L’internationalisme au défi de la mondialisation / Par Valter Pomar

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  • Valter Pomar

    Valter Pomar

    Professeur à l’Université fédérale de l’ABC (Universidade Federal do ABC, UFABC) et ancien secrétaire aux relations internationales du Parti des travailleurs (Brésil).

L’analyse des tendances qui façonnent actuellement la situation internationale permet de mettre en évidence une contradiction puissante. D’un côté, rarement les relations capitalistes de production et d’échange n’ont été aussi intenses. De l’autre, nous vivons le développement d’une crise de ce capitalisme qui affecte à son tour la situation internationale.

Cette crise a démarré en 2007-2008. Il s’agit d’une crise classique d’accumulation du capital – ce dernier, confronté aux limites de son expansion, cherche de nouvelles voies de valorisation –, à laquelle s’ajoutent d’autres dimensions – militaire, politique, sociale, idéologique, financière, commerciale, environnementale. Elle affecte de façon différenciée les secteurs sociaux, les régions et les pays, alors qu’elle a pour épicentre les pôles centraux du capitalisme, à savoir les États-Unis, l’Europe et le Japon.

Dans ce contexte, le système dominant connaît une intensification des conflits intercapitalistes, à l’intérieur de chaque pays ou à l’échelle mondiale, ce qui induit une redistribution du pouvoir et de l’influence entre les différents États et groupes sociaux. Le déclin de l’hégémonie des États-Unis se confirme, bien que le pays s’emploie à tenter de l’enrayer. Et ce, tandis que l’épuisement de la « capacité de gouvernance » des institutions de Bretton Woods (Organisation des Nations unies [ONU] et son Conseil de sécurité, Fonds monétaire international [FMI], Banque mondiale, Organisation mondiale du commerce [OMC]) se confirme. Parallèlement, d’autres États s’affirment sur la scène internationale en vue d’établir une nouvelle hégémonie, différente de celle conduite par les États-Unis et leurs alliés.

De cette dynamique générale découle une prolifération de blocs, d’institutions et d’alliances géopolitiques aux objectifs essentiellement défensifs. Ce phénomène a déjà existé à d’autres époques de l’Histoire, notamment avant chacune des deux grandes guerres mondiales. L’ensemble de ces tendances caractérise une période marquée par une forte instabilité mondiale dans laquelle seules des « solutions » intermédiaires, provisoires et inefficaces se succèdent.

Le temps des inadéquations

Cette instabilité pousse à la nécessaire construction, à la fois urgente et ardue, d’alternatives : l’ancien modèle a beau ne pas fonctionner de façon adéquate, il demeure solide ; de nouveaux paradigmes émergent mais ne parviennent pas à s’affirmer. Sur le strict plan des politiques économiques, cette situation produit un paradoxe : d’un côté des discours en faveur d’un changement en profondeur, de l’autre l’application de thérapies minimalistes qui ne corrigent qu’à la marge le modus operandi des marchés financiers. Et en guise de résultat, la crise du système devient chronique, prolongée, et multiplie ses effets néfastes sur le plan idéologique, politique et militaire.

À court et moyen termes, l’instabilité est liée à la crise du capitalisme et au déclin de l’hégémonie nord-américaine. Mais à long terme, elle révèle la croissante contradiction entre la « globalisation » de la société humaine et le caractère limité des institutions politiques nationales et internationales. En d’autres termes, l’humanité se trouve face à des défis toujours plus globaux, sans toutefois disposer d’institutions à la hauteur de ces problèmes. Ces derniers possèdent différentes dimensions, dont l’une s’exprime dans les termes d’une ancienne équation toujours valable : le développement des forces productives entre en contradiction avec les rapports de production.

L’histoire de l’humanité est l’histoire du développement des forces productives. Au cours de ces deux cent cinquante dernières années – un laps de temps relativement court à l’échelle de l’histoire de l’espèce humaine –, la connaissance appliquée, les sciences, les technologies, la capacité de transformer la nature ont atteint des niveaux impressionnants. Il est désormais possible de résoudre pratiquement toutes les grandes problématiques qui ont surgi depuis l’aube de l’humanité. Cependant, un large pan de cette dernière reste victime du fléau de la faim, du manque de logements, de difficultés sanitaires, etc. Pire, les inégalités et leurs effets se sont accrus depuis la plus récente vague de « mondialisation ».

Pour quels motifs le « stock » de connaissances disponibles n’est pas mis au service de la résolution des problèmes subis par la majorité de l’humanité ? La réponse est qu’il existe une inadéquation entre les aspirations de la majorité des citoyens et les intérêts des classes dominantes. Il en résulte que le développement lui-même est en proie à des restrictions grandissantes, comme l’indiquent les faibles taux de croissance au sein de nombreuses économies ou l’importance des « stocks de savoir » qui ne se traduisent pas en connaissance appliquée, utiles à la production.

De l’avènement de l’impérialisme au règne de l’instabilité

Ce phénomène n’est en rien nouveau. La littérature marxiste n’a pas manqué de signaler le prix payé par l’humanité à la pérennisation des rapports capitalistes de production, c’est-à-dire à la subordination de l’ensemble de la société aux impératifs de la reproduction décuplée du capital. Ce prix est triple : la récurrence de problèmes semblant pourtant solubles, le gâchis d’opportunités et les risques quant à notre survie collective. Dans ce contexte, il importe de rappeler que des centaines de millions d’individus restent exclus du processus de production. Il existe, en effet, une grande différence entre la perception intellectuelle d’un problème et la mise en place de conditions nécessaires pour le régler.

Le type d’impérialisme contemporain identifié par Lénine n’a pas constitué le « stade suprême » de la logique du capitalisme. Celui-ci a en effet subsisté jusqu’à nos jours, plus solide qu’il n’a jamais été. Il s’est produit, juste après la publication – en 1916 – de L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, trois décennies de crises économiques, sociales et politiques, y compris deux guerres mondiales et plusieurs crises révolutionnaires. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le monde est passé par des processus de décolonisation – notamment en Asie et en Afrique –, de « développementisme » – en particulier en Amérique Latine –, d’État-social – essentiellement en Europe – et d’expansion du « camp socialiste ». Paradoxalement, l’existence de ce « camp socialiste » – combinée aux autres processus évoqués – a contribué à créer les conditions d’émergence d’un mécanisme de coopération « intercapitaliste ». La condition fondamentale favorisant la cristallisation de cette alliance « interimpérialiste » a été l’existence d’une menace socialiste, réelle ou supposée. Pour cette raison, la « paix » produite par le conflit entre le « camp socialiste » et le « camp capitaliste » était, en bonne partie, conditionnée par les possibilités de destruction mutuelle, ainsi que par l’existence de violents conflits militaires, notamment en Asie et en Afrique.

L’intense développement capitaliste ayant suivi la Seconde Guerre mondiale a préparé le terrain de la crise des années 1970. L’ère néolibérale fut alors la fille inattendue du mariage entre les politiques inspirées de John Maynard Keynes et la faiblesse de forces anticapitalistes incapables de profiter de la crise pour essayer de lancer un nouveau cycle de transformations socialistes. Entre 1970 et 1990, le capitalisme a gagné la bataille contre le « camp socialiste », contre les « développementistes », contre la « social-démocratie » et contre les « nationalismes révolutionnaires ». Les années 1990 ont ainsi débuté par le triomphe du néolibéralisme, de la « financiarisation » et de l’hégémonie des États-Unis. D’un point de vue idéologique, le mot-clé était « mondialisation ». La guerre du Golfe (1991) a ensuite souligné que l’alliance « interimpérialiste » conduite par les États-Unis prenait l’allure d’une hégémonie unilatérale de la première puissance mondiale sur l’ensemble de la planète, y compris sur les autres États capitalistes.

Mais, à un moment donné, entre le soulèvement zapatiste du 1er janvier 1994 et les attentats du 11 septembre 2001, il est clairement apparu que le nouvel ordre serait celui du chaos : l’instabilité deviendrait l’une des principales caractéristiques de la nouvelle étape de l’histoire mondiale. La période de néolibéralisme a ensuite conduit à la crise mondiale de 2007-2008, dont les effets se font encore sentir, et face à laquelle les forces anticapitalistes réagissent lentement, en partie parce qu’elles pansent encore les plaies ouvertes lors de la période de guerre froide.

