L’Inde, entre volonté de puissance et inhibitions / Par Olivier Da Lage

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L’arrivée au pouvoir en mai 2014 de Narendra Modi, le charismatique leader des nationalistes hindous du Bharatiya Janata Party (BJP), a donné un souffle nouveau à la politique étrangère indienne. Le dynamisme et l’énergie dont le Premier ministre a depuis fait preuve contraste de façon spectaculaire avec l’apathie des dernières des dix années de gouvernement de son prédécesseur du parti du Congrès, Manmohan Singh. Âgé et affaibli par une opération cardiaque, M. Singh était surtout paralysé par l’impossibilité de trouver une majorité parlementaire au sein de la coalition hétéroclite et de plus en plus divisée qu’il dirigeait. N. Modi, au contraire, bénéficie d’emblée d’un atout majeur : la majorité absolue au sein de la Lok Sabha, la chambre basse du Parlement, obtenue avec moins de 35 % des voix sur le plan national grâce à la division de ses adversaires politiques et au mode électoral hérité des Britanniques – scrutin uninominal à un seul tour – favorisant le parti dominant.

N. Modi, à qui l’on ne connaissait pas de prédispositions particulières pour la diplomatie, s’est aussitôt lancé dans un carrousel de visites à l’étranger, à travers lesquelles s’est peu à peu dessiné son projet pour que le monde accepte l’Inde comme l’une des principales puissances de ce début de XXIe siècle. Touche après touche, le tableau révèle une grande cohérence. Avec un réel savoir-faire et un pragmatisme incontestable, le gouvernement Modi met en œuvre une stratégie qui s’inscrit sans inflexion majeure dans la politique étrangère suivie par l’Inde depuis qu’elle a accédé à l’indépendance, en 1947.

Bien entendu, des évolutions significatives ont eu lieu depuis les premiers pas sur la scène internationale de l’Union indienne, à l’époque dirigée par le Premier ministre Jawaharlal Nehru, qui conduisait aussi la politique étrangère indienne. La conférence de Bandung (1955) a été le point de départ du mouvement des non-alignés (MNA), qui sera formellement créé en 1961 à Belgrade. L’Inde peut légitimement revendiquer la paternité des principes fondateurs du MNA, tirés des panchsheel (« les cinq vertus » en sanskrit) que le pays avait fait insérer dans le traité sino-indien l’année précédente, à savoir : le respect mutuel envers l’intégrité du territoire et la souveraineté de chacun, la non-agression, la non-ingérence, l’égalité et les bénéfices mutuels, ainsi que la coexistence pacifique.

Réorganisation de la diplomatie

L’Inde n’a jamais renié ces principes fondateurs et, théoriquement, sa diplomatie se réclame toujours de ceux-ci. Mais en pratique, le MNA est moribond depuis près de trois décennies et l’invocation des panchsheel tient aujourd’hui davantage du rituel lors de la publication de communiqués communs que d’une démarche politique de tous les instants. Ces évolutions, cependant, sont antérieures à la victoire électorale du BJP en 2014, et bien des gestes diplomatiques esquissés par N. Modi depuis deux ans ne sont que le prolongement d’initiatives esquissées du temps de la coalition précédente.

La différence essentielle avec l’ère précédente repose donc sur quatre piliers :

  • la remise en ordre selon leur niveau de priorité des différents axes de la politique étrangère ;
  • la mise en œuvre sans tarder de remèdes précédemment envisagés sans pour autant que cela se traduise concrètement, l’incapacité à concrétiser les décisions de principe demeurant l’un des traits caractéristiques de la bureaucratie indienne et l’une de ses principales faiblesses ;
  • un réel pragmatisme permettant de saisir les occasions qui se présentent, quitte à modifier les priorités précédemment établies ;
  • le savoir-faire en matière de communication du nouveau Premier ministre pour mettre en scène sa diplomatie et la faire exister à l’international bien au-delà de l’impact qu’elle avait précédemment.

