doctrine dans le traitement européen de la crise enclenchée en 2008.

Aujourd’hui, la référence à l’ordolibéralisme traduit souvent, en creux, une défiance vis-à-vis d’une Allemagne rigoureuse, autocentrée et intransigeante, adepte des cures d’austérité, réfractaire à la solidarité financière et insuffisamment attentive aux détresses sociales des États du Sud de l’Union européenne (UE). Si ce positionnement répond aisément à certains clichés, il offre aussi l’avantage d’exonérer les partenaires de l’Allemagne de leurs responsabilités dans les politiques décidées collectivement. Cela dit, nul doute en la matière : l’Europe monétaire est de nature résolument ordolibérale. Et cette doctrine vient bien d’Allemagne, pays dont on ne peut nier la place déterminante dans le paysage européen. Faut-il, pour autant, en déduire que cet État fait la loi ? En regardant de plus près, le choix de l’ordolibéralisme convient à tous les États concernés pour deux raisons principales. D’abord, ce courant de pensée est en très grande résonance avec la prééminence croissante de la pensée néolibérale dans le monde occidental. Ensuite, il offre un bon dénominateur commun à un ensemble d’États convaincus des vertus indépassables du marché, désireux de construire un marché et une monnaie uniques, mais incapables de franchir le pas d’une intégration politique.

L’ordolibéralisme ne se limite pas à une approche strictement économique et monétaire. Cette doctrine inclut, à tout le moins dans sa version originelle, une dimension sociale et même humaniste en lien direct avec le catholicisme social. Or, la construction européenne a retenu de l’ordolibéralisme les seuls aspects économiques. D’une manière générale, le néolibéralisme radical, à l’œuvre depuis le milieu des années 1970, a de plus en plus marginalisé la composante sociale de l’ordolibéralisme, y compris en Allemagne. L’adoption délibérée du versant social de l’ordolibéralisme aurait toutefois impliqué l’affirmation d’une véritable volonté politique commune en matière sociale, ce qui était exclu. Si les États européens avaient choisi d’adhérer à tous les versants de l’ordolibéralisme, ils auraient alors été amenés à effectuer, ensemble, un pas résolu vers une forme d’intégration politique sur la base d’un projet économique et social commun, ce qu’ils ne souhaitaient pas [1].

Une histoire allemande

L’ordolibéralisme s’ancre dans une longue tradition de la pensée économique allemande, distincte des courants anglais et français. Il se caractérise par un néolibéralisme social et constructiviste. Sa mise en pratique passe par une forme de constitution économique axée sur la stabilité des prix et l’équilibre budgétaire. Il est hostile à une concurrence débridée inapte à construire une harmonie sociale durable. L’ordolibéralisme se défie des totalitarismes et combat farouchement le communisme. Identifié à l’école de Fribourg-en-Brisgau, il fut initié par Walter Eucken (1891-1950) en 1932 et popularisé par son ouvrage Die Grundlagen der Nationalökonomie en 1940. Cette doctrine s’incarna dans l’économie sociale de marché rhénane, expression créée en 1946 par Alfred Müller-Armack (1901-1978), ordolibéral reconnu et figure marquante du miracle économique allemand d’après-guerre.

La pensée ordolibérale se défie de la philosophie utilitariste et hédoniste des libéraux classiques et s’oppose frontalement à la philosophie matérialiste et marxiste. L’ordolibéralisme plonge ses racines dans la culture économique allemande. S’opposant alors aux classiques anglais et aux physiocrates français porteurs de la rationalité des Lumières, Friedrich List (1789-1848) avance une vision plus organiciste de la société selon laquelle l’économie ne se soumet pas à des lois naturelles, mais aux règles des hommes et des États. Autre figure marquante, Gustav Schmoller (1838-1917), le fondateur de l’école historique allemande, considère qu’il est illusoire, face à la complexité du réel, d’isoler des lois économiques issues des méthodes pratiquées dans les sciences exactes. Cette école historique s’est violemment opposée au rationalisme des marginalistes dans ce qu’il est convenu d’appeler la « querelle des méthodes ». Cet antagonisme, qui fit rage dans les années 1880, ne relève pas de l’anecdote : la dispute pointe un véritable conflit à propos des ambitions de la théorie économique ; elle insiste sur les écarts entre, d’un côté, l’approche empirique et historique et, de l’autre, le raisonnement abstrait aujourd’hui qualifié d’hypothético-déductif.

