L’Inde a-t-elle besoin d’être industrielle pour devenir une grande puissance mondiale ? / Par Emmanuel Hache et Clémence Bourcet

20 min. de lecture

  • Emmanuel Hache

    Emmanuel Hache

    Directeur de recherche à l’IRIS

  • Clémence Bourcet

    Clémence Bourcet

    Université Paris 13 Sorbonne Paris Cité CNRS, CEPN

De la campagne autour du Shining India initiée par le Bharatiya Janata Party (BJP) en 2004 à la politique industrielle du Make in India proposée par Narendra Modi après mars 2014, l’Inde continue à chercher sa place sur la scène internationale à côté de son dynamique voisin chinois. Pourtant, depuis quelques années, le pays peut s’enorgueillir de briller sur le terrain économique. Avec 7,2 % en 2015 et environ 7,6 % en 2016 [2], l’Inde est devenue le leader de la croissance économique des pays du G20, devant la Chine. Elle se classe désormais au rang de septième puissance économique mondiale, se rapprochant de la France et du Royaume-Uni, son ancien pays colonisateur qu’elle devrait dépasser autour de 2020 [3]. Malgré une dynamique observée depuis la libéralisation de l’économie en 1991, l’Inde ne représente actuellement qu’une faible part du produit intérieur brut (PIB) mondial (tableau n° 1) et du commerce mondial de biens (1,6 % des exportations selon l’Organisation mondiale du commerce, OMC). Seul le secteur des services tend à confirmer la capacité de conquête indienne – huitième rang mondial pour les exportations [4]. Les singularités de l’économie indienne sont multiples : son PIB est porté en majorité par les services (53 % en 2015), puis le secteur industriel (30 %) et l’agriculture (17 %), alors même que la population active reste concentrée pour plus de la moitié dans le secteur primaire (Banque mondiale). Encore foncièrement rurale, l’Inde donne ainsi l’image d’un pays profondément bouleversé par la modernité, comme le prouve son leadership dans les secteurs de l’informatique, de la pharmacie et dans la formation, avec les Instituts de technologie indiens (IIT) [5], en pointe au niveau mondial.

Pilier du mouvement des non-alignés et de la conférence de Bandung en 1955, l’Inde offre tout autant de contrastes sur la scène diplomatique internationale. Membre des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), elle a toutefois connu un rapprochement marqué avec les États-Unis dès 2010, tout en s’abstenant de les soutenir au sein des grandes organisations internationales (intervention en Libye, conflit en Syrie, etc.). La politique internationale de l’Inde pourrait ainsi se résumer à une double voie du milieu, celle-ci refusant de choisir entre des pays émergents et un axe plus occidental et américain, tout en s’interrogeant sur les bénéfices du non-interventionnisme et du consensus de Beijing. Cette absence de lisibilité dans la conduite de sa politique internationale trouve un écho très particulier dans le champ économique. Le programme Make in India vise ainsi à densifier un secteur manufacturier peu présent sur la scène internationale et à créer plus de 100 millions d’emplois pour la population. Au-delà des motivations nationalistes portées par le parti au pouvoir (BJP) et de l’affirmation d’une nouvelle Inde, de nombreuses interrogations demeurent, notamment liées aux limites structurelles de son économie, à la temporalité de cette politique dans un monde qui tend à rentrer dans un nouvel âge de la mondialisation et du repli sur soi, et aux conséquences intérieures et internationales de ce mouvement. Avec le Make in India, l’Inde a choisi de regarder en face son voisin chinois qui, pour sa part, a lancé dès 2015 son programme Made in China 2025, fondé sur la montée en gamme de son secteur industriel [6]. Derrière ces slogans se cachent certainement les arcanes des futures chaînes de production économiques internationales, et peut-être de la puissance indienne et chinoise au niveau mondial.

Du Licence Raj au Make in India

Au contraire de la Chine, dont le secteur manufacturier a été moteur depuis les années 1980 avec une croissance de plus de 10 % par an, c’est le secteur des services qui a en partie porté la croissance indienne, notamment celui des services aux entreprises et, plus largement, des technologies de l’information et de la communication (TIC). La part du secteur manufacturier dans le PIB indien [7] a représenté, en moyenne, environ 16 % depuis 1980 (Banque mondiale). Paradoxalement, c’est en Inde, en 1965, qu’ont été mises en place les premières zones économiques spéciales (ZES) asiatiques [8], permettant aux investisseurs de bénéficier de conditions fiscales incitatives (dégrèvement de taxes) et d’infrastructures modernes. Ces conditions avantageuses ne masquaient toutefois pas la cruelle vérité des classements relatifs aux investissements directs à l’étranger (IDE), qui faisaient apparaître l’Inde à la dernière place – sur 43 pays – en 1976 [9]. Les rigidités du système de douanes, de crédits et les différents échelons du dispositif administratif constituaient une pesanteur désincitative à l’investissement dans le pays.

