Mars 2017
L’intérêt national dans les négociations internationales commerciales. La crise du « mercantilisme libéral » / Par Jean-Marc Siroën
Intérêt nationalRIS N°105 – Printemps 2017
L’intérêt national est un concept flou mais indiscutable. Qui serait contre l’intérêt national ? S’en prévaloir pour justifier ses actes ou ses idées est une posture commune. Pourtant, utiliser le terme « intérêt national » plutôt qu’« intérêt général » n’est pas anodin. L’évoquer, c’est postuler que l’on ne poursuit les intérêts individuels que par la défense d’un intérêt national qui s’impose alors à tous. Préférer le terme d’« intérêt général », c’est considérer que l’intérêt national est dérivé de l’intérêt des citoyens. L’analyse économique, libérale et individualiste, préfère ainsi s’intéresser à l’« intérêt général ».
Les négociations commerciales ne s’imposent pas naturellement. Elles ont toujours existé dans l’Histoire, mais dans le cadre d’alliances plus politiques et militaires qu’économiques, où le concept d’« intérêt national » prend tout son sens. Les traités négociés formalisent une alliance dirigée contre des parties tierces, comme les alliances successives de la France avec l’Empire ottoman, de François Ier à Louis XIV. Ils pouvaient également résulter d’un rapport du fort au faible : le traité de Versailles contenait ainsi un volet garantissant aux Alliés l’accès au marché allemand [1]. La poursuite des intérêts nationaux se réalise alors au détriment des autres nations. Il s’agit non seulement de gagner, mais aussi d’affaiblir ennemis et rivaux.
À l’opposé, tout en renouant avec certains traités du XIXe siècle, comme la clause de la nation la plus favorisée, les négociations commerciales modernes qui suivent la Seconde Guerre mondiale sont fondées sur la croyance d’intérêts communs et accessibles indépendamment du système politique. Le « mercantilisme libéral », qui en fonde la doctrine, s’appuie sur des négociations structurées autour de la règle du « donnant-donnant », qui doit permettre d’atteindre l’objectif du « gagnant-gagnant ».
La crise actuelle des négociations commerciales révèle la limite et les contradictions de ce « mercantilisme libéral ». Les négociations multilatérales du cycle de Doha sont ainsi enlisées depuis 2002 et l’alternative de traités commerciaux bilatéraux se heurte à la méfiance ou à l’hostilité des opinions publiques, de la société civile, des parlements nationaux et même aujourd’hui régionaux. Ainsi la crise du système multilatéral ne parvient-elle pas à trouver sa sortie dans les traités commerciaux bilatéraux.
Des négociations commerciales superfétatoires. Mercantilisme et libéralisme
Les doctrines économiques, qu’elles soient d’origine mercantiliste ou d’inspiration libérale, laissent une place très ténue à une négociation commerciale internationale, entendue comme un jeu « donnant-donnant ». Pour les premières, l’espace de négociation est vide, inexistant. Pour les secondes, la libéralisation des échanges n’a pas besoin d’être négociée pour être mise en œuvre.
La conception mercantiliste du commerce, en déniant toute possibilité de gains mutuels à l’échange, ne peut envisager une négociation qu’entre vainqueur et vaincu, entre « gagnant » et « perdant ». « Il n’y a personne qui gagne qu’un autre n’y perde », écrit ainsi Jean Bodin dans Les six livres de la République (1576), alors que dans son Traité d’économie politique (1615), Antoine de Montchrestien affirme que, dans l’échange, « Nous faisons autant de perte que l’étranger fait de gain ». Cette conception assimile l’intérêt national à l’enrichissement monétaire d’un pays incarné par son « prince », c’est-à-dire à l’accumulation d’or ou d’argent, solde d’une balance des paiements excédentaire. Comme les exportations des uns sont les importations des autres, les excédents d’un pays sont aussi des déficits ailleurs. Par construction, le commerce crée des gagnants et des perdants. Dans cette logique arithmétique, il n’y a pas de négociation commerciale possible, sauf dans un rapport de forces qui autoriserait un pays hégémonique à en fixer les modalités, niant ainsi le terme même de négociation. Cette vision reste très présente dans les discours et se retrouve, par exemple, dans le vocable de « guerre économique », qui voit dans le commerce un combat et dans l’étranger un concurrent, a priori déloyal, puisque tel est son intérêt. Le solde bilatéral déficitaire est brandi comme preuve irréfutable de cette fourberie. Le déficit courant des États-Unis vis-à-vis de la Chine suffit ainsi à démontrer la déloyauté chinoise, quitte à oublier les excédents bilatéraux, notamment dans les services, l’insuffisance structurelle de l’épargne américaine et le fait que les exportations chinoises ne sont souvent qu’un assemblage de composants importés par la Chine, du Japon, de Corée ou… des États-Unis.
Si la philosophie libérale des Lumières – David Hume, Montesquieu, Adam Smith, parmi d’autres – reconnaît que l’intérêt de la Nation est de rechercher sa richesse [2], elle rejette les moyens préconisés par les mercantilistes et, avant tout, cette absurde résignation au conflit. Dans l’approche libérale, tous les pays qui participent à l’échange sont gagnants dès lors qu’il est volontaire. Loin d’accroître durablement la richesse d’un pays, comme l’expliquent les mercantilistes, l’accumulation d’instruments monétaires qui, aujourd’hui, seraient davantage les dollars que l’or ou l’argent, est un objectif vain et même contreproductif. Ce surplus monétaire génère une inflation qui mine la compétitivité des productions nationales, agricoles, artisanales ou manufacturières. Au final, l’excédent disparaît, les réserves monétaires fondent et reste seulement une économie appauvrie à reconstruire. Passage obligé des écrits libéraux du XVIIIe siècle, le déclin de l’Espagne, victime de ses entrées d’or et d’argent venus d’Amérique, confirmerait l’erreur mercantiliste.
Dans un monde où les ressources – en hommes, en terre ou en capital – sont comptées et limitées, l’accroissement de la production passe par une meilleure allocation de celles-ci. L’approche libérale, structurée autour de la théorie des avantages comparatifs de David Ricardo, fait de la liberté des échanges le meilleur système possible puisqu’à ressources données, la spécialisation des pays permet de produire davantage de valeur. Le commerce est à l’avantage mutuel de tous les participants et la poursuite de l’intérêt national, repéré par le revenu – aujourd’hui, le produit intérieur brut (PIB) –, commande l’ouverture au commerce. Les bienfaits du libre-échange étant ainsi démontrés, l’on doit maintenant compter sur la rationalité des États pour ouvrir spontanément leur marché et ainsi exporter les productions qu’ils réalisent le mieux, en important le reste à meilleur prix. Loin d’être déloyal, le faible coût de la main-d’œuvre de certains pays ne ferait que refléter leur faible productivité.
Dans cette approche libérale, les consommateurs-citoyens sont les principaux gagnants. Il se trouve que dans les démocraties, ils sont aussi électeurs. Ces pays devraient donc se rallier spontanément au libre-échange, sans qu’il soit même nécessaire de « négocier ». La démocratie et l’échange sont dans l’intérêt bien compris de la nation ; ils accélèrent le processus spontané d’une « fin de l’Histoire » à la Francis Fukuyama [3] où l’adhésion au marché relève d’une rationalité qui n’a nul besoin de transiter par des négociations. Au mieux celles-ci peuvent être utiles si elles accélèrent la marche de l’Histoire.
De fait, à partir des années 1980, l’abandon des stratégies protectionnistes des pays en développement ou émergents, qui accompagnait souvent la démocratie politique, a pris la forme d’un ralliement unilatéral à un libre-échange au moins partiel. Les accords multilatéraux – l’Uruguay Round – ou bilatéraux – les traités commerciaux – n’ont fait qu’appuyer une stratégie d’insertion dans la mondialisation déjà engagée unilatéralement. Certes, beaucoup de pays, comme le Mexique, la Chine ou la Russie, ont dû négocier leur adhésion à l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT) ou, à partir de 1995, à l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Il ne s’agissait toutefois pas d’une négociation « donnant-donnant », mais d’un examen d’entrée dans le club, assorti d’un contrat d’engagement, le traité d’accession. Rien d’autre n’est demandé aux membres que d’accepter l’entrée d’un pays qui aurait accédé à leurs exigences, même si ce candidat peut faire valoir l’intérêt de son entrée pour les autres. Contrairement à un discours largement répandu, les conditions imposées à la Chine, admise à l’OMC en 2001, furent extrêmement sévères.
Pourtant, au sein même de l’école libérale, la critique de l’État avait conduit à émettre des doutes sur la capacité des démocraties d’agir en fonction de l’intérêt général, donc du libre-échange. Dans la lignée de l’école du « Public Choice » et du « Rent Seeking » [4], l’État peut en effet être capturé par les groupes de pressions – les lobbies – pour préserver les rentes qu’ils obtiennent grâce à des tarifs protecteurs. Celles-ci peuvent d’ailleurs aussi bien être perçues par les « capitalistes » des secteurs protégés que par les syndicats ouvriers. Cette rente permet alors de financer les dépenses de lobbying, par ailleurs improductives, au détriment de consommateurs peu incités à l’action collective car nombreux et dispersés. Néanmoins, les conclusions tirées de l’analyse portent davantage sur le système politique ou la nature des politiques commerciales que sur l’opportunité de négociations commerciales. Si le système américain donne formellement le pouvoir de la politique commerciale à un Congrès très exposé à l’« action collective » des groupes de pression, l’exécutif, plus abrité, aurait efficacement permis de soutenir le libre-échange [5].
Des négociations commerciales inéluctables. Le mercantilisme libéral
Cette « fin de l’Histoire », fondée sur la rationalité de gouvernements qui maximisent le bien-être national grâce à la spécialisation, résiste assez mal aux changements d’hypothèses. La plus importante est celle du plein-emploi des ressources et, particulièrement, du travail. En effet, dès lors que des ressources restent inutilisées, la spécialisation n’est plus le seul moyen d’enrichir le pays. Il n’est ni le meilleur ni le plus rapide si la réallocation du travail des secteurs importateurs vers les secteurs exportateurs se heurte aux rigidités. Davantage d’exportations dans un secteur peuvent se réaliser sans qu’il soit nécessaire de réduire la production d’autres secteurs en prélevant sur leurs ressources. Dès lors que le chômage s’amplifie, les importations sont perçues comme des substituts à la production et à l’emploi national, dont les désavantages l’emportent sur les avantages. Qu’importe d’ailleurs le prix plus bas des importations lorsque le pays connaît la déflation ? L’intérêt national n’est donc plus de mieux allouer le travail, mais de préserver des emplois. C’est ainsi qu’à la suite de la crise de 1929 et face à la montée du chômage, les États-Unis ont durci leur protectionnisme par la loi Smoot-Hawley de 1930, déclenchant ainsi une surenchère des autres pays et une avalanche de dévaluations compétitives – l’Angleterre en 1931, les États-Unis en 1933, etc. – censées renchérir les importations et stimuler les exportations.
En apparence, le chômage réhabilite donc le mercantilisme. Mais il le condamne aussi. Dans les faits, la guerre économique des années 1930 ne laissera que des perdants et contribuera au déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. Comme l’écrivait John Maynard Keynes, « une insuffisante modération dans la poursuite d’une balance favorable peut déclencher une absurde compétition internationale, également préjudiciable à tous » [6]. Dans une situation de sous-emploi, la non-coopération entre pays conduit donc à un « jeu » de type « dilemme du prisonnier » où des mesures fondées sur l’intérêt national se retournent contre tous. En effet, si les droits de douane et la dévaluation doivent préserver la production et l’emploi nationaux, ils aggravent la situation des autres pays d’autant plus qu’ils sont eux-mêmes frappés par les mêmes maux et appliquent les mêmes remèdes. Les débouchés à l’exportation se tarissent et les dévaluations s’annulent. La rationalité individuelle des États, qui les conduit à mettre en place des politiques d’« égoïsme sacré » – « exportation du chômage », « beggar-thy-neighbour » –, amplifie le chômage que l’on voulait réduire. Cet enchaînement n’est pas maîtrisable, car même si tous les pays sont finalement perdants, ils le seraient encore davantage s’ils ne s’alignaient pas sur les politiques agressives de leurs partenaires, contribuant ainsi à aggraver la situation de tous. Sans coopération internationale, la défense de l’intérêt national se retourne alors contre l’intérêt national lui-même.
La négociation commerciale contemporaine s’est ainsi fondée sur le désastre de la crise de 1929. Le GATT, signé en 1947, avait été précédé par les accords de Bretton Woods (1944), qui établissaient les règles d’un système de change stable, considéré comme un préalable à la relance du commerce international. Le GATT se substituait pourtant à l’Organisation internationale du commerce (OIC) prévue par une charte de La Havane signée mais jamais ratifiée. Il est alors chargé d’organiser les futures négociations commerciales multilatérales. Comme le révèle clairement son préambule, la doctrine très « keynésienne » de l’accord, aujourd’hui intégré à l’OMC, se retrouve dans l’hypothèse de sous-emploi des ressources. L’accord doit favoriser une croissance visant « la pleine utilisation des ressources mondiales ». Il repose sur l’idée que les exportations entraîneront la croissance du « revenu réel » et « la réalisation du plein-emploi ». Mais la croissance des exportations pour tous implique aussi l’ouverture des marchés nationaux à tous. Dans l’approche libérale classique, l’intérêt général est d’acquérir des biens produits à l’étranger à plus bas coûts. Les exportations, biens produits par les travailleurs du pays mais perdus pour la consommation domestique, sont le mal rendu nécessaire pour acquérir les importations. Dans la doctrine du GATT, la proposition est inversée : ce sont les exportations qui servent l’intérêt national en stimulant la croissance et en créant des emplois, les importations étant alors le prix à payer pour obtenir la nécessaire ouverture des marchés étrangers. La doctrine du GATT et de l’OMC repose donc sur un « mercantilisme éclairé » [7]. On préférera l’oxymore de « mercantilisme libéral », qui retient du libéralisme classique sa défense du libre-échange, fût-elle raisonnée et éclairée, et qui serait une composante de l’« embedded liberalism » de John Ruggie [8]. Toutefois, dans une vision cette fois mercantiliste, libéraliser son pays n’est pas une opportunité mais une « concession ». Le caractère mutuel des gains est attendu d’une croissance pour tous qui s’auto-entretient et qui est permise par l’utilisation des ressources existantes. Les importations ne s’ajoutent qu’à la production existante sans nécessairement détruire d’emplois et l’on attend des exportations qu’elles en génèrent de nouveaux. Le scepticisme à l’égard d’une « main invisible » qui harmoniserait naturellement les intérêts divergents et la vision d’une croissance par les exportations qui ne serait pas limitée par la quantité de ressources disponibles, figurent donc la face mercantiliste du système commercial international qui se met en place à partir de 1948 avec le GATT.
Comme l’indique son préambule, cet accord repose « sur une base de réciprocité et d’avantages mutuels ». La première est en effet consubstantielle aux seconds, qui permettent aux gouvernements de défendre l’accord au nom de l’intérêt national. L’augmentation du revenu et de la consommation n’est plus attendue d’une réallocation des ressources fondée sur une spécialisation rationnelle, mais sur une croissance économique créatrice d’emplois. Et c’est bien d’ailleurs ce qui est mis en avant dans les discours qui exposent aujourd’hui les avantages des accords commerciaux et assènent des chiffres sur la croissance attendue du PIB ou sur les créations d’emplois. Dans les négociations multilatérales au sein de l’OMC, comme dans les négociations bilatérales de traités commerciaux, chaque pays conditionne ainsi l’ouverture de son propre marché aux ouvertures consenties par les autres. Dès lors que l’on ne s’attend plus à ce que les avantages mutuels du commerce se révèlent spontanément, les négociations deviennent inhérentes au système.
Des négociations commerciales en perdition. Le mercantilisme libéral en désarroi
La mise en mort clinique des négociations multilatérales de Doha [9] a marqué une nouvelle étape dans le démantèlement de l’ordre « mercantiliste libéral » d’après-guerre inauguré par l’abandon du système monétaire de Bretton Woods en 1971. Pourtant, la crise de 2008, aux effets persistants, aurait pu susciter un renouveau de son « esprit » et, notamment, de la coopération commerciale, d’autant plus attendue que les pays craignaient de se précipiter dans une nouvelle spirale protectionniste. Certes, cette crainte ne s’est pas, jusqu’à maintenant, vérifiée, mais la crise n’a en rien relancé le cycle de Doha, malgré les exhortations un peu hypocrites du G20. Certes, les vingt-cinq années passées ont vu l’explosion du nombre d’accords commerciaux dits « régionaux », qui s’avèrent d’ailleurs de plus en plus souvent intercontinentaux et moins commerciaux, en intégrant des sujets oubliés ou laissés en jachère à l’OMC [10]. Néanmoins, ces accords se heurtent à une hostilité croissante, avec des ratifications retardées ou compromises. Les altermondialistes, qui affichaient une opposition plus ou moins écoutée, ont été rejoints par des partis politiques, pas toujours « populistes », qui affichent des discours où les lignes rouges tendent tellement à se déplacer qu’elles mordent le champ de la négociation réduit à un espace proche du vide. Ainsi, ce sont les inquiétudes de la très libérale chancelière allemande, Angela Merkel, qui ont finalement conduit à renégocier le volet « investissement » de l’Accord économique et commercial global (CETA) entre l’Union européenne (UE) et le Canada sans que, pour autant, la ratification n’acquière un caractère d’évidence. Cette question a également contribué à suspendre les négociations sur le traité de libre-échange transatlantique (Tafta) entre l’UE et les États-Unis.