Les nouvelles gauches

La crise du socialisme sous sa forme soviétique a produit des changements majeurs dans la pensée politique et idéologique d’une grande partie de la gauche. Les mutations n’ont pas été uniformes, puisque la gauche n’a jamais été homogène : elle émane de réalités nationales différentes et exprime des visions politiques et idéologiques diverses.

L’orientation majeure des changements de la pensée de la gauche sous l’effet de la crise du socialisme soviétique a été la remise en question du rôle central de la classe des travailleurs salariés et, de façon plus générale, de la lutte des classes dans le fonctionnement et la transformation de la société. Cela a directement affecté le rôle des syndicats et des partis politiques, ainsi même que les concepts de « gauche » et d’« avant-garde ». Au socialisme et au communisme s’est substitué l’objectif plus modeste d’atteindre le bien-être social dans le cadre du système capitaliste. La « révolution politique et sociale » a, pour sa part, cédé sa place à la promotion de politiques publiques dont on attend qu’elles soient mises en œuvre par des gouvernements élus dans le cadre de démocraties électorales et libérales. Les grands récits narratifs et interprétatifs propres à la tradition marxiste ont progressivement été remplacés par des visions empruntant soit à la tradition libérale-démocrate ou conservatrice, soit à des discours décousus s’appuyant sur un irrationalisme intellectuel aux racines religieuses.

Ces mutations idéologiques doivent être perçues dans le contexte d’un processus plus large, qui a modifié les conditions objectives et subjectives dans lesquelles la classe des travailleurs et les militants de gauche vivent et agissent. Parmi ces mutations, il importe de retenir :

La débâcle du socialisme sous sa forme soviétique a donc poussé les forces anticapitalistes vers une logique défensive, y compris celles qui n’ont jamais défendu le socialisme « à la soviétique » ou qui s’en sont distanciées à un moment donné, comme le Parti communiste chinois.

La Chine, nouvelle avant-garde du socialisme de marché ?

Les communistes chinois ont su combiner avec consistance la théorie de l’impérialisme, la question coloniale, l’autodétermination des peuples et la lutte socialiste. À travers la formule « nouvelle démocratie », ils ont cherché à bâtir un pont transversal entre le retard économique et le projet communiste qui animait la direction révolutionnaire. Soixante ans plus tard, les trois piliers de ce pont restent d’actualité : la défense de la souveraineté nationale, la modernisation économique conduite par l’État et le ménagement scrupuleux des intérêts de la paysannerie.

Les réformes lancées en 1978 ont représenté, à leur tour, une réaffirmation d’un aspect central de la tradition marxiste : l’idée qu’un mode de production ne disparaît que lorsqu’il a développé toutes les forces productives qu’il avait jusque-là été capable de contenir. Autrement dit, on ne peut dépasser le capitalisme qu’en le développant, selon l’acception hégélienne du terme « dépassement ». D’un point de vue théorique, le concept de socialisme en tant que transition vers le communisme est absolument compatible avec l’existence, même à long terme, de la propriété privée, du marché et des rapports capitalistes de production. Pour les marxistes du XIXe siècle, cette transition se voulait nécessairement courte, étant donné qu’elle avait débuté dans les pays capitalistes avancés, ou tout du moins avait démarré en s’appuyant sur eux – c’est notamment ce à quoi s’attendaient les bolcheviks en prenant le pouvoir en 1917. Or, l’idée d’une transition « courte » perd de son sens lorsque son point de départ se trouve dans une société essentiellement précapitaliste : l’État issu de la révolution est en effet contraint non seulement de contrôler, mais aussi de stimuler l’exploitation capitaliste de la force de travail comme moyen d’accroissement de la richesse sociale et de la productivité moyenne.

Ainsi les communistes chinois respectent-ils la tradition marxiste classique lorsqu’ils soutiennent qu’ils en sont encore à la « phase initiale du socialisme », que cette phase perdurera et que son objectif à cette étape est de construire une société « de confort modéré ». Toutefois, le succès du « socialisme de marché » chinois a créé un excédent relatif de capitaux. À force de les exporter, l’État chinois devient un acteur majeur de la concurrence mondiale pour la conquête de marchés, de matières premières, pour la valorisation du capital et l’extension des domaines d’influence. Sera-t-il alors possible de prendre part à cette bataille sans produire les mêmes conséquences, ni adopter les mêmes comportements que les pays impérialistes ?

D’un point de vue extérieur, l’essentiel est de percevoir le lien direct entre les succès de la Chine, l’accélération de l’expansion capitaliste des années 1990 et sa crise actuelle. Un siècle après que l’axe du mouvement socialiste s’est déplacé vers l’Est, tout se passe comme s’il en était désormais de même dans la sphère du capitalisme. D’un point de vue intérieur, dans quelle mesure l’État chinois parviendra-t-il à administrer les tensions découlant de cette croissance spectaculaire ? Quels risques de rupture de l’équilibre entre les classes sociales chinoises le pays encourt-il ? Sombrera-t-il dans une nouvelle période de grands conflits sociaux ? Face à la crise de 2007-2008, la Chine a adopté un ensemble de mesures : repli sur son marché intérieur, sécurisation de son environnement proche et exportation de capitaux. Comment réagiront les États capitalistes occidentaux, notamment face à cette troisième mesure ? Assisteront-ils passivement au déclin de leur hégémonie ou chercheront-ils à enrayer et inverser le processus ? Quelles en seront les conséquences ?

Les tensions internationales tendent à s’exacerber, y compris sur le plan militaire. Face à cela, la Chine poursuivra ses efforts de sécurisation de son voisinage, évitant coûte que coûte toute attitude offensive. Les menaces extérieures contribueront à renforcer l’hégémonie du Parti communiste sur la population. À l’intérieur, les mouvements de contestation sociale revendiquant davantage de redistribution ne prendront de l’ampleur que si les perspectives de prospérité du pays finissent par s’assombrir. Malgré les énormes difficultés concrètes à l’œuvre, l’État chinois continue de démontrer sa remarquable capacité politique à gérer les tensions internes. En d’autres termes, il semble disposer d’une marge de manœuvre suffisante pour les administrer et parer l’ouverture d’une phase de grands conflits sociaux qui réduirait, voire menacerait son pouvoir et, par conséquent, son action internationale.

Ainsi la Chine constitue-t-elle un énorme défi à long terme pour les stratèges des États capitalistes. Non pas qu’elle incarne un « modèle alternatif » au capitalisme anglo-saxon ou au capitalisme en général – notion qui apparaît largement inapplicable. La Chine représente un défi parce qu’elle s’impose comme un pôle autonome de pouvoir face auquel les modèles hérités de la guerre froide sont inopérants – même s’ils permettent de cerner des mouvements de part et d’autre lorsque se recrée un certain « bilatéralisme ». Elle s’impose aussi comme un défi politique et théorique majeur pour les partis progressistes et de gauche. Quelle que soit l’opinion de chacun sur le « socialisme de marché », la projection extérieure de ce modèle apparaît en effet extrêmement contradictoire. Car la Chine est une grande puissance qui, comme toutes les autres, a des intérêts à défendre. Une situation qui finit par mettre davantage l’accent sur le « marché » que sur le « socialisme », ce qui explique pourquoi le « modèle chinois » n’est pas perçu comme une alternative structurelle et stratégique au capitalisme en général.

De la difficulté d’être internationaliste

La prédominance du capitalisme a produit sur la scène internationale une période d’instabilité, de crise, de guerres, de révoltes, de recherche d’alternatives, de divergences structurelles. Tous ces facteurs s’enchevêtrent mais s’articulent dans chaque bataille à l’intérieur de chaque pays et au sein de la concurrence entre les différents États et blocs régionaux.

C’est précisément ici qu’intervient la question de l’internationalisme. Le développement inégal et combiné sur la planète produit une situation dans laquelle les intérêts de classes ne sont pas les mêmes selon les pays et les régions. Les intérêts de l’ensemble de l’humanité dépendent, en dernier lieu, de la coopération existante entre les différentes classes de travailleurs présentes dans les pays du monde entier. Mais le degré de conscience de cette réalité et la capacité de convertir cette conscience en politiques concrètes sont limités par des conditions historiques qui soumettent une grande partie des secteurs de la classe des travailleurs, dans chaque pays et région, aux intérêts de leurs classes dominantes respectives. Ainsi, aussi loin qu’il soit donné de voir, il n’existera pas, comme d’ailleurs il n’a jamais existé, une seule façon d’être internationaliste.