L’histoire que l’Inde entretient avec son secteur manufacturier raconte les ambiguïtés du modèle de développement mis en place à l’indépendance. En effet, en 1947, l’Inde s’est engagée dans une voie mixte de développement censée combiner les avantages du socialisme et du capitalisme, avec une orientation de politique de substitution aux importations. L’objectif premier était de transformer une Inde agricole en une Inde industrielle capable de concurrencer les grands pays développés. Jawaharlal Nehru adopte dès 1948 un programme de politique industrielle (Industrial Policy Resolution), que les différents plans quinquennaux vont agrémenter de mesures spécifiques, notamment le système d’autorisations administratives (Licence Raj), censé réguler la part public-privé du secteur industriel et la concurrence entre les différentes organisations. Le secteur public se voit alors réserver l’armement, l’énergie, les transports aériens et ferroviaires, l’aéronautique et les mines. Le secteur privé reste toutefois très actif, avec une part comprise entre 85 % et 90 % du PIB jusqu’au début des années 1960. Le cadre législatif va se resserrer progressivement dès la fin de la décennie, les entreprises privées devant soumettre au contrôle de l’administration leurs demandes d’investissements, de créations d’emplois, d’emprunts, d’importations et d’exportations. Au contraire de ses voisins asiatiques, l’Inde ne bénéficiera pas d’un décollage économique et d’une insertion dans le commerce international durant les années 1970 et enregistrera de piètres performances en matière de croissance du PIB – environ 3,5 % (1,3 % de hausse annuelle moyenne du PIB par tête) – jusqu’au début des années 1980 [10]. Excès de règlementations, obsolescence de l’appareil productif et déficit d’infrastructures expliquent alors en grande partie la faible productivité de l’économie indienne. Les changements politiques du début des années 1980 – Indira, puis Rajiv Gandhi en 1984 –, marqués par une forme de libéralisation de l’économie (dérèglementations, baisse des droits de douane et ouverture aux entreprises étrangères à travers le développement des joint-ventures), vont constituer une étape importante de revitalisation du secteur avant la vague structurelle de libéralisation de 1991. La politique industrielle va ensuite connaître deux transformations majeures avec la mise en place des clusters dans les années 1990 et la promotion des ZES dès 2000 – le statut sera formalisé en 2005 – avec un allègement des contraintes administratives.

Après soixante-dix ans de politique sectorielle, l’Inde présente un paysage industriel contrasté. L’on dénombrait, en 2015, près de 51 millions de petites et moyennes entreprises industrielles employant 117 millions de personnes [11] et représentant près de 7 % du PIB national aux côtés de grands conglomérats (Birla, Mahindra, Reliance, Tata, etc.). L’Inde possède ainsi théoriquement la structure entrepreneuriale – grands groupes et entreprises sous-traitantes – nécessaire pour s’insérer dans les chaînes de production mondiales, ainsi que quelques grands centres industriels géographiquement localisés. En 2017, 192 ZES étaient opérationnelles dans le pays, dont plus de 75 % concentrées dans six États (Andhra Pradesh, Karnataka, Gujarat, Maharashtra, Tamil Nadu et Telangana). Toutefois, les limites sont bel et bien réelles : la concentration des activités, le manque d’infrastructures, l’enclavement de certaines ZES et la faiblesse des externalités positives hors de ces territoires ont limité jusqu’à présent les effets d’entraînements – croissance, emplois – de ces politiques.