Davantage que l’inflexion marquée que l’on attendait d’un nationaliste hindou qui avait naguère critiqué la faiblesse du gouvernement indien devant les défis posés par le Pakistan, la Chine et d’autres, c’est une réorganisation méticuleuse de la diplomatie indienne qui s’est opérée après la victoire du BJP. Le nouveau Premier ministre, comme tant d’autres, n’a pu que constater que son pays avait des relations au mieux médiocres, au pire exécrables avec l’ensemble de ses voisins d’Asie du Sud. Comment l’Inde pourrait-elle être prise au sérieux dans sa quête de reconnaissance en tant que puissance de statut mondial si elle s’avère incapable d’être reconnue comme leader naturel dans sa propre région ? Le premier geste de N. Modi a donc consisté à inviter tous les dirigeants des pays voisins – y compris un « voisin » lointain de l’océan Indien comme l’Île Maurice – à la cérémonie marquant son entrée en fonction, le 26 mai 2014. Naturellement, la présence du Premier ministre pakistanais Nawaz Sharif fut particulièrement remarquée compte tenu des positions dures prises contre Islamabad par N. Modi quand il était dans l’opposition. De façon tout aussi inattendue, son premier voyage à l’étranger a été pour le minuscule royaume himalayen du Bhoutan. En juin 2015, il a conclu l’accord frontalier avec le Bangladesh négocié du temps de M. Singh, procédant à des échanges d’enclaves afin de mettre fin à un différend frontalier remontant à l’indépendance du pays en 1971. Entre-temps, au printemps 2015, N. Modi a effectué une tournée des îles de l’océan Indien : Sri Lanka, Seychelles, Île Maurice. Le message est donc clair : la politique de voisinage de New Delhi inclut le voisinage lointain, dès lors qu’il se situe dans l’océan Indien. Avec le Népal, la tentative a été plus hésitante, l’Inde ne pouvant s’empêcher de s’ingérer dans le processus de révision constitutionnelle en recourant aux pressions classiques, comme le blocus frontalier en octobre 2015.

Mais c’est avec le Pakistan que cette volonté de remise à plat a été la plus spectaculaire. La rencontre « improvisée » à Lahore du 25 décembre 2015 entre N. Sharif et N. Modi devait remettre sur les rails le processus de détente entre les deux pays. Comme il était prévisible, quelques semaines plus tard, une attaque commise sur une base aérienne du Pendjab, très vraisemblablement à l’instigation des services pakistanais toujours méfiants à la perspective d’un dégel entre Islamabad et New Delhi, visait à faire dérailler ce processus. Si cela ne s’est pas produit, la normalisation a toutefois pris du retard. Quoi qu’il en soit, ayant rappelé que la priorité de sa diplomatie était son environnement immédiat, le Premier ministre a continué de multiplier les voyages pour réaffirmer les priorités de l’Inde selon une approche concentrique.

L’Inde, puissance asiatique

Au-delà de l’Asie du Sud, il y a l’Asie tout court. Depuis 1994, la politique officielle de l’Inde est la Look East Policy (LEP), par laquelle New Delhi marque son intérêt pour l’Extrême-Orient, notamment l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (Asean) – dont l’Inde est désormais une invitée régulière depuis 2010. Il se traduit par des manœuvres militaires communes avec plusieurs de ses membres et la recherche de partenariats économiques servant de relais de croissance à l’économie indienne. Mais avant tout, ce rapprochement traduit une méfiance commune envers la Chine et ses volontés d’affirmation hégémonique en mer de Chine. C’est également ce qui motive largement le rapprochement avec le Japon. Que N. Modi, le nationaliste hindou conservateur, ait de nombreuses affinités avec son homologue Shinzo Abe, le nationaliste nippon, ne fait que renforcer ce lien.

Car la rivalité avec Beijing est un élément essentiel de la politique étrangère de l’Inde, dont la population dépassera celle de la Chine vers 2025. Vu de New Delhi, les facilités portuaires que la Chine a obtenues au Sri Lanka, dans le port de Hambatota, ou au Pakistan, dans le port de Gwadar en mer d’Arabie – en échange d’investissements chinois substantiels dans le développement de ces ports –, sont des éléments de ce « collier de perles » que la Chine est en train de constituer pour l’encercler. L’assistance économique chinoise au Népal, au Bangladesh, à la Birmanie et le programme des « nouvelles routes de la soie » terrestres et maritimes complètent le tableau qui inquiète les Indiens. Mais, si l’on se place du point de vue chinois, la situation est en partie symétrique eu égard aux relations navales militaires nouées par l’Inde avec le Viêtnam, Singapour, la Thaïlande, le Japon et l’Australie. Sur terre, l’armée chinoise teste périodiquement la vigilance indienne aux frontières des régions indiennes du Cachemire, du Ladakh ou de l’Himachal Pradesh. Enfin, la Chine pèse de tout son poids pour dénier à l’Inde l’admission au sein du « groupe des fournisseurs nucléaires » au motif – par ailleurs exact – que New Delhi n’est pas signataire du traité de non-prolifération nucléaire (TNP).

Pour autant, cette rivalité, qui débouche parfois sur des accrochages frontaliers et une rhétorique martiale, n’empêche pas Chine et Inde d’être partenaires dans bien des domaines : la coordination de leurs positions sur le changement climatique en est un exemple. La Chine a en revanche du mal à admettre que l’Inde envisage d’être une puissance mondiale à son égal et s’irrite de la coopération militaire croissante entre New Delhi et Washington. Elle soupçonne, à juste titre, celle-ci d’être largement tournée contre elle. Pourtant, l’Inde est aussi un marché prometteur pour les biens et services chinois, et la Chine a proposé à l’Inde d’être son partenaire dans ces fameuses nouvelles routes de la soie, un dilemme que les Indiens ne sont pas encore parvenu à résoudre : accepter l’offre et n’être qu’un partenaire secondaire d’un projet essentiellement chinois, ou la décliner, au risque de voir les Chinois avancer sans eux et entraîner au passage tous leurs voisins, qui ne trouvent qu’avantages à ce désenclavement.

Tout en ayant choisi de renforcer ses alliances avec les rivaux de Beijing en mer de Chine, N. Modi poursuit la politique de non-confrontation avec la Chine qui était déjà celle des gouvernements précédents et collabore avec elle au sein d’instances comme les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) ou désormais l’Organisation de coopération de Shanghai [1]. Pour autant, le gouvernement indien fait de son mieux pour renforcer les liens avec les autres puissances mondiales lui permettant d’équilibrer celle de la Chine (Russie, États-Unis, Union européenne), tout en renouant avec le continent africain, longtemps délaissé par la diplomatie indienne et qui constitue un autre terrain de la rivalité sino-indienne.

Alliance de fait avec les États-Unis

Avec les États-Unis, le rapprochement coïncide avec la fin de la guerre froide et a été poursuivi par tous les gouvernements depuis le milieu des années 1990. N. Modi ayant été interdit de visa pendant une dizaine d’années par Washington en raison de son rôle supposé dans les massacres de musulmans au Gujarat en 2002, à l’époque où il en était le ministre en chef, on a pu s’interroger sur ce qu’il adviendrait de ces relations une fois parvenu à la tête de l’Inde. En fait, N. Modi a choisi de tirer un trait sur le passé et d’affirmer, au contraire, sa volonté d’accentuer le rapprochement indo-américain. Cette volonté rencontre celle des États-Unis, qui voient en l’Inde à la fois un marché colossal et un partenaire politique et militaire afin de contenir les ambitions chinoises, y compris par une présence navale en mer de Chine coordonnée avec les États d’Asie du Sud-Est, mais également de façon désormais pleinement assumée avec la marine américaine.

Si l’Inde assume désormais son alliance de fait avec les États-Unis – en dépit du maintien officiel de la politique de non-alignement et d’autonomie stratégique –, ce n’est certes pas au détriment de la relation avec la Russie. L’Union soviétique, puis la Russie n’ont jamais manqué à l’Inde depuis 1947. Cette fiabilité, qui se manifeste notamment par la fourniture d’équipements militaires sans aucune condition politique, contrairement à la pratique américaine, a également une traduction politique : pour Moscou, l’Inde est aussi un acteur important qui tempère le poids et l’influence de la Chine sans être pour autant aligné sur Washington. La preuve en est le refus indien de condamner la Russie après l’annexion de la Crimée ou la destruction en vol d’un avion de la Malaysia Airlines au-dessus de l’Ukraine en juillet 2014. En revanche, l’Europe, en tant qu’entité, semble inexistante aux yeux des Indiens, qui préfèrent les relations bilatérales avec quelques puissances du Vieux Continent comme la France, le Royaume-Uni ou l’Allemagne.

Amie avec tous

Au Moyen-Orient, l’Inde reste fidèle à sa politique traditionnelle consistant à ne jamais prendre parti tout en cherchant à accroître son influence. Cet exercice d’équilibrisme a été rendu particulièrement ardu dans la période récente par la polarisation entre chiites et sunnites et la rupture des relations diplomatiques entre l’Arabie saoudite et l’Iran, deux pays avec lesquels l’Inde veut conserver de bonnes relations sans avoir à choisir. De même, alors que le BJP est de longue date un soutien d’Israël et que N. Modi ne cache pas sa proximité avec Benyamin Netanyahou, son gouvernement persiste à rappeler son appui à la cause palestinienne, même si l’effet pratique de celui-ci est pratiquement inexistant.

Sur cette voie étroite, N. Modi a jusqu’à présent évité les faux pas. Ses premiers voyages dans cette région, que les Indiens appellent « Asie de l’Ouest » – « Moyen-Orient » évoque trop la colonisation européenne –, ont été pour les Émirats arabes unis (août 2015), puis l’Arabie saoudite (avril 2016). Ce choix était inattendu mais au fond logique, compte tenu de l’importante diaspora indienne vivant dans la péninsule arabique – près de 6 millions de personnes – et de la dépendance de l’économie indienne à l’égard des hydrocarbures en provenance des monarchies du Golfe – la majeure partie de ses importations de pétrole et de gaz, qui représentent au total les trois quarts de ses besoins énergétiques. N. Modi a habilement profité des tensions entre les monarchies du Golfe et le Pakistan à la suite du double refus de celui-ci de rejoindre les coalitions menées par l’Arabie saoudite [2]. Tant à Abou Dhabi qu’à Riyad, le chef du gouvernement indien a obtenu de ses hôtes la condamnation du terrorisme religieux et des États qui le soutiennent, une référence implicite mais transparente aux autorités pakistanaises. La proximité ainsi affichée avec les monarchies sunnites n’a pas empêché le Premier ministre indien de se rendre fin mai 2016 en Iran, où il a été reçu tout aussi chaleureusement. Quant au dossier israélo-palestinien, New Delhi s’abstient soigneusement de prendre parti, tout en réaffirmant son soutien traditionnel aux droits nationaux des Palestiniens. Ce rituel ne parvient plus à masquer l’étroitesse de la collaboration entre l’Inde et Israël dans les domaines de la défense et du renseignement. Là encore, si le tropisme naturel de N. Modi le porte à se rapprocher d’Israël au nom de la vision partagée d’une « menace musulmane », les liens indo-israéliens remontent au début des années 1960 et l’établissement des relations diplomatiques à 1992, lorsque l’Inde était dirigée par le parti du Congrès. Le refus obstiné de se prononcer sur les différends entre tiers et son absence totale du marché de la médiation font donc de l’Inde l’amie de tous, mais une amie sans réelle influence.

Enfin, l’Inde est passée à la vitesse supérieure dans sa redécouverte de l’Afrique, où des communautés indiennes sont installées parfois depuis plusieurs siècles. Le mouvement, esquissé tardivement avec le premier sommet Inde-Afrique en 2008 est motivé par le désir de contrer l’influence grandissante de la Chine sur le continent africain, mais surtout le besoin d’assurer l’approvisionnement en énergie et en matières premières dont l’économie indienne en pleine croissance a grand besoin. L’Afrique fournit déjà le quart de ses approvisionnements en hydrocarbures et cette part devrait croître dans les années à venir.

Économie : la croissance à tout prix

Depuis une vingtaine d’années, l’Inde affiche des taux de croissance spectaculaires, de l’ordre de 7 à 8 %. Compte tenu d’une démographie vigoureuse [3], le maintien à ce niveau de sa croissance est une nécessité absolue afin de faire sortir de la pauvreté le quart des habitants qui, selon la Banque mondiale, doivent vivre avec moins de 1,25 dollar par jour. À cela s’ajoute le fait que 60 % des Indiens (774 millions) n’ont pas accès à des toilettes privées et que 100 millions ont un accès limité à l’eau potable. La progression rapide d’une bourgeoisie urbaine jeune et avide de consommation n’a guère eu de retombées positives sur les classes inférieures de la société indienne. À la différence des autres pays dits émergents, l’un des atouts dont dispose l’Inde, notamment du fait de son dynamisme démographique et du phénomène de rattrapage qu’elle connaît en matière de consommation, est que sa croissance est principalement endogène et donc relativement peu vulnérable à une contraction des exportations. Ses principales faiblesses restent une sous-capitalisation chronique et une très faible productivité, sauf dans les secteurs de pointe dans lesquelles l’Inde excelle (informatique, biotechnologies, médecine.) C’est pourquoi le gouvernement a lancé le programme « Make in India », qui vise à amener les industriels étrangers à investir massivement et produire en Inde. Pour convaincre pleinement, l’Inde doit toutefois encore résorber des obstacles dont la disparition prochaine est à la fois nécessaire et fort peu probable : une bureaucratie envahissante et son corollaire, une corruption endémique qui gangrène de haut en bas tous les secteurs de la société indienne, ainsi qu’un certain retard en matière d’infrastructures (voies de communication, approvisionnements énergétiques ou adduction d’eau). Ces faiblesses ont été identifiées de longue date et le volontarisme de N. Modi a été dans un premier temps bien accueilli par les milieux d’affaires indiens et internationaux. Mais le regain de croissance économique et les proclamations d’un gouvernement à la légitimité électorale intacte ne suffisent pas à y remédier. Faute d’une solution durable à ces problèmes, les investissements tant attendus risquent fort de ne pas être à la hauteur des espérances et des besoins.

De la puissance continentale à la projection de puissance

Les progrès de son économie depuis la libéralisation économique des années 1990 ont permis à l’Inde de développer son appareil militaire qui, à son tour, est la garantie que des événements politiques ne compromettent pas sa croissance. Sa vulnérabilité aux approvisionnements extérieurs, notamment énergétiques – 90 % des échanges commerciaux empruntent les voies maritimes et selon l’Agence internationale de l’énergie (AIE), sa dépendance au pétrole importé atteindra 90 % de sa consommation totale en 2040 – l’a amenée à développer sa marine de guerre. Celle-ci participe à des exercices navals en mer de Chine et patrouille depuis 2008 dans le golfe d’Aden pour lutter contre la piraterie. La construction entièrement autochtone d’un porte-avions, qui devrait être mis en service en 2018 pour prendre le relais des deux qu’elle possède actuellement, celle sous licence de sous-marins Scorpene sont autant d’indices de l’importance que revêt désormais pour l’Inde la maîtrise des mers proches pourtant longtemps négligées malgré ses 7 500 kilomètres de rivages. En comparaison, l’armée de terre, mastodonte pléthorique – 825 000 hommes, tous professionnels – semble surdimensionnée.