Ces difficultés sont le symptôme d’une interrogation de plus en plus vive sur le contenu même de l’« intérêt national », incantation qui n’appartient à personne et dont nul n’a besoin de définir la nature. Au sein de l’UE, puisque la politique commerciale est commune, l’intérêt national devient l’intérêt communautaire sommé de respecter les intérêts nationaux, voire régionaux, ce qui ne peut qu’ajouter à la difficulté.
Dans la lignée des théories libertairiennes du « rent seeking », l’un des avantages attribués à la négociation a pu être la distance posée entre les négociateurs, d’une part, et les activistes du lobbying, d’autre part. Or, cette concession aux avantages de la négociation est fragile. Les négociateurs sont mis en cause pour leur proximité réelle ou supposée, généralement opaque sinon clandestine, avec les groupes d’intérêts, ce qui les conduirait à s’affranchir de l’intérêt national. Les négociations se heurtent alors à deux critiques contradictoires mais qui s’ajoutent pour les fragiliser. D’un côté, la critique libertarienne relève que loin de promouvoir le libre-échange, les accords commerciaux incluent des dispositions protectrices comme les règles d’origine, la propriété intellectuelle ou les normes de travail. De l’autre, la société civile voit dans ces accords un moyen d’accéder aux demandes des firmes multinationales, des syndicats patronaux et des milieux financiers.
Pour le libéralisme classique, gains mutuels ne signifient pas gains égaux, mais cette iniquité n’est pas un obstacle à l’adhésion au libre-échange. La rationalité individuelle, comme celle des nations, est d’accepter un accord qui fait gagner un dollar même s’il permet à un autre d’en gagner dix. Comme l’écrivait Jeremy Bentham, le père de l’utilitarisme : « Tout commerce est avantageux par essence, même pour celui pour lequel il l’est moins. », ajoutant que « Toute guerre est par essence ruineuse » [11]. Si, comme le montrent les expériences d’économie expérimentale, le souci d’équité peut amener les individus à refuser des arrangements « gagnants » trop inéquitables, l’écart entre la rationalité utilitariste et le comportement réel des nations a toutes les chances d’être encore plus grand. Les États ne se contentent pas d’observer le gain absolu, mais également le gain relatif. Un libre-échange qui enrichirait davantage un pays rival, ou même seulement concurrent, lui permettrait ainsi de renforcer sa puissance et d’amplifier les inégalités futures. Il servirait l’intérêt national de l’un au détriment de l’intérêt national de l’autre. Comme l’écrit le néo-réaliste Kenneth Waltz : « Quand les États, confrontés à une possibilité de coopération avec des gains mutuels, se demandent s’ils vont coopérer, la question qu’ils se posent est de savoir comment le gain se partagera. Ils sont contraints de se demander non pas “Est-ce que nous allons tous les deux gagner ?”, mais “Qui va gagner le plus ?” » [12]. Le principe de réciprocité assure un certain équilibre des concessions mais ne garantit pas l’égalité des gains. Un même niveau de concession, par exemple une baisse des droits de douane, n’aura pas nécessairement les mêmes effets dans tous les pays. Ainsi, le sentiment que certains pays, dont la Chine serait l’exemple emblématique, auraient tellement plus bénéficié de la mondialisation que les pays développés s’est largement diffusé dans les discours, jusqu’à remettre en cause le caractère mutuel des gains. La perception d’une iniquité conduit donc vers la réhabilitation de la dénégation mercantiliste de la possibilité même de gains à l’échange. Tout nouvel accord avec ces pays, et par généralisation tout accord commercial avec n’importe quel autre, risque d’être perçu comme contraire à l’intérêt national. Dès lors que partout les débateurs présentent leur pays comme le « nice guy » des accords commerciaux, l’on peut certes s’interroger sur la cohérence de l’affirmation. Mais c’est un argument assez répandu de considérer que les « bad boys » sont toujours les autres. Et l’on passe ainsi d’un objectif « gagnant-gagnant » à une perception « perdant-perdant ».
Mais plus encore peut-être que l’iniquité des gains de l’échange entre nations, la mondialisation à laquelle sont liés les traités commerciaux internationaux a été affaiblie par l’iniquité de la répartition des gains de l’échange à l’intérieur même des pays. Est-il conforme à l’intérêt national de conclure des accords commerciaux qui laisseraient cohabiter des citoyens perdants et des citoyens gagnants ?
L’analyse des effets du libre commerce et, plus généralement, de la mondialisation n’a pas échappé à la restriction de l’intérêt national au seul supplément de PIB attendu, négligeant, entre autres, des thèmes comme la cohésion nationale, l’égalité ou la sécurité. Si l’économie académique remet peu en cause l’existence de gains à l’échange, elle a aussi démontré que rien ne garantissait un gain pour tous les citoyens. Elle conclut néanmoins assez rarement à l’avantage du protectionnisme, qui ferait perdre aux pays les gains « nets » du commerce. Lorsque, comme à partir des années 1980, l’augmentation du commerce se réalise entre pays qui disposent de dotations relatives en facteurs de production différentes, la théorie du commerce international montre que la répartition des gains est non seulement inégale, mais qu’elle fait également de certains citoyens des perdants. Un pays avancé disposera de travail qualifié relativement plus abondant que le pays en développement qui bénéficiera, pour sa part, d’une plus grande proportion de travailleurs non qualifiés. Dans ce cas, le théorème de Stolper-Samuelson, énoncé en 1942, démontre, à partir d’hypothèses certes restrictives, notamment de plein-emploi, que le facteur relativement le plus rare dans le pays verra sa situation se dégrader alors que l’autre facteur relativement plus abondant verra la sienne s’améliorer. En d’autres termes, dans les pays avancés, les perdants seront les travailleurs les moins qualifiés qui connaîtront le chômage et / ou la baisse de leur salaire réel – et inversement dans les pays en développement –, surtout, d’ailleurs, s’ils se situent dans le secteur importateur et que la mobilité intersectorielle du travail est limitée. Par ailleurs, puisque les perdants – les travailleurs moins qualifiés – sont plus nombreux que les gagnants – les travailleurs qualifiés –, ils pourraient sanctionner par leurs votes ou leur mobilisation les accords de libre-échange [13]. De fait, plus personne ne conteste que la mondialisation s’est accompagnée d’une hausse des inégalités dans les pays industriels et a laissé des perdants sur la route, même si les recherches empiriques n’attribuent qu’une partie de cette évolution à l’ouverture des échanges aux pays à bas salaires.
Cette inégalité pose un défi aux négociations commerciales, dans la mesure où il devient plus difficile de limiter l’intérêt national au gain attendu en termes de PIB, d’ailleurs souvent trop modéré pour échapper à la marge d’erreur. Paradoxalement, même si les gains promis étaient élevés, la libéralisation des échanges pourrait être contestée si elle devait être perçue comme une source d’accroissement futur des inégalités et d’appauvrissement d’une partie de la population.
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La crise de 2008 a accéléré une évolution engagée dans les années 1980 et concomitante de l’entrée des pays à bas coûts salariaux dans la concurrence internationale : la croissance des inégalités et la stagnation, voire la régression des classes moyennes dans les pays dits développés. Celles-ci, plutôt favorables à l’ouverture commerciale lorsqu’elle se réalisait entre pays à niveaux de développement comparables, se perçoivent comme menacées du point de vue de l’emploi et, plus largement, du statut social. Dans ce contexte nouveau par rapport aux Trente Glorieuses, qui avaient vu la marginalisation des pays en développement, le « mercantilisme libéral » d’après-guerre, fondé sur la négociation commerciale et le diptyque « donnant-donnant » et « gagnant-gagnant », suscite aujourd’hui des doutes sur sa pérennité. Même si les gains de l’échange étaient assurés, est-ce poursuivre l’intérêt général que d’approfondir une ouverture des marchés qui avantagerait des pays plus que d’autres et accroîtrait les inégalités, voire la pauvreté, dans un pays qui par ailleurs s’enrichit ?
De même que l’introduction de la réciprocité a atténué les risques de traités « du fort au faible » qui partageraient de manière trop inéquitable les gains de l’échange entre nations, les négociations commerciales pourraient introduire des dispositions limitant le risque de pertes à l’intérieur d’un pays. D’une certaine manière, c’est ce que le GATT, puis l’OMC ont prévu en autorisant des mesures qui protègent les industries menacées par les importations : droits antidumping ou compensateurs, clauses de sauvegarde. Elles sont toutefois astreintes à certaines conditions restrictives jugées trop laxistes par les économistes libéraux mais considérées comme insuffisantes par les opinions publiques. Les tentatives d’introduire dans les accords des clauses « sécurisantes » relatives, notamment, au respect des droits fondamentaux des travailleurs ou à des normes plus strictes en matière de sécurité, ont échoué au niveau multilatéral du cycle de Doha. Elles sont plus souvent introduites dans les traités commerciaux qui associent à la fois une plus grande ouverture et des mesures protectrices qui pourraient devenir plus systématiques [14]. Ainsi, le think tank libéral Cato Institute considère que si globalement l’accord de partenariat transpacifique (TPP) libéralise le commerce entre les pays concernés, ce qui lui vaut son soutien, cinq chapitres seraient néanmoins protecteurs : propriété intellectuelle, travail, environnement, textile-habillement, recours commerciaux [15]. Plus encore que le CETA signé par l’UE et le Canada ou le Tafta négocié entre l’UE et les États-Unis, l’échec possible du TPP montrerait les limites de cette réorientation vers des accords plus protecteurs. En effet, les traités commerciaux qui introduiraient une volonté plus nette d’équilibre entre l’ouverture commerciale et la protection des citoyens, d’ailleurs en ligne avec le « mercantilisme libéral », se heurteraient à la résistance des pays les moins protecteurs, notamment les pays en développement, sans répondre pour autant aux attentes des opinions publiques. Elle pourrait réduire à un espace vide le « cœur » de la négociation, signant la fin des espoirs qui avaient été mis dans le mercantilisme libéral pour promouvoir non seulement la croissance mais également la paix entre les nations.
[1] Partie X, Section I.
[2] Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, 1776.
[3] Francis Fukuyama, La fin de l’Histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, coll. « Histoire », 1992.
[4] Anne Krueger, « The Political Economy of the Rent-Seeking Society », American Economic Review, vol. 64, n° 3, 1974.
[5] Charles Rowley et Robert Tollison, « Rent-Seeking and Trade Protection », in Charles Rowley, Robert Tollison et Gordon Tullock, The Political Economy of Rent-Seeking, New York, Springer Science, 1988.
[6] John M. Keynes, Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1942 (1936), pp. 334-335.
[7] Paul Krugman, « Does the New Trade Theory Require a New Trade Policy ? », The World Economy, vol. 15, n° 4, juillet 1992.
[8] John Ruggie, « International Regimes, Transactions, and Change : Embedded Liberalism in the Postwar Economic Order », International Organization, vol. 36, n° 2, printemps 1982.
[9] Voir Jean-Marc Siroën, « L’OMC et les négociations commerciales multilatérales », Négociations, n° 7, 2007 ; et « Négociations commerciales multilatérales et cycle de Doha : les leçons d’un échec annoncé », Négociations, n° 16, 2011.
[10] Voir Jaime Ahcar et Jean-Marc Siroën, « Deep integration : free trade agreements heterogeneity and its impact on bilateral trade », Document de travail DIAL, n° 2014-25, 2014.
[11] Cité dans Edmond Silberner, La guerre dans la pensée économique du XVIe au XVIIIe siècle, Paris, Sirey, 1939, p. 261.
[12] Kenneth Waltz, Theory of International Politics, New York, Mc Graw Hill, 1979, p. 105.
[13] Wolfgang Mayer, « Endogenous Tariff Formation », American Economic Review, vol. 74, n° 5, décembre 1984.
[14] Voir Jaime Ahcar et Jean-Marc Siroën, op. cit.
[15] Daniel Ikenson, Simon Lester, Scott Lincicome, Daniel Pearson et K. William Watson, Should Free Traders Support the Trans-Pacific Partnership ? An Assessment of the Largest-Ever U.S. Preferential Trade Agreement, Washington, Cato Publications, 30 juin 2016.