« L’Europe n’a pas d’autre choix que d’avoir une ambition stratégique » / Entretien avec Nicole Gnesotto

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  • Nicole Gnesotto

    Nicole Gnesotto

    Professeure du Cnam sur la chaire Union européenne

  • Marc Verzeroli

    Marc Verzeroli

    Responsable d’édition à l’IRIS, Rédacteur en chef de La Revue internationale et stratégique

Nicole Gnesotto – Il existe aujourd’hui un paradoxe sur la place de la France en Europe. D’un côté, si l’on s’en tient au cadre strict de l’UE, un certain affaiblissement de la position française est notoire, notamment à cause de la crise économique et des contraintes qu’elle fait peser sur la souveraineté budgétaire de la France. Notre pays est perçu très souvent comme un problème plutôt que comme une force d’initiative au sein de la zone euro. Les difficultés économiques de la France diminuent la légitimité des propositions qu’elle pourrait faire sur l’avenir de la construction européenne.

D’un autre côté, si l’on adopte une vision plus large, rarement la position de la France n’aura été aussi forte, pour des raisons non pas économiques mais géopolitiques. La France joue, en effet, un rôle majeur dans la sécurisation des marges Est et Sud de l’Europe : c’est elle qui, avec l’Allemagne, est à l’initiative sur la crise ukrainienne ; c’est elle qui, à la différence de l’Allemagne, prend une place très importante dans la lutte contre Daech au sein de la coalition ; c’est elle qui mène la lutte contre le terrorisme en Afrique et tente d’assurer la stabilisation, autant que faire se peut, de la zone sahélienne.

C’est donc par son rôle géopolitique que la France retrouve indirectement une très forte capacité d’influence au sein de l’UE. C’est le paradoxe français actuel : nous sommes moins influents pour des raisons économiques, mais beaucoup plus en raison de notre rôle extérieur, et particulièrement de nos responsabilités pour la sécurisation de l’Europe. C’est un rôle que l’Allemagne, plus grande puissance économique de l’Union, ne peut pas assumer, pas plus que le Royaume-Uni qui, même s’il participe à la coalition contre Daech en Irak, semble avoir renoncé à toute ambition stratégique et politique en Europe.

En somme, le rôle politique de la France tient aujourd’hui moins à sa vision de l’Europe et de l’avenir de la construction européenne, qu’à sa vision du monde et à son rôle dans la stabilisation des crises autour de l’Europe.

Nicole Gnesotto – Aujourd’hui, dans la mondialisation, il n’y a pas que la France qui utilise l’Europe comme un multiplicateur de puissance. Bien au contraire ! L’UE est devenue un multiplicateur de puissance nécessaire et obligatoire pour tous les États membres. C’est une des conséquences majeures de la mondialisation : elle rend l’échelon européen de plus en plus pertinent pour un nombre de questions de plus en plus grand.

Prenons l’exemple de la politique étrangère : un certain nombre de pays européens, dépourvus de grande tradition militaire ou diplomatique, n’auraient, en dehors du cadre européen, aucune voix au chapitre sur les questions qui sont au cœur de la sécurité internationale. Or, ils peuvent se faire entendre par le biais de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC). Inversement, même les « grands » États, habitués à intervenir et à disposer de politiques extérieures très actives, ont besoin du cadre européen pour étendre les limites de leur action. Autrement dit, s’il leur est possible d’intervenir seuls militairement pendant quelques jours, voire quelques mois, c’est ensuite la dimension européenne– sur le plan financier, humanitaire ou même militaire – qui permet d’inscrire ces actions nationales dans le temps long. Autrement dit, les « moins grands » États trouvent leur compte dans un cadre européen, puisqu’ils peuvent ainsi participer à la discussion mondiale, et les « grands » États y trouvent également un surcroît d’influence, et une capacité supplémentaire à durer.

Mais la mondialisation suscite bien d’autres questions au regard desquelles l’UE apparaît comme un multiplicateur de puissance pour tous les États membres. En matière sanitaire par exemple, pour lutter contre les grandes pandémies, les options purement nationales n’ont aucun sens si les États dédaignent de se coordonner avec leurs partenaires et voisins. Le constat est absolument identique pour la lutte contre le terrorisme : si la protection des citoyens demeure une compétence nationale, l’Europe joue comme un multiplicateur de sécurité et d’efficacité, qu’il s’agisse de contrôler les listes de passagers aériens ou les filières financières des réseaux terroristes. Il en va de même pour la cybersécurité, la lutte contre le réchauffement climatique, etc. : il est de plus en plus difficile de se contenter d’un échelon national de réponse et d’intervention.

Autrement dit, face aux questions globales, la mondialisation transforme de facto l’UE en un multiplicateur de puissance pour tous. Rappelons-nous quelques chiffres : un pays comme la France, qui reste malgré tout une très grande puissance dans le monde, représente 1 % de la population mondiale sur 1 % des terres émergées de la planète avec un PIB équivalent à 4 % du produit intérieur brut mondial. Comparée aux mastodontes que sont la Chine (20 % du PIB mondial, 20 % de la population mondiale) et d’autres puissances émergentes, ces chiffres apparaissent dérisoires. En revanche, si l’on saute à l’échelon européen, les possibilités d’équilibre se restaurent : l’Europe pèse 8 % de la population mondiale et 20 % du PIB mondial. Le constat me paraît sans appel : le cadre européen est capable de maximaliser la puissance de tous les États membres, y compris celle de la France.

Le problème, toutefois, est que la perception des Européens va à l’encontre de ce constat. De plus en plus d’Européens considèrent en effet que l’Europe est un problème en tant que tel, qu’elle n’est pas une réponse aux crises et aux menaces suscitées par la mondialisation, mais qu’elle est elle-même la menace pour la souveraineté et la survie des nations. Il faut être particulièrement vigilant sur ce point et répondre à ces perceptions négatives d’une partie des opinions publiques qui voient dans le cadre européen un affaiblissement de la puissance nationale plutôt qu’un atout de puissance collective.

Nicole Gnesotto – Mais c’est tant mieux si l’Allemagne considère l’Europe comme une excroissance naturelle ! Il est dans l’intérêt de tous de voir ce pays s’investir économiquement, politiquement, je dirais presque affectivement, dans la construction européenne. Certes, la puissance allemande suscite parfois des critiques, portées notamment par les Grecs ou certains pays du Sud qui ont souffert d’une certaine intransigeance allemande sur la gestion des déficits publics. On a même vu réémerger des choses fort discutables, comme l’évocation des réparations allemandes et la résurgence d’un ressentiment anti-allemand que l’on aurait pu croire effacé après cinquante années d’intégration européenne. Mais la flexibilité de l’Allemagne a été exemplaire dans la gestion de la crise grecque, au bénéfice de la construction européenne, de même que sa solidarité avec les réfugiés syriens a montré le chemin à bien d’autres pays moins immédiatement ouverts aux malheurs du monde. N’en déplaise aux critiques de tous bords, la puissance de l’Allemagne ne joue pas aujourd’hui contre l’Europe. À l’inverse, imaginez un instant une situation dans laquelle ce ne serait pas le Royaume-Uni mais l’Allemagne qui déciderait d’organiser un référendum sur son éventuelle sortie de l’Europe ! Nous serions tous dans un état d’inquiétude absolue ! L’Allemagne est aujourd’hui un vrai pays européen, certes plus puissant que la France, mais arrêtons donc de nous faire peur…

Nicole Gnesotto – Je ne sais pas quel est le projet européen aujourd’hui. C’est d’ailleurs bien là tout le problème : personne ne le sait.

Le projet était clair durant les deux précédentes périodes historiques. Après la Seconde Guerre mondiale, il s’agissait de réconcilier la France et l’Allemagne pour empêcher que la guerre ne demeure l’un des instruments normaux des relations entre les États. Ce projet a totalement porté ses fruits, une guerre entre Européens semblant désormais parfaitement impensable. Par la suite, à la fin de la guerre froide, le projet européen s’est focalisé sur l’élargissement à l’Est, autrement dit sur la réconciliation des deux parties de l’Europe et l’aide à la démocratisation de l’ancienne zone d’influence soviétique. Ce deuxième projet était peut-être moins consensuel dans certains pays, mais il était clair et il a également rempli ses promesses.

Aujourd’hui, dans la mondialisation, le projet européen est parfaitement illisible. Différentes visions sont défendues par différents États membres : les uns pensent que l’Europe est un tremplin vers la mondialisation, les autres qu’elle doit être un rempart pour nous en protéger ; certains veulent que l’Union y joue un rôle collectif, d’autres préfèrent donner la primeur aux nations, d’autres enfin souhaitent que les États-Unis soient le seul acteur global de l’Occident dans la mondialisation. Les opinions sont conscientes de ces désaccords, et une partie d’entre elles se détourne d’un projet dont elle ne perçoit plus le sens.

Ce devrait être aujourd’hui la première responsabilité du Conseil européen que d’essayer de redéfinir un narratif intelligent, audible, séduisant pour les opinions publiques. Il faut leur expliquer que, dans ce monde extrêmement complexe et incertain de la mondialisation, l’Europe a un projet, un mandat et une utilité, qui serait de « civiliser » la mondialisation, pour reprendre les termes de Pascal Lamy dans son dernier ouvrage [1], autrement dit, de faire en sorte que la mondialisation ne soit pas un système où le droit du plus fort l’emporte sur le plus faible, les États sur les institutions multilatérales et l’intérêt sur les valeurs.

Il s’agit, selon moi, d’un projet que les populations peuvent entendre, si on leur explique que les nations côte à côte mais isolées ne pèseront plus rien d’ici vingt ans, et qu’à l’inverse, le cadre européen peut offrir une chance de préserver une identité et un modèle social spécifiques. À cet égard, Michel Barnier donne quelques chiffres intéressants : on compte aujourd’hui quatre États européens au sein du G8, mais d’ici vingt ans, si les tendances actuelles perdurent, il n’y aura plus un seul pays européen parmi les huit premières puissances mondiales… C’est un constat qui devrait faire réfléchir. Si l’on veut rester une force d’influence dans le monde, si l’on veut avoir son mot à dire dans la rédaction des règles du jeu mondial, alors il faut passer par le cadre européen. Sinon, il faudra accepter de subir des règles qui auront été écrites par d’autres, au bénéfice des autres, et finir peut-être par devenir les colonies de vacances des véritables grandes puissances mondialisées. L’urgence est donc d’inventer ce narratif politique, afin de renverser la phase de désarroi, parfois de désamour des opinions européennes, tout en proposant un certain nombre de projets concrets.

Nicole Gnesotto – Il est indispensable de repartir du contrat de base de l’UE, forgé dans les années 1950 : en échange de certaines intégrations partielles de souveraineté, les États membres assurent à leurs citoyens une prospérité croissante et continue. À la même époque, un autre contrat était d’ailleurs passé avec l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) : en échange d’une intégration militaire sous leur leadership, les États-Unis assurent la sécurité et la défense de l’Europe. Or ces deux contrats fondateurs sont aujourd’hui en crise. Le premier en raison des effets indirects de la crise économique de 2008, qui met un frein à la prospérité du continent – en 2015, l’Europe retrouve à peine les taux de croissance qui étaient les siens en 2007. Le second car l’OTAN ne parvient ni à combattre le terrorisme, ni à contenir Daech, ni à prévenir l’effondrement de l’Afrique sahélienne, ni même à empêcher Vladimir Poutine de déstabiliser l’Ukraine. La crise est donc double, à la fois économique et stratégique.

Et il faut tenter d’y répondre par des projets concrets. Sur le plan de la prospérité, il est plus que temps de mettre en œuvre des politiques qui allient des mesures de rigueur et le retour à une certaine justice sociale. Or le discours sur la justice sociale s’est perdu au sein de la construction européenne depuis Jacques Delors, au profit d’impératifs techniques et technocratiques souvent incompréhensibles. Sur le plan de la sécurité, et sans remettre en cause l’existence de l’OTAN, il faut faire en sorte que l’Europe devienne un acteur nécessaire et efficace, ne serait-ce que parce que le terrorisme n’est que la conséquence intérieure de problèmes de sécurité extérieurs. Autrement dit, il faut partir des peuples, des citoyens, pour élaborer des politiques, et non pas concevoir des politiques qui s’imposeraient bon gré mal gré aux citoyens européens. Le « retour au peuple » est paradoxalement un paramètre nouveau car, depuis soixante ans, l’avancée de la construction européenne s’est faite surtout par la voie technocratique… Mais cette période est terminée : les peuples ont aujourd’hui de réelles inquiétudes sur leur avenir économique et leur environnement sécuritaire. Il faut partir de ces inquiétudes pour relancer des politiques qui parlent aux citoyens et répondent à leurs attentes. La justice sociale, la sécurité intérieure et extérieure, tels sont les deux chantiers d’avenir.

Nicole Gnesotto – Il est vrai que l’image de l’Europe est plus positive à l’extérieur qu’à l’intérieur, mais il me semble que la capacité d’attraction de l’UE est également en berne depuis quelques années. Certes, un certain nombre de pays souhaitent toujours rejoindre l’UE – dans les Balkans, par exemple, car il s’agit de pays à qui l’on a promis l’intégration. Certes, des démocrates ukrainiens ont brûlé naguère des barricades au nom de l’Europe et de la liberté. Simultanément, des centaines de milliers de personnes veulent entrer dans l’UE, pour des raisons de survie existentielle ou parce qu’elles recherchent une amélioration de leur condition économique, l’Europe étant plus riche, plus sûre, plus capable de leur assurer un avenir que leurs régions d’origine. Mais cette capacité d’attraction de l’UE est devenue plus pragmatique, plus prosaïque : ce n’est plus tant un modèle européen que l’on admire et que l’on veut rejoindre, ce n’est plus une expérience formidable à laquelle on souhaite participer, