L’intérêt national à l’ère des identités transnationales / Par Christopher Hill

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  • Christopher Hill

    Christopher Hill

    Professeur émérite Wilson E. Schmidt à l’Université John Hopkins SAIS Europe (Bologne).

Même au XIXe siècle, lorsque le concept d’intérêt national a commencé à prendre de l’importance, les identités populaires sont restées façonnées par des facteurs transnationaux tels que la religion et la culture. Le XXe siècle, qui était en théorie l’ère des idéologies universelles, a, dans la pratique, vu ce type de sentiment d’appartenance brutalement réduit par des nationalismes étatiques les assimilant fréquemment à une forme de trahison. Par la suite, quand les périodes de détente dans le contexte de la guerre froide et le développement de l’économie internationale ont commencé à encourager les idées et mouvements transnationaux, de l’anti-apartheid à la sauvegarde des baleines, l’idée d’un intérêt « national » supérieur a semblé de plus en plus anachronique. Ce point de vue s’est rapidement développé après la chute du communisme et la suppression parallèle de nombreuses barrières aux flux de capitaux, de biens, de services et de personnes – bien illustrée par le Marché commun européen. Cette tendance a paru violemment s’inverser dans les heures qui ont suivi l’effondrement des Twin Towers de New York, le 11 septembre 2001. Sécurité nationale, politique étrangère et lutte contre le terrorisme ont alors été autant de sujets animant l’esprit des responsables politiques et des opinions publiques [1]. Dans ce contexte, il était inévitable que la rhétorique de l’intérêt national resurgisse. L’on peut entièrement comprendre, en temps de crise, le besoin de se rassembler et d’identifier un noyau de préoccupations communes, parmi lesquelles les craintes et menaces à l’égard de sa propre existence. Pourtant, ce sentiment d’intérêt national s’est trouvé ranimé dans un contexte tout à fait différent de celui de l’équilibre des puissances du XIXe siècle, de la lutte contre le fascisme ou de la guerre froide. Car la mondialisation a engendré une mobilité considérablement accrue pour des millions de personnes, avec pour conséquence la présence de grandes diasporas dans de nombreux États, en particulier dans les pays riches qui attirent par leurs opportunités professionnelles et leurs perspectives de vie.

Les facteurs de transformation de la dialectique interne / externe

Les diasporas

Récemment arrivés pour la plupart d’entre eux, les membres de ces diasporas recherchent une certaine « sécurité psychologique » à travers le maintien de liens avec leurs pays d’origine, leur culture et leur religion, ce qui peut freiner leur attachement à leur nouvelle société. Il s’agit d’un processus normal car dans la majorité des cas, la principale préoccupation des immigrés récents est la poursuite de l’amélioration de leurs conditions de vie. Ils font également face à un manque de ressources et d’opportunités pour prendre part à la vie politique de leur communauté d’accueil. L’on pourrait, par conséquent, penser que les élites puissent définir les intérêts nationaux sans référence à la nature changeante des sociétés qu’ils sont censés représenter. Mais ce serait occulter deux facteurs cruciaux que sont la politique étrangère et les remarquables progrès dans le secteur des technologies de l’information.

Étant donné l’instabilité dans de nombreuses régions d’où sont issues ces diasporas – Afrique centrale, Nord du Nigeria, Levant, Irak, Afghanistan, Corne de l’Afrique et certaines parties de l’Asie du Sud –, dont beaucoup sont des zones de guerre produisant des flux de réfugiés désespérés, il n’est pas surprenant que la politique étrangère des pays occidentaux les préoccupe particulièrement. Le cocktail risque de devenir littéralement explosif quand s’y ajoute la religion – et par exemple la représentation selon laquelle les États-Unis, le Royaume-Uni et la France tuent en « terres musulmanes ». Bien que seule une petite minorité n’envisage réellement de prendre les armes contre sa propre société, une frange plus large mais muette de ces communautés pourrait ainsi se révéler critique de la politique étrangère menée au nom des intérêts généraux de la nation. Ceux qui ont de fortes convictions religieuses s’identifieront naturellement à une communauté de croyance transnationale, mais même les groupes moins religieux, voire ceux qui ne le sont pas du tout, risquent de voir leur loyauté tiraillée par la demande de ralliement au drapeau national – ce fut le cas, à diverses époques et en divers endroits du monde, des Chypriotes, des Moluquois, des Algériens, des Tamouls et des Kurdes [2]. En Europe, les cas de l’Irlande du Nord, du Haut-Adige et de la Macédoine ont présenté des dilemmes encore plus vifs pour les populations minoritaires.

Le développement des technologies de l’information

Le deuxième facteur de transformation de ces dernières décennies est l’impact de l’accélération rapide des changements dans les technologies de l’information. Internet dépasse en effet de loin l’idée d’un village global et d’un public de télévision commun aux lancements de fusées ou aux événements sportifs internationaux. Au XXIe siècle, les gens peuvent utiliser leurs propres sources d’information – ou de désinformation –, se libérant ainsi de celles d’un gouvernement supposément autoritaire. Des individus comme Julian Assange et Edward Snowden peuvent même sérieusement mettre dans l’embarras les gouvernements les plus puissants. De plus, le développement de systèmes de messagerie instantanée via Facebook, WhatsApp, Viber, etc., permet à des groupes de créer facilement et instantanément leurs propres réseaux, et de mobiliser politiquement à la fois à l’intérieur d’un État et au-delà des frontières, comme on a pu le constater pendant les « printemps arabes » – bien que ce cas démontre également que la simple mobilisation sociale n’est pas forcément synonyme de succès, et à quel point le pouvoir de contrepoids de l’État ne doit pas être sous-estimé [3].

La transformation des États

Il apparaît également évident que les rhétoriques marxistes et mondialistes qui annonçaient le dépérissement de l’État étaient tout simplement erronées. Plus proche de la réalité est la notion de transformation des États par la modification des contextes économiques, politiques et culturels – autrement dit, le truisme historique selon lequel nous vivons une évolution perpétuelle [4]. Les États restent des acteurs puissants dans un monde à plusieurs niveaux, caractérisé par l’aspiration à l’indépendance de nombreuses entités infranationales. Les acteurs transnationaux reconnaissent d’ailleurs les États comme des éléments centraux de leurs analyses, quand ils n’essaient pas de les imiter – ainsi de Daech, le soi-disant « État islamique ». Les gouvernements, pour leur part, ne peuvent écarter les activités de ces forces transnationales, et encore moins les dominer facilement. Le gouvernement chinois est ainsi très – voire excessivement – préoccupé par l’affaiblissement de sa souveraineté par les médias étrangers, Internet, les défenseurs des droits de l’homme et les groupes religieux, et investit énormément de temps, de ressources et de capital politique pour tenter de repousser ces influences. De telle sorte que les politiques étrangère et intérieure fusionnent parfois dans ce que les États-Unis appellent la « homeland security », conçue comme la lutte contre le terrorisme transfrontalier, les migrations irrégulières et les idéologies subversives. Parfois, la politique étrangère d’un État peut avoir des conséquences domestiques désastreuses, d’aucuns percevant certaines interventions comme tellement injustes et arbitraires qu’ils réagissent par des actes de violence. Le Royaume-Uni l’a découvert à propos de l’Irak et l’Afghanistan, la France avec l’Algérie, le Mali et la Syrie.

Au-delà de ces problèmes dramatiques, les gouvernements rencontrent des complications plus traditionnelles découlant de la difficulté à faire coïncider conception de l’intérêt national et diversité ethnoculturelle intérieure. Il est, en effet, plus difficile de construire un solide consensus envers la politique étrangère lorsque des minorités ressentent autant, voire plus, la douleur de leurs conationaux ou coreligionnaires à l’étranger que celle de leurs concitoyens. Le problème se renforce encore lorsque la politique étrangère du pays d’accueil influe directement sur ces communautés. Ainsi, les jeunes musulmans européens sont de plus en plus nombreux à considérer les gouvernements de l’Union européenne (UE) comme négligents et parfois complices des souffrances des populations palestiniennes, irakiennes, libyennes ou syriennes. Il n’est alors guère surprenant que l’état de souffrance prolongée de ces peuples occulte les actions positives des États européens, du Kosovo à la protection des civils de Benghazi en passant par l’accueil des réfugiés syriens par l’Allemagne en 2015. La guerre, le terrorisme, les migrations et le populisme produisent des cercles vicieux et des attitudes qui sont désormais très difficiles à combattre. L’élaboration de la politique étrangère est devenue un processus beaucoup plus sensible et imprévisible, les domaines de l’intérieur, de l’international et même du transnational étant de plus en plus flous. Ces problèmes sont exacerbés par le fait que la négociation multilatérale est inévitable sur un large éventail de questions dans le domaine des relations internationales, et ce, malgré la récente réaction souverainiste contre l’institutionnalisme libéral.

La fabrique de la politique étrangère et les acteurs transnationaux

Des universitaires ont montré que bien qu’il soit désormais largement reconnu comme d’une utilité analytique limitée, le concept d’intérêt national reste néanmoins très présent dans le discours public, et continuera probablement de l’être vu le manque d’alternatives et la tendance naturelle des hommes politiques à la simplification. Comment, dès lors, les acteurs – gouvernements, citoyens nationaux ou diasporas – doivent-ils faire face à cette tension conceptuelle et pratique ?

À court terme, les décideurs en matière de politique étrangère ne rencontrent aucune contrainte à l’utilisation de la rhétorique des intérêts nationaux pour faire apparaître leurs actions comme légitimes et inévitables. Mais selon les États, ils vont bientôt se heurter à un manque de crédibilité concernant les éléments « national » et « intérêt » de l’équation. L’aspect « national », que beaucoup ont cru voir perdre de sa substance à l’ère de la mondialisation, révèle deux séries de complications imprévues. Premièrement, le fait de jouer la carte nationaliste s’avère dangereux, en ce que cela conforte les populistes, qui peuvent toujours faire valoir leurs arguments de manière beaucoup plus robuste que les décideurs politiques qui sont, pour leur part, confrontés à des négociations à l’étranger. Au Royaume-Uni, en 2017, la Première ministre Theresa May fait face à ce dilemme alors qu’elle cherche à répondre au vote référendaire en faveur du « Brexit », sans pour autant détruire toute possibilité de maintenir des relations avec le reste de l’UE. Le deuxième facteur est l’assertivité croissante manifestée par les sécessionnistes dans de nombreux États. Des lignes de fracture internes apparaissent, certaines régionales et anciennes – comme en Écosse ou en Catalogne –, d’autres issues de la diversité ethnoculturelle – comme en ex-Yougoslavie. Ainsi, l’on a beau être habitué au manque de précision rhétorique des relations « inter-nationales », les gouvernements se trouvent de plus en plus contraints de rendre des comptes s’ils viennent à utiliser l’adjectif « national » de manière négligente.

De l’autre côté de l’équation, le terme « intérêt », tout en étant un puissant critère d’action politique, est toujours plus difficile à mobiliser de façon collective plutôt qu’individuelle. Dans le domaine de la politique étrangère, il a en effet toujours fallu que les hommes politiques justifient leurs actions en identifiant les enjeux vitaux partagés par la société, par-delà ses innombrables différences. Mais le terme est aussi à présent dilué par l’existence de groupes ethnoculturels semi-autonomes, qui parfois identifient davantage leurs intérêts à ceux de ressortissants étrangers, qu’ils se situent dans leur pays d’origine ou ailleurs, qu’à ceux de la société dans laquelle ils résident. Par conséquent, les gouvernements sont bien avisés de ne pas ignorer les intérêts que perçoivent les groupes minoritaires lorsqu’ils envisagent d’agir dans des parties du monde avec lesquelles une diaspora peut avoir des liens. L’Allemagne a récemment ressenti la force de cette injonction après la tentative de coup d’État en Turquie, conduisant à des manifestations de masse de citoyens d’origine turque en faveur du président Erdogan, dont les violations des droits de l’homme commençaient à mettre Berlin de plus en plus mal à l’aise.

Pour revenir aux acteurs transnationaux – mis à part quelques fanatiques faisant montre de haine envers leur pays d’accueil –, ils font également face à un sérieux dilemme. En effet, la plupart d’entre eux souhaitent vivre dans un contexte de paix et de prospérité au sein de leur pays d’accueil, sans pour autant abandonner leur sens des responsabilités envers leurs conationaux ou coreligionnaires. Les antennes satellites et les réseaux sociaux permettent non seulement d’excellents flux d’informations par-delà les frontières, mais également de prendre part simultanément à la politique d’un autre pays, comme c’est par exemple le cas de la communauté somalienne de Londres ou des Hispano-Marocains. Mais trouver cet équilibre n’est pas chose aisée : la majorité est prompte à accuser les minorités de manquer de loyauté, alors que les migrants doivent satisfaire les attentes de ceux qu’ils ont laissés chez eux en matière de transferts de fonds, de continuité culturelle et d’aide politique [5]. Face à ces deux voies, il est peu probable que les minorités soient sensibles aux appels à l’intérêt national, sauf dans les circonstances les plus dramatiques, telles qu’une attaque terroriste – et même dans ce cas, ils peuvent se montrer réticents à l’idée de fournir des informations aux services de sécurité au sujet de membres de leur propre communauté.

De l’intérêt national à l’intérêt public : repenser le critère de la politique étrangère

Compte tenu de ces difficultés, qui touchent à la fois les gouvernements et les diasporas, il serait vain de repenser l’idée d’intérêt national en tant que base d’un nouveau consensus politique. Les écarts de perception et de crédibilité ne feraient en effet que progresser. Une approche plus pertinente serait d’éviter de parler d’intérêt national au singulier, comme si celui-ci était toujours homogène et évident. Sur n’importe quel problème, un État démocratique engendrera non seulement une grande variété d’opinions, mais aussi une pluralité de revendications concurrentes – et qui n’ont pas forcément de dénominateur commun – qu’il appartiendra au gouvernement de concilier. En d’autres termes, il s’agit d’accepter dès le départ que la diversité est nécessaire tant du point de vue intellectuel que pratique. La politique étrangère étant une activité à usages et valeurs multiples, les décideurs ne devraient pas se comporter comme s’ils étaient engagés dans un jeu à un seul niveau, avec des objectifs consensuels et un ensemble de règles qui soient claires, même s’ils peuvent éprouver des difficultés politiques au compromis. Le cas échéant, ils risquent de se voir reprocher le fait que l’intérêt national, qu’ils sont censés poursuivre, soit en réalité imposé et entièrement défini au plus haut niveau par une élite égoïste. En outre, le deuxième niveau du jeu diplomatique, lui national, comprend désormais bien plus que l’agrégation rationnelle des « préférences », telle qu’identifiée par l’intergouvernementalisme libéral [6].

Les traditionnelles dichotomies gauche / droite et réaliste / idéaliste sont également incapables de rendre compte de la réalité des valeurs concurrentes issues de la diversité sociale. Car la politique étrangère ne peut être séparée des questions liées à la société du pays, à la paix sociale et à l’identité. Les citoyens définissent leurs intérêts en fonction de la manière dont ils se perçoivent et de leurs attachements émotionnels, et pas seulement en termes matériels ou d’idées abstraites. La seule façon de composer avec cette réalité est d’accepter que chaque société englobe toute une gamme d’intérêts et d’attitudes divergents par rapport au monde extérieur, au-delà des besoins primaires de survie physique et de sécurité. Cela exige de mettre l’accent sur la pluralité des intérêts. Demeure néanmoins la question de savoir ce que l’ensemble des citoyens peuvent avoir en commun au sein d’une société qui, dans un contexte multiculturel, devient de plus en plus hétérogène [7]. Une fois de plus, le cas du Royaume-Uni à la suite du référendum de 2016 est un bon exemple, des milliers de résidents originaires des États membres de l’UE se trouvant soudainement en désaccord avec la majorité.

Dans ce contexte, une manière utile d’avancer serait de penser en termes d’intérêt public plutôt que national. Cela permet de contourner les problèmes d’unité nationale dans les États multinationaux, ainsi que le renforcement du nationalisme et la désignation des étrangers et même des États amis comme des « autres ». En revanche, il est évidemment légitime pour toute société de se préoccuper de la préservation de sa res publica, de sa propre cohérence et des institutions étatiques – car il s’agit des caractéristiques qui la définissent. Une telle approche rappelle également le lien inhérent entre la politique intérieure et la politique étrangère, car elle permet de déterminer dans quelle mesure une action extérieure poursuivant des objectifs géopolitiques peut avoir des effets délétères sur la solidarité sociale à l’intérieur du pays – comme ce fut par exemple le cas aux États-Unis lors de la guerre du Viêtnam. Car au sein de nos sociétés contemporaines diverses, il ne fait aucun doute que la politique étrangère a désormais la capacité de générer de puissants et complexes contrecoups. La notion d’intérêt national, interprétée comme « raison d’État » et donc déconnectée de la société, est bien trop étroite pour penser cette interconnexion.

Il ne suffit pourtant pas simplement d’aller vers un concept général d’intérêt public – il faudrait savoir ce que l’on y met. Un point de départ devrait être qu’aucun groupe, aucune classe ou organisation ne dispose d’un droit de veto sur la politique étrangère, quelles que soient ses revendications. L’intérêt public, par définition, ne doit pas être influencé par des revendications particulières. Cela s’applique non seulement aux communautés d’outre-mer, comme par exemple les habitants des îles Falkland / Malouines ou des paradis fiscaux, mais aussi aux groupes d’origine étrangère comme les Grecs-Américains ou les opposants à Vladimir Poutine en exil. À l’inverse, il incombe à ceux qui souhaitent importer des valeurs depuis l’extérieur – comme les revendications à la limitation de la liberté d’expression de Salman Rushdie ou de Charlie Hebdo – de démontrer en quoi cela sert l’intérêt public autant que le leur.

Si les intérêts particuliers doivent accepter les limites de leurs revendications, les gouvernements doivent eux aussi s’adapter aux nouvelles réalités transnationales et à la diversité sociale croissante, qui peuvent affaiblir le consensus politique, même dans le cadre de la politique extérieure. Ils ne peuvent s’attendre à développer des actions majeures de politique étrangère, en particulier des interventions militaires à l’étranger, uniquement sur la base d’une grande stratégie. L’opinion publique est certainement devenue plus hétérogène au fur et à mesure de la diversification de la société et de l’exposition des citoyens à l’information internationale, mais la dimension transnationale crée de plus grandes complications encore. La complexification des liens entre les membres d’une société, surtout dans celles où la richesse attire vue de l’extérieur, alimente l’éventualité d’importantes conséquences domestiques, allant des manifestations de rue et des troubles électoraux à l’extrémisme meurtrier du terroriste suicidaire. Même les loups solitaires aliénés accomplissant leurs quinze minutes d’infamie mondiale en devenant martyre peuvent créer des ondes de choc au sein des sociétés et conduire à des changements dans les politiques de sécurité, et plus largement dans la vie quotidienne. Il est donc essentiel de reconnaître le caractère hautement pluraliste de la société moderne, quelle que soit la position officielle sur le multiculturalisme et l’intégration, et l’imprudence de négliger les préoccupations importantes d’une communauté minoritaire sur un problème de politique étrangère. Au minimum, cela prive un gouvernement d’une source utile d’expertise et d’empathie ; au pire, cela peut conduire à une réaction catastrophique. Les politiques françaises à l’égard de l’Afrique du Nord avant les « printemps arabes », par exemple, semblaient réalistes, mais des liens plus étroits avec la population maghrébine présente sur son territoire auraient pu éviter à la France l’embarras d’être associée à des dictateurs honnis, comme Zine El-Abidine Ben Ali en Tunisie, lorsque les soulèvements ont éclaté en 2011.

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Penser l’intérêt national dans le contexte contemporain nécessite de tenter de concilier quatre logiques : la politique étrangère ; le caractère multilatéral de la diplomatie moderne ; la hausse de la diversité ethnoculturelle au sein de nos sociétés ; les processus transnationaux qui traversent les frontières géographiques et conceptuelles. Il s’agit d’une tâche intellectuelle difficile, au-delà du défi qu’elle pose à ceux qui sont en charge des politiques publiques. Inévitablement, cette complexité nouvelle conduit à davantage de contestations quant à l’orientation et aux valeurs de la politique étrangère. Il faut s’en réjouir dans la mesure où cela pourrait encourager un débat plus vif, bien que conduire également à une impasse domestique qui désavantagerait alors un pays dans le cadre de ses relations extérieures. De plus, si les groupes d’intérêts ayant des liens avec l’étranger ne représentent pas un problème en soi, il est plus difficile de faire coopérer les entités foncièrement transnationales de manière démocratique, car elles n’ont, par définition, pas de devoir d’allégeance envers une société particulière et peuvent donc faire en sorte d’affaiblir certains régimes.

Les gouvernements sont donc obligés d’agir à plusieurs niveaux en même temps, en tentant de coordonner des types de problèmes et d’acteurs très différents, et en évitant que cela ne mène à la paralysie ou à une profonde division. Une fois de plus, les dilemmes auxquels fait face le gouvernement de Theresa May au sujet du « Brexit » apparaissent pertinents. Dans un tel contexte, convoquer l’« intérêt national » ne fait guère sens, même au niveau rhétorique, en ce qu’il soulève de nombreuses questions. Le problème est encore plus grand sur le plan opérationnel, car même s’agissant du cœur supposé de l’intérêt national, axé sur la sécurité, le territoire et la prospérité, les interprétations font toujours l’objet de sérieux débats et d’une évolution constante. Pour reformuler la célèbre définition de la politique de David Easton, puisque personne ne peut se prononcer avec autorité, le concept en est réduit à une « feuille de vigne » inadéquate pour des manœuvres politiques cyniques.


  • [1] Ken Booth et Tim Dunne (dir.), Worlds in Collision. Terror and Future of Global Order, Handmills, Palgrave Macmillan, 2002.
  • [2] Voir Christopher Hill, The National Interest in Question : Foreign Policy in Multicultural Societies, Oxford, Oxford University Press, 2013 ; et Tony Smith, Foreign Attachments : the Power of Ethnic Groups in the Making of US Foreign Policy, Cambridge, Harvard University Press, 2000.
  • [3] Maha Abdelrahman, Egypt’s Long Revolution. Protest Movements and Uprisings, Londres, Routledge, 2014.
  • [4] Georg Sørensen, « The Transformation of the State », in Colin Hay, Michael Lister et David Marsh (dir.), The State : Theories and Issues, Handmills, Palgrave Macmillan, 2002.
  • [5] Voir Tariq Modood, Still not Easy Being British : Struggles for a Multicultural Citizenship, Stoke on Trent, Trentham Books, 2010.
  • [6] Andrew Moravcsik et Frank Schimmelfennig, « Liberal Intergovernmentalism », in Antje Wiener et Thomas Diez (dir.), European Integration Theory, Oxford, Oxford University Press, 2009.
  • [7] Voir Christopher Hill, op. cit., pp. 8-11.