La répartition géographique des effectifs, directement héritée de la période britannique, n’a guère été remise en cause. Naturellement, les menaces aux frontières avec la Chine et le Pakistan pèsent sur la réflexion. Mais de manière frappante, l’intégration au sein d’une doctrine commune des forces armées terrestres, navales et aériennes, et la coordination entre les échelons militaire et politique sont une préoccupation très récente, et le processus est loin d’avoir été achevé. En ce qui concerne la composante nucléaire, l’Inde qui a procédé à ses premiers essais en 1974, puis à nouveau en 1998, a développé des missiles capables d’emporter des têtes nucléaires à courte, moyenne et longue portées. La mise en œuvre prochaine du sous-marin à propulsion nucléaire lanceur d’engins Arihant lui permettra de disposer pleinement de la panoplie nucléaire nécessaire à sa politique de dissuasion.

Cependant, désireuse de rattraper son retard militaire – notamment sur la Chine –, l’Inde n’a pas encore clairement décidé si la puissance militaire venait en appui ou non de sa diplomatie. L’évolution récente va dans le sens de la projection de puissance afin de prévenir les menaces, mais se heurte à une vive résistance au sein des ministères de la Défense et des Affaires étrangères, fondée sur la tradition encore vivace de non-ingérence. L’Inde, qui semble échapper au ralentissement que connaissent les autres émergents, continue de consacrer une part importante de ses ressources au budget de la défense [4]. Toute baisse de son taux de croissance compromettrait la modernisation de son appareil de défense, et par conséquent ses ambitions au-delà de son environnement proche.

Le soft power à la rescousse

À l’appui de sa volonté d’influence, l’Inde peut compter sur le soft power. L’image d’une Inde pays de la spiritualité, terre de naissance de l’hindouisme et du bouddhisme est très présente de l’Extrême-Orient à l’Occident. Le yoga s’est ainsi mondialisé – et l’Inde a obtenu des Nations unies que le 21 juin soit la journée mondiale du yoga – mais reste associé dans l’esprit de tous à ses racines indiennes. Le cinéma indien (« Bollywood ») a conquis un public pratiquement mondial, notamment en Asie, au Moyen-Orient et en Afrique. Enfin, que l’Inde, qui sera bientôt le pays le plus peuplé de la Terre, se revendique comme la « plus grande démocratie du monde » représente un avantage certain, notamment sur sa rivale chinoise. Elle peut en outre – et ne s’en prive pas – mobiliser à son profit l’importante diaspora indienne : 30 millions d’ambassadeurs bénévoles répartis sur les cinq continents, généralement très bien intégrés dans leur pays d’accueil.

* * *

L’ambition de l’Inde ne fait pas mystère : être reconnue dès à présent comme une puissance de rang mondial au même titre que les anciennes puissances coloniales, la Russie, les États-Unis ou la Chine, notamment par l’accession au Conseil de sécurité des Nations unies en tant que membre permanent. Comme l’observe avec justesse l’analyste américain Selig Harrison, « beaucoup d’Indiens ont d’eux-mêmes une image postdatée. Ils estiment que l’Inde est en train de d’acquérir le statut d’une grande puissance et veulent que les autres les traitent comme s’ils y étaient déjà parvenus » [5]. L’Inde ne manque en effet pas d’atouts pour y parvenir, mais il lui reste de nombreux obstacles à franchir, tant sur les plans économique que militaire et politique. L’ambition est légitime et le pari raisonnable, mais il n’est pas encore gagné.


  • [1] Au sein de laquelle l’Inde a été admise avec le soutien de la Russie en juillet 2015.
  • [2] En avril 2015, le Pakistan a décidé de ne pas se joindre à la coalition intervenant au Yémen contre les rebelles houthis et en décembre 2015, il a nouveau décliné la demande saoudienne de se joindre à la coalition de pays sunnites formée par l’Arabie saoudite contre le « terrorisme ».
  • [3] La population, actuellement de 1,25 milliard d’habitants, devrait atteindre 1,66 milliard en 2050. An Aging World : 2015, US Census Bureau, mars 2016.
  • [4] Le budget de la défense 2016-2017 atteint 52 milliards de dollars, soit 1,71 % du PIB – et même 2,26 % si on y inclut les pensions versées aux retraités de l’armée.
  • [5] Cité par David Brewster, « The India-Australia Security Engagement », Gateway House Research Paper, no 9, octobre 2013