L’initiative Make in India vise en partie à répondre à certaines de ces problématiques, avec en point d’orgue la volonté de faire de l’Inde un pays d’innovation, de conception et de fabrication industrielles de rang international. Les objectifs officiels – une part de 25 % de l’industrie manufacturière dans le PIB d’ici 2020, 100 millions d’emplois – attestent du volontarisme des autorités locales à faire de ce plan de développement industriel le plus important de l’histoire récente. Politique globale, le Make in India regroupe 25 secteurs, certains intensifs en main-d’œuvre (textile, agroalimentaire), d’autres relatifs aux biens d’équipement (machines-outils et de construction, transports), aux industries stratégiques (aérospatiale, électronique, défense et énergie solaire) ou encore aux industries dans lesquelles l’Inde dispose d’un avantage compétitif (médecine et pharmaceutique). Il est assorti d’un vaste projet de création de zones nationales d’investissements manufacturiers (NIMZ). Ces espaces, regroupés en corridors industriels sur le territoire national, doivent devenir de véritables porte-drapeaux d’une Inde attractive pour les investisseurs étrangers et rassemblant les stéréotypes de la modernité industrielle : la gouvernance, l’efficacité énergétique, la mobilité durable et la connectivité [12]. Pour favoriser les IDE, le pays a mis en place une campagne d’information sectorielle détaillée [13] et un organisme de coordination (Investor Facilitation Cell). Cette volonté s’explique en grande partie par le retard pris, notamment en comparaison de la Chine : en 2015, on dénombrait un stock d’environ 282 milliards de dollars d’IDE en Inde contre plus de 1 220 milliards en Chine, selon les chiffres de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED). La libéralisation des années 1990, mais surtout la mise en place des nouvelles ZES en 2005 ont permis d’accélérer les flux d’IDE sur le territoire [14]. Ceux-ci concernent essentiellement les services (18 % des stocks d’IDE), la construction (7,5 %), les télécommunications (7 %), les logiciels et équipements informatiques (7 %) et l’industrie automobile (5 %). Depuis 2000, cinq pays représentent plus de 70 % du stock d’IDE présents dans le pays : Maurice (33,5 %), Singapour (16 %), le Japon (8 %), le Royaume-Uni (7,5 %) et les États-Unis (6 %) [15].

La Chine s’est envolée avec les « oies sauvages »…

Depuis les années 1960, avec le décollage économique du Japon, puis dans son sillage celui des « dragons » (Corée du Sud, Hong-Kong, Singapour et Taiwan) dans les années 1970 et des « tigres » (Indonésie, Malaisie, Philippines et Thaïlande) dans les années 1980, s’est posée la question d’un modèle de développement asiatique. Les effets d’entraînement régionaux, notamment commerciaux, ont attiré l’attention des économistes. L’un d’entre eux, Kaname Akamatsu, a popularisé, en 1962, ces différentes chaînes de causalité avec l’image du célèbre « vol des oies sauvages » [16]. Cette théorie illustre l’impulsion donnée par la trajectoire japonaise à l’ensemble des économies de la région, par vagues successives : l’oie de tête, le Japon, a entraîné les « dragons », qui ont fini par tirer les « tigres ».

Le vol des oies sauvages a également trouvé sa déclinaison dans le domaine industriel, avec un séquençage particulier. Les pays se spécialisent dans l’exportation de produits pour lesquels ils détiennent un avantage comparatif en phase avec leur niveau de développement – une main-d’œuvre bon marché. Mais, progressivement et parallèlement à l’élévation de leur niveau de développement, ils perdent cet avantage comparatif et cherchent à monter en gamme dans le processus productif, via notamment l’accroissement du contenu capitalistique et technologique de leurs structures productives. Les IDE des pays les plus avancés vers les moins avancés conduisent à une relocalisation des industries les plus intensives en main-d’œuvre des premiers vers les seconds, permettant aux plus avancés de demeurer compétitifs et de spécialiser leur production sur des biens à plus forte valeur ajoutée, et aux moins avancés d’exploiter leur avantage comparatif en développant leur propre structure productive. Et ainsi d’observer le Japon, suivi de certains pays asiatiques, investir successivement les secteurs du textile, de la chaussure et des petites mécaniques, puis en moins d’une décennie la sidérurgie, la métallurgie, la construction navale et l’électroménager, ensuite à partir du milieu des années 1970 l’automobile, l’électronique, l’informatique et la robotique, et, dès les années 1990, la recherche fondamentale, les biotechnologies et la microélectronique. Cette dynamique a reposé sur quelques caractéristiques majeures : un État développeur, des efforts marqués dans l’investissement et dans la formation de la main-d’œuvre, une aide extérieure dans de nombreux cas [17], une forme d’endogénéisation du développement, une intermédiation bancaire importante avec une mobilisation de l’épargne nationale et une très forte insertion dans le commerce mondial, portée notamment par un commerce intra-régional considérable.

Dans les années 2000, la question était de savoir si la Chine se positionnait dans la continuité du modèle asiatique ou si elle constituait une rupture. En 2005, Érik Izraelewicz décrivait les facteurs qui différenciaient le cas chinois des décollages économiques précédents : « Le gigantisme de l’avion (le pays le plus peuplé de la planète), l’originalité de son moteur (l’hyper-capitalisme), et le moment de son envol (une heure de pointe de la mondialisation) » [18]. La Chine a très rapidement adopté une stratégie d’ouverture inspirée par celle des « dragons », avec la création de capacités d’exportation dans les industries légères. Très tôt, elle a entrepris de tirer parti de son avantage comparatif dans les industries intensives en main-d’œuvre. Son adhésion à l’OMC en décembre 2001 et la politique du Go Global ou Go Abroad, décrétée par le gouvernement pour encourager les entreprises à aller conquérir les marchés étrangers, ont constitué les étapes supplémentaires de cette stratégie d’ouverture menée depuis la fin des années 1970. Bénéficiant d’un essor de la mondialisation comparable à celui observé à la fin du XIXe siècle, la Chine a ainsi profité de la dynamique du commerce international dont elle a, par la suite, permis l’accélération. Pourtant, l’immensité de son territoire et sa très forte hétérogénéité de développement, la relative faiblesse des hausses de salaires au début des années 2000 en raison de l’importante réserve de travailleurs – une population active de 810 millions de personnes et 8 à 10 millions arrivant chaque année sur le marché du travail – et la lente montée en gamme de ses productions ont ralenti la progression du revenu par tête comparativement à d’autres pays asiatiques. Ainsi, alors que la Corée du Sud enregistrait une multiplication par six de son PIB par tête entre 1970 et 1980 – puis par près de quatre la décennie suivante –, la Chine n’a enregistré qu’une hausse d’un facteur trois entre 2000 et 2010. Cette lecture décennale masque cependant une profonde accélération observée à partir de 2005, cette dernière se conjuguant à une très forte hausse des salaires – 15 % par an pour le salaire minimum entre 2012 et 2016 –, rendant de nombreux secteurs industriels chinois moins compétitifs. Ce mouvement a ainsi permis une nouvelle extension du modèle asiatique, la Chine et les autres pays asiatiques délocalisant massivement dans les pays qualifiés actuellement de « nouveaux émergents », à l’image de la Birmanie, du Cambodge, du Laos ou du Viêtnam.

… et l’Inde devra dépasser ses contraintes structurelles pour les rejoindre

La volonté industrielle du gouvernement Modi pose désormais la question de l’intégration de l’Inde dans cette dynamique asiatique de développement. Tout d’abord, l’on peut se demander si cette politique est en phase avec les bouleversements économiques et politiques actuels. En effet, l’économie mondiale est entrée dans une phase de ralentissement par rapport à la décennie 2000 et le commerce international enregistre désormais des taux de croissance annuels moins élevés – autour de 1,7 % en 2016, contre 4,3 % de 2000 à 2010 [19]. Ce mouvement s’accompagne d’incertitudes politiques majeures. En effet, dans de nombreux pays, la question des inégalités liées au processus de mondialisation et observées dès le milieu des années 1990 provoque un repli sur soi et de nombreuses tentations « populistes ». Le volontarisme de N. Modi pourrait ainsi se heurter à cette nouvelle phase de la mondialisation. En outre, les problématiques de relocalisation des activités, voire les incitations données par certains gouvernements pour privilégier les investissements nationaux s’accompagnent d’une certaine forme de rationalisation des chaînes de production, portée par les contraintes environnementales et énergétiques. Le Make in India pourrait ainsi notamment pâtir des incertitudes liées à l’élection de Donald Trump et de sa volonté d’inciter les entreprises américaines à investir aux États-Unis, qui pourraient de facto réduire l’appétence de ces dernières aux investissements en Inde. Toutefois la diaspora indienne, dorénavant la plus importante du monde – 15,6 millions de personnes en 2015 selon les Nations unies –, apparaît comme une source potentielle importante d’IDE. Des facilités administratives ont ainsi été mises en place dans les années 2000, renforcées depuis par N. Modi.

Parallèlement, certains facteurs structurels, notamment la stagnation de la part des investissements dans le PIB indien, pourraient obérer l’efficacité de la politique actuelle. Si la part des investissements dans les infrastructures dans l’investissement total est passée de 23,3 % à près de 32,5 % entre 2007 et 2015 [20], le taux de croissance des investissements dans le PIB a tendance à décélérer depuis le pic d’environ 38 % en 2012 et reste bien loin des taux de croissance observés en Chine durant la dernière décennie. Cette faiblesse relative s’inscrit dans une problématique plus globale d’inefficacité du système de production indien. Baptisé « économie du coulage » par Gilbert Étienne [21], ce phénomène rassemble trois volets : la mauvaise allocation ou utilisation de fonds publics, le non-recouvrement des revenus de l’État et les aspects multiples de la corruption. L’Inde reste ainsi caractérisée par un haut niveau de détournement des aides existantes (alimentation, carburants, etc.), et par une inefficacité chronique de certaines de ses infrastructures (stockage de grains, réservoir, etc.). L’exemple du système électrique est, à cet égard, extrêmement frappant pour un pays qui a la volonté de devenir une nation industrielle de premier plan. Si les coupures d’électricité durant les périodes de pointe ont diminué par rapport à leur pic du milieu des années 2000, elles continuent d’exister et constituent une contrainte majeure pour un investisseur industriel. De manière plus globale, la problématique liée aux infrastructures (routes, ports, télécommunications) impose un surcoût non négligeable pour les investisseurs et a été identifiée comme le principal obstacle à la mise en place de la politique du Make in India en 2015 par l’agence de notation Standard & Poor’s (S&P) [22]. Cette dernière estimait ainsi que le déficit global d’infrastructures coûtait au pays un montant équivalent à environ 5 % de son PIB, un constat partagé par le gouvernement Modi, qui a déclaré début 2017 son intention d’investir près de 60 milliards de dollars sur la période 2017-2018 [23] dans les infrastructures.

D’autres défis accompagnent le volontarisme du Make in India et sont de nature à influencer la productivité des travailleurs, et in fine la compétitivité du secteur industriel indien : celui de l’urbanisation et de la gestion de l’habitat urbain, qui risque de devenir encore davantage prégnant en cas d’exode rural massif, celui de l’éducation – l’Inde pointe à la 105e place du classement Human Capital Index 2016 [24] du Forum économique mondial – et, enfin, celui de l’hygiène et la santé.

Le Make in India : catalyseur de la puissance indienne à l’international ?

Deuxième puissance démographique mondiale, l’Inde devrait dépasser la Chine dans les années 2020 et commence à bénéficier d’une fenêtre d’opportunité démographique [25] avec une population jeune – l’âge médian se situe à moins de 30 ans – qui pourrait répondre aux larges besoins de main-d’œuvre nécessaires à la politique industrielle envisagée. Près de 64 % de la population indienne sera ainsi en âge de travailler à l’horizon 2026, avec une part des plus de 60 ans de seulement 13 % [26]. L’industrie devra être capable d’en absorber une large part et c’est un véritable défi qui s’impose au pays, avec l’objectif de former près de 500 millions de personnes dans les prochaines décennies. Chaque année, près de 12 millions de personnes – soit plus de 200 millions d’ici 2030 – vont arriver sur le marché du travail, avec des capacités de formation actuelles de moins de 4,5 millions de personnes. En outre, le défi sera d’atteindre les employés du secteur informel qui, selon certaines estimations, regrouperait près de 90 % de la population active [27]. Le Make in India impose ainsi une remise en question plus globale des orientations de politique intérieure.

Il en est de même pour ses relations avec ses plus proches voisins, et en tout premier lieu la Chine, avec qui les spécialisations apparaissent aujourd’hui plutôt complémentaires – industrie d’un côté, services de l’autre. La concurrence industrielle à venir souvent évoquée entre les deux pays pourrait ne pas être exacerbée si la Chine réussissait sa transition vers une économie de services. Les deux économies n’en sont pas au même stade de développement – le PIB par tête indien ne représentait, en 2015, qu’environ un cinquième de celui de la Chine (1 598 contre 8 027 dollars) – et l’un des objectifs d’industrialisation de l’Inde est d’absorber une large part de la main-d’œuvre du secteur rural. Cette politique vise également à permettre, à terme, le développement d’une offre manufacturière innovante et la réduction du déficit commercial de l’Inde vis-à-vis notamment de la Chine. Sur ce dernier point, les relations apparaissent foncièrement asymétriques : la Chine est le premier fournisseur de l’Inde (58 milliards de dollars en 2015), mais seulement son troisième client (11 milliards de dollars) [28]. Elles restent, en outre, marquées par les traumatismes du passé – guerre de 1962, conflits frontaliers en Arunachal Pradesh, etc. – et le besoin de coopération est le plus souvent évoqué par l’Inde. La Chine, de son côté, dispose de son propre programme de voisinage, avec son projet de route de la soie, ce qui lui confère un choix dans ses orientations d’investissements. La question de la délocalisation d’une partie de son industrie se pose donc, sachant qu’un mouvement massif des usines chinoises permettrait à la quasi-totalité des économies en développement le long des nouvelles routes de la soie de réaliser simultanément leur processus d’industrialisation et de modernisation, mais également d’offrir du travail à des millions d’Indiens.

Véritable levier d’affirmation sur la scène internationale, l’influence économique recherchée par l’Inde dans sa stratégie industrielle ne sera pas sans conséquence sur l’environnement. En effet, le pays est déjà confronté à une problématique importante de pollution, atmosphérique ou encore de l’eau, qui pourrait être renforcée par les besoins de l’industrie. L’Inde est actuellement le quatrième émetteur de gaz à effet de serre (GES) et le troisième consommateur mondial d’énergie primaire derrière la Chine et les États-Unis [29]. En outre, la demande d’énergie a progressé de 4,3 % par an en moyenne depuis 1990, avec une accélération sur les dix dernières années – 5,3 % depuis 2005 en moyenne –, ce qui a eu tendance à renforcer sa dépendance énergétique vis-à-vis de l’extérieur [30]. Le gouvernement Modi est conscient des conséquences environnementales d’une industrialisation massive. Le Make in India vise ainsi l’accélération du déploiement des énergies renouvelables, en proposant un allègement des contraintes administratives et des incitations fiscales pour les investisseurs. L’initiative Startup India a également été mise en place pour encourager l’innovation, y compris dans les technologies vertes. Dans la lignée de la COP21, l’Inde s’engage à être un pays « COP-modèle » [31] et souhaite multiplier par 25 ses capacités de production d’énergie solaire d’ici 2024. La promotion du Make in India au niveau international passe assurément par un recentrage de la politique industrielle vers les technologies de décarbonation. Aujourd’hui présente dans l’acier – quatrième producteur mondial –, les métaux non-ferreux et l’automobile, l’Inde doit investir ses nouvelles filières pour améliorer son image. Le pays dispose d’un certain nombre d’atouts d’influence, ou soft power, associés à sa culture – cinéma, littérature ou encore médecines douces et yoga – et au relais de sa diaspora et pourrait, à l’image de la Chine [32], investir le champ du développement durable. L’impulsion industrielle voulue par N. Modi pourrait ainsi rencontrer cette problématique mondiale à condition de ne pas devenir le réceptacle des industries polluantes chinoises, mais également de bénéficier de transferts de technologie et d’investissements massifs dans ces filières.

Sur les problématiques financières internationales – Banque des BRICS, Banque asiatique d’investissements pour les infrastructures (BAII) –, l’Inde est présente mais n’a pas encore la capacité d’impulsion de son voisin chinois. La nouvelle donne industrielle indienne pourrait être à cette image : dépendante en partie de la relation de coopération ou de concurrence avec la Chine sur de nombreux projets. Le Made in China 2025 possède ainsi sûrement une partie des clés du Make in India et du futur industriel de l’Inde.