L’inventeur de l’ordolibéralisme, Walter Eucken, fut confronté dans sa formation d’économiste aux enjeux de cette querelle. Sans aller jusqu’à façonner une impossible synthèse, il voulut libérer la pensée économique allemande de l’empirisme radical de l’école historique et du carcan rationaliste des marginalistes. Baignant dans l’interdisciplinarité, il aspirait à expliquer et comprendre l’économique et le social. Ses analyses bénéficient alors beaucoup de ses échanges avec deux figures tutélaires : son père, le célèbre philosophe Rudolf Eucken (prix Nobel de littérature en 1908), et le penseur de la phénoménologie Edmund Husserl, ami de la famille et collègue à l’Université de Fribourg. Il apprend d’eux qu’un système social ne peut pas uniquement se construire sur un modèle abstrait déconnecté de la réalité et que la science rigoureuse doit se défier de l’empirisme pur comme du formalisme pur. W. Eucken accepte l’économie de marché, mais il se réfère en même temps à la notion d’ordre empruntée à Saint Augustin. Son objectif est de dessiner une société libre, juste, ordonnée et digne de l’homme. Il la souhaite à la fois efficace (funktionsfähig) et humaine (menschenwürdich). Cette préoccupation est illustrée par l’importance qu’il donne aux mécanismes de coordination des plans des acteurs. Selon lui, une coordination menée par un planificateur débouche sur un totalitarisme où les ouvriers servent le plan. À l’opposé, une coordination par des mécanismes de marché débridés asservit les ouvriers au capital et fragilise le tissu social. En conséquence, W. Eucken envisage une troisième voie, dans laquelle la recherche de l’harmonie sociale doit prévaloir sur l’efficacité aveugle des forces du marché. D’où la défense de l’économie sociale de marché.

À l’origine, l’ordolibéralisme professe donc une véritable ambition sociale. Mais il s’inscrit également dans un vaste mouvement de refondation du libéralisme classique dépassant le contexte allemand. La pensée économique libérale a commencé à être revisitée dès la fin des années 1930, et notamment lors du Colloque Lippmann tenu à Paris fin août 1938, dont l’enjeu était de réfléchir à l’avenir du libéralisme sur la base de l’ouvrage de Walter Lippmann, The Good Society (1937). Face à la crise économique, aux affrontements idéologiques et à la montée des totalitarismes deux questions s’imposent alors : les causes du déclin du libéralisme sont-elles endogènes ou exogènes au système ? Le libéralisme peut-il répondre aux exigences économiques et sociales du monde actuel ? Le colloque fait apparaître trois types de réponses, toutes de nature dites « néolibérales » – terme qui apparaissait alors pour la première fois. Les Anglo-Saxons proposent de réagir avec une version « ultralibérale », aujourd’hui très installée. Les Français, pour leur part, suggèrent une dose d’interventionnisme étatique dont l’empreinte disparaît de plus en plus. Les Allemands, enfin, avec Wilhem Röpke (1899-1966) et Alexander Rüstow (1885-1964), défendent l’ordolibéralisme. Notons que W. Eucken, interdit de sortir d’Allemagne du fait de son opposition affichée au parti nazi, est le grand absent [2]. W. Röpke et A. Rüstow rédigent à cette occasion une « Note sur l’urgente nécessité de réorienter la science sociale », dans laquelle ils soutiennent que l’économie de marché est une condition nécessaire mais non suffisante d’une société juste, libre et ordonnée. Ils ajoutent que le capitalisme historique a constitué une impasse catastrophique par son mépris des questions sociales, éthiques et spirituelles. Le Colloque Lippmann installe ainsi clairement l’ordolibéralisme dans la position d’une des branches porteuses du vaste courant néolibéral à l’œuvre depuis quatre-vingt ans.

Enfin, même si cette empreinte singulière tend à s’effacer, l’ordolibéralisme s’est façonné en s’inspirant du christianisme social contenu dans deux encycliques majeures : Rerum Novarum de Léon XIII (1891), qui est une réponse à la misère de la masse ouvrière, et Quadragessimo de Pie XI (1931), qui poursuit dans la même veine. Ces textes insistent sur le besoin d’un ordre social juste respectant la dignité de la personne. Un tel intérêt appuyé pour la justice sociale pourrait laisser penser que l’ordolibéralisme prend ses distances par rapport au socle néolibéral pour glisser vers sa gauche. Mais l’anticommunisme inné des ordolibéraux associé à leur porosité à l’ultralibéralisme les a conduits à démonétiser le social au profit du rayonnement des marchés.

Une doctrine de principes

L’ordolibéralisme pose trois normes directrices. Tout d’abord, les prix libres offrent une bonne boussole pour orienter les décisions des agents économiques. Mais le système de marché doit être contrôlé et préservé des dérives oligopolistiques. C’est à l’État que revient la responsabilité du régime de concurrence libre et non faussée. Ensuite, un système économique efficace assure le maximum de sécurité et de lisibilité à ses acteurs. Pour cela, deux conditions sont indispensables : une faible inflation et la maîtrise des finances publiques. Peu d’inflation facilite les choix rationnels des agents et le maintien du pouvoir d’achat. Des finances publiques saines évitent des pressions inflationnistes et réduisent l’appel à l’épargne privée. Enfin, l’État a pour mission de soutenir les citoyens fragilisés par le système économique. Mais la réalisation de ce commandement n’est pas toujours en phase avec les deux normes précédentes.

Les grands principes ordolibéraux sont mis en pratique à travers un ensemble de règles : respect de la propriété privée, liberté d’entreprendre, liberté des contrats et nécessité d’assumer la responsabilité et les risques afférents, maintien du libre accès aux marchés, contrôle de la libre concurrence, maintien de la stabilité monétaire grâce à une banque centrale indépendante, respect de l’équilibre budgétaire pour les opérations courantes de la puissance publique, financement de la dette publique pour les seuls investissements productifs, solidarité sociale envers ceux que le système économique a exclu. L’ordolibéralisme admet les politiques structurelles, dès lors qu’elles ont vocation à faciliter les conditions d’une croissance régulière et équilibrée (infrastructures, recherche, formation, apprentissage, innovation). De même, sont encouragées les politiques sociales favorisant un capitalisme populaire. Par contre, les ordolibéraux acceptent la respiration normale de l’économie autour de ses cycles habituels et, en conséquence, désapprouvent les politiques de soutien conjoncturel de nature keynésienne.

L’ordolibéralisme entend favoriser l’efficacité économique et l’harmonie sociale à travers la surveillance des positions dominantes et des cartels, mais aussi du marché du travail. Pour ce dernier, l’enjeu est de minimiser les asymétries dans les rapports de forces : il s’agit de valoriser les corps intermédiaires, en particulier des syndicats. Les ordolibéraux s’écartent ainsi clairement de la logique de lutte des classes et promeuvent la cogestion.

Une déclinaison concrète dans l’Europe économique et monétaire

« La BCE est fermement fondée sur les principes de l’ordolibéralisme ». Son président, Mario Draghi, ne pouvait être plus clair [3]. En fait, toute l’Europe communautaire est sous-tendue, depuis l’origine, par le versant économique de cette doctrine. Les raisons en ont déjà été soulignées : sa résonance avec un néolibéralisme de plus en plus dominateur et sa capacité à régir une union économique et monétaire sans union politique. La correspondance, pratiquement point par point, entre les normes doctrinales énoncées précédemment et les règles institutionnelles actuelles de la construction européenne est remarquable [4].

La concurrence libre et non faussée : une norme devenue objectif

Deux ordolibéraux célèbres ont marqué l’Europe naissante : Alfred Müller-Armack, chef de la délégation allemande au Comité préparatoire du traité de Rome de 1957, et Hans von der Groeben, le premier commissaire à la Concurrence, ce dernier déclarant en 1965 devant le Parlement européen : « La politique de la concurrence ne signifie pas laisser-faire, mais réaliser un ordre fondé sur des normes juridiques ». Rien n’a changé, sauf que la concurrence, de simple norme, est devenue au fil des années un objectif affiché. Dans cet esprit, l’Acte unique, signé en 1986, constitua une étape cruciale. L’enjeu fut d’élargir la concurrence, déjà en place pour les marchandises, aux services, aux capitaux et au travail.

Ces quatre libertés dites « fondamentales » attestent du triomphe, en Europe, du tout-marché cher aux néolibéraux. La Cour de justice des Communautés européennes (CJCE) assure, quant à elle, le respect d’une concurrence libre et non faussée.

Une banque centrale indépendante axée sur la stabilité des prix

Pour l’ordolibéralisme, l’inflation est un fléau collectif résultant du jeu d’intérêts particuliers (salariés, entreprises, gouvernements, débiteurs, banques). Puisque l’État est en charge de l’intérêt général, il doit assurer la stabilité des prix. Pour des raisons d’efficacité, ce rôle est dévolu à une banque centrale dont l’indépendance la met à l’abri de toutes les pressions, y compris des gouvernements. Dessiné pour le traité de Maastricht de 1992, le statut de la Banque centrale européenne (BCE) fut calqué sur celui de la Banque centrale allemande. La crainte, notamment en France, de voir l’Allemagne, après sa réunification en 1990, déplacer son centre de gravité politique vers l’Est a sans doute contribué à faire accepter les demandes germaniques : pas d’euro sans une BCE chargée de maintenir des prix stables en toute indépendance.

L’exigence, décidée par la BCE elle-même, de maintenir un taux d’inflation annuel autour de 2 % pour la zone euro, atteste d’une franche adhésion au principe de stabilité monétaire. Notons ici que la littérature économique sur la crédibilité des politiques monétaires, largement en vogue dans les années 1980, a apporté de l’eau au moulin des rédacteurs du traité. Face à cette approche dominante, les keynésiens, en perte de vitesse, continuent néanmoins à faire front pour défendre une politique monétaire impliquée dans la stabilisation conjoncturelle.

Des finances publiques très encadrées

Pour les ordolibéraux, le maintien de finances publiques saines constitue une priorité politique. Ils considèrent que la mauvaise maîtrise des budgets est souvent liée aux concessions accordées à des intérêts particuliers, comme des allègements d’impôts pour certaines catégories de contribuables ou des dépenses favorisant un secteur. C’est aux entreprises et à leurs salariés qu’il appartient d’abord de porter le développement économique, pas au budget de l’État. De plus, des dépenses publiques trop importantes accroissent les tensions inflationnistes. Argument supplémentaire, les déficits publics augmentent la dette publique, ce qui soumet l’État au pouvoir accru de ses créanciers. En somme, on retrouve la méfiance des ordolibéraux envers des politiques publiques mal calibrées, qui distordent l’intérêt général et nuisent à l’harmonie collective.

Tout l’enjeu du pacte de stabilité et de croissance (PSC), qui résulte de règles dérivées du traité de Maastricht, est précisément d’encadrer les finances publiques à travers une surveillance dite « multilatérale ». Le PSC fixe comme objectif général la recherche de l’équilibre budgétaire. Mais il est surtout connu pour poser des ratios maxima (déficit public sur PIB inférieur à 3 % et dette publique sur PIB inférieur à 60 %). En principe, ces règles sont assorties de sanctions pouvant aller jusqu’à de fortes amendes. Malgré sa rigueur théorique, le PSC a été appliqué par la Commission avec circonspection, surtout vis-à-vis des grands États de l’Union. La brutalité de la crise récente a changé la donne. Avec moins de recettes et plus de dépenses, les budgets ont dérapé. Pour toute réponse, les États ont choisi, en 2012, de renouveler les exigences du PSC au moyen d’un « traité sur la Stabilité, la coordination et la gouvernance » (TSCG). L’objectif d’équilibre budgétaire se traduit désormais par le maintien du solde structurel des administrations publiques dans la limite de 0,5 % du PIB [5]. Les deux ratios de référence demeurent. Le TSCG exige également la création, au niveau de chaque État, d’un conseil budgétaire indépendant chargé de surveiller l’application des règles. Enfin, les sanctions prévues en cas de dépassement des normes sont maintenues. Toutes ces dispositions, résumées par la métaphore de la « règle d’or », doivent être intégrées dans la Constitution de chaque État signataire ou, à défaut, dans une loi organique [6]. L’on rencontre ainsi la quintessence du poids des normes chères aux ordolibéralibéraux. Ce contexte doctrinal, de plus en plus intrusif, explique les « consolidations » budgétaires et les cures d’austérité imposées à certains États. On en connaît les dures conséquences sociales et politiques. Il suffit de penser à la Grèce, mais aussi au désenchantement des citoyens face à une UE jugée bien plus opprimante que protectrice.

Une surveillance des politiques économiques nationales

À côté de sa surveillance coercitive des budgets, l’Europe pratique une surveillance plus indicative. Les grandes orientations de politique économique (GOPE) et les lignes directrices pour l’emploi (LDE) sont des recommandations engageant les gouvernements à mettre en œuvre les prescriptions générales demandées par la Commission au nom de l’intérêt collectif et du respect des traités. Elles proposent des politiques structurelles visant à promouvoir la concurrence et à soutenir une croissance inclusive et durable. Comme pour le PSC, cette surveillance s’est raidie avec la crise à travers de nouveaux textes. Le Six pack et le Two pack, votés en 2012, représentent deux paquets législatifs exemplaires. Ils introduisent notamment une procédure de validation ex ante des budgets nationaux – le « semestre européen » – et une surveillance accrue des déséquilibres macroéconomiques. Avec ce nouveau cadre réglementaire, la Commission peut, en particulier, juger et critiquer la cohérence entre les politiques salariales nationales et les objectifs de stabilité monétaire et budgétaire de l’Union. Clairement, l’emprise de la tutelle des règles continue de s’accroître, fermement.

L’ordolibéralisme et l’avenir de l’Europe

La gestion européenne de la crise enclenchée en 2008 s’est inscrite dans la logique ordolibérale. En effet, ce n’est qu’après s’être assurée de la parfaite stabilité des prix que la BCE a entrepris sa politique d’assouplissement quantitatif et de réduction de ses taux directeurs. De même, face au recul massif de l’activité en 2009 et 2010, le relâchement temporaire et exceptionnel des normes budgétaires est resté conforme aux prescriptions ordolibérales. Par contre, dès après le grand choc, les exigences en matière de finances publiques se sont de nouveau imposées à travers les cures d’austérités. Et les pressions en faveur des réformes structurelles de nature libérale ont continué.

Instruit par les faiblesses dans le traitement de la crise, le Conseil européen a demandé aux cinq présidents des grandes institutions de l’UE [7] d’envisager, à l’horizon 2025, des voies de réformes visant à renforcer la coordination des politiques économiques et à améliorer la gouvernance de la zone euro. Soucieux de préserver la nature intergouvernementale de l’UE, le rapport des cinq présidents, « Compléter l’Union économique et monétaire », présenté le 22 juin 2015, demeure marqué par le recours aux règles et à la surveillance des experts, chères aux ordolibéraux. Conformément aux traités, la Commission a été chargée de proposer des mesures concrètes, ce qu’elle a déjà entamé dans un communiqué du 21 octobre 2015 [8].

Les dirigeants allemands apparaissent comme les gardiens intransigeants de l’orthodoxie ordolibérale. En réalité, il s’agit d’une œuvre collective inscrite dans des traités librement signés par l’ensemble des États membres de la zone euro. Il faut le redire, partager la même monnaie sans un gouvernement unique n’offre qu’une seule option : des règles, des experts et des mécanismes de surveillance. Bref, une carence de démocratie au niveau de l’Union. Mais, sans cela, l’édifice est condamné à subir les aléas et les humeurs des politiques nationales. Espérer construire une vraie solidarité budgétaire et sociale en dehors d’un espace politiquement souverain reste une chimère.

Le récent référendum britannique aura sans doute quelques impacts sur les économies, notamment outre-Manche. Mais comme le Royaume-Uni était déjà doté d’un statut d’exception, son départ de l’UE ne changera pas la centralité de l’ordolibéralisme. Par contre, il sera dorénavant difficile d’imputer aux britanniques les blocages en matière d’intégration politique. Le « Brexit » pousse les membres de la zone euro à révéler leurs ambitions pour l’Europe à venir, y compris par rapport à la doctrine ordolibérale.

L’ordolibéralisme a donc imprégné toute la construction européenne, notamment depuis l’euro. Ses défenseurs apprécient son libéralisme économique efficace et réaliste. Ses contempteurs y voient la marque d’une Allemagne adepte de la rigueur et peu sensible aux méfaits du tout marché. Sur le fond, cela permet surtout d’accommoder la monnaie unique et les souverainetés nationales, mais au détriment d’une démocratie européenne vivante.

Notre conclusion sur la pensée ordolibérale et ses applications prend la forme d’une invitation à l’ouverture de trois débats. Ils ont tous un point commun : la reconnaissance du caractère éminemment politique et philosophique de la pensée économique.

1. Pour les ordolibéraux, la science économique ne doit pas déserter le champ du social sous prétexte qu’elle n’existerait qu’en se rapprochant des sciences exactes. Pour eux, l’économie est encastrée dans toute la complexité de la société. Elle est une science sociale à part entière. Trop souvent, l’objectivité de l’économie sert de bouclier pour justifier des choix doctrinaux. En somme, les économistes gagneraient à reconnaître qu’ils ne pratiquent pas une science hors sol social.

2. Comment gérer une zone monétaire hétérogène composée d’États jaloux de leurs souverainetés ? La réponse est apportée par l’ordolibéralisme : assurer une concurrence libre et non faussée et instaurer un fédéralisme tutélaire en matière monétaire et budgétaire. Les Européens pourraient changer cette donne, mais à une condition : accepter une marche résolue vers une intégration politique.

3. La social-démocratie installée après-guerre est-elle encore un régime réalisable ? L’ultralibéralisme a évincé le versant social et humaniste de l’ordolibéralisme originel. Celui-ci proposait une société libre et efficace, mais aussi plus harmonieuse et moins dépendante de la cupidité et des égoïsmes individuels. Confrontés à une concurrence mondialisée, beaucoup d’Européens considèrent le libéralisme économique immodéré comme inéluctable. C’est une erreur. Mais aucun État isolé ne peut prétendre s’atteler à cette immense tâche. Là encore, seule une refondation du projet européen permettrait de s’émanciper des normes et des valeurs actuelles afin de construire un modèle de vie collective plus responsable et plus apaisé.


  • [1] Notre présentation de l’ordolibéralisme s’appuie sur trois sources principales : François Bilger, La pensée économique libérale dans l’Allemagne contemporaine, Paris, LGDJ, 1964 ; Patricia Commun (dir.), L’ordolibéralisme allemand. Aux sources de l’économie sociale de marché, Université de Cergy-Pontoise, CIRAC, 2003 ; Serge Audier, Le colloque Lippmann, Lormont, Le bord de l’eau, 2012.
  • [2] Après les pogroms de 1938, Walter Eucken forma avec des protestants et des catholiques un groupe de résistance au nazisme, le Freiburger Konzil.
  • [3] Discours tenu le 18 juin 2013 à Jérusalem.
  • [4] Sur l’UEM, voir Michel Dévoluy, L’euro est-il un échec ?, Paris, La Documentation française, 2e éd., 2012 ; Michel Dévoluy et Gilbert Koenig, Les politiques économiques européennes, Paris, Seuil, 2e éd., 2015 ; et Michel Dévoluy et Robert Kovar, « Union économique et monétaire », Répertoire de droit européen, Paris, Dalloz, 2015.
  • [5] Le solde structurel représente le solde annuel corrigé des variations conjoncturelles déduction faite des dépenses exceptionnelles engagées en vue de réagir à une crise économique.
  • [6] La France a choisi une loi organique et créé le Haut conseil des finances publiques.
  • [7] Parlement, Conseil européen, Commission, BCE et Eurogroupe.
  • [8] Commission européenne, « Compléter l’Union économique et monétaire », Fiche d’information, Bruxelles, 21 octobre 2015.