  • [1] IFP Énergies nouvelles, 1-4 av. de Bois-Préau, 92852 Rueil-Malmaison, France.
  • [2] Ce chiffre correspond à une prévision sur l’exercice budgétaire qui s’est arrêté au 31 mars 2017.
  • [3] Selon les projections du Fonds monétaire international (FMI).
  • [4] Le secteur des services représente 3,27 % des exportations mondiales et 2,65 % des importations. Il a plus que triplé, en valeur, entre 2005 et 2015, pour atteindre 155 milliards de dollars en 2015.
  • [5] Créés au début des années 1960 par le gouvernement indien, les ITT sont aujourd’hui considérés comme des écoles d’ingénieurs d’excellence.
  • [6] Le plan Made in China 2025 est directement inspiré des initiatives européennes d’industrie 4.0. Voir Scott Kennedy, « Made in China 2025 », CSIS, 1er juin 2015.
  • [7] Le secteur industriel se décompose en secteur manufacturier, minier et construction. Les deux derniers sous-secteurs dépendent des dotations factorielles existantes sur le territoire (mines, hydrocarbures, etc.) ou des projets d’infrastructures ou de logement, et ne reflètent pas forcément le degré d’insertion du pays dans les échanges économiques.
  • [8] En Inde, les ZES prendront le nom de d’EPZ, pour Export Processing Zones, dès 1965 dans l’État du Gujarat, dans le port de Kandla.
  • [9] Voir notamment Aradhna Aggarwal, « Export Processing Zones in India : Analysis of the Export Performance », Working paper, n° 148, Indian Council For Research on International Economic Relations, novembre 2004.
  • [10] Ce faible taux de croissance sera qualifié d’Hindu Rate of Growth en comparaison des performances des tigres asiatiques (Corée du Sud, Taiwan) à la même période (East Asian Miracle).
  • [11] Ministry of Micro, Small and Medium Enterprises, Annual report 2015-16, New Delhi, 2016, p. 15.
  • [12] Par exemple, le corridor industriel Delhi-Mumbai (DMIC) regroupera à lui seul huit NIMZ et sept smart-cities, et s’étendra sur près de 1 500 kilomètres.
  • [13] Voir le site makeinindia.com.
  • [14] Les flux d’IDE ont doublé entre 1994 et 1995, puis triplé entre 2005 et 2006. En 2015, ils s’établissaient à environ 44 milliards de dollars, contre moins de 8 milliards en 2005.
  • [15] Department of Industrial Policy & Promotion, « FDI Statistics October to December 2016 », p. 5 et 9.
  • [16] Kaname Akamatsu, « A historical pattern of economic growth in developing countries », The Developing Economies, IDE-JETRO, vol. 1, n° S1, août 1962.
  • [17] L’exemple du Japon est éclairant puisque ce pays a bénéficié d’une aide financière américaine substantielle au sortir de la Deuxième Guerre mondiale.
  • [18] Érik Izraelewicz, Quand la Chine change le monde, Paris, Grasset, 2005, p. 19.
  • [19] OMC, World Trade Statistical Review 2016, 2016.
  • [20] Nick Chism, « India needs to build more insfrastructure fast. Here’s how », World Economic Forum, 6 octobre 2016.
  • [21] Gilbert Étienne, Le développement à contre-courant, Paris, Presses de Sciences Po, coll. « Bibliothèque du citoyen », 2003.
  • [22] « India’s poor infrastructure biggest roadblock to “Make in India” : S&P », The Economist Times, 2 août 2016.
  • [23] Anurag Kotoky, « Modi to Spend $59 Billion to Upgrade India’s Infrastructure », Bloomberg, 1er février 2017.
  • [24] World Economic Forum, The Human Capital Report 2016, Genève, 2016.
  • [25] Selon les Nations unies, une fenêtre d’opportunité démographique peut être observée quand la proportion d’enfants de 0 à 14 ans est inférieure à 30 % de la population et lorsque la proportion de plus 65 ans est inférieure à 15 % de la population.
  • [26] Ernst and Young – FICCI, Reaping’s India promised Demographic dividend, New Delhi, janvier 2014.
  • [27] Ibid.
  • [28] Selon le ministère du Commerce en Inde. Voir également Ananth Krishnan, « India’s trade with China falls but deficit widens », India Today, 14 janvier 2017.
  • [29] Source : Enerdata, 2016.
  • [30] L’Inde est devenue, en 2015, troisième consommateur mondial et quatrième importateur de pétrole. Son taux de dépendance énergétique extérieur est passé de 96 % en 1984 à moins de 65 % en 2015. L’Inde importe près de 80 % de sa consommation de pétrole et plus de 35 % de sa consommation de gaz (Enerdata, 2016).
  • [31] Sébastien Farcis, « Solaire : l’Inde, un pays cop-modèle », Libération, 31 mars 2017.
  • [32] Emmanuel Hache et Clémence Bourcet, « La Chine en passe de devenir le leader mondial du combat pour le climat », Revue de l’énergie, n° 634, Éditions Technip, novembre-décembre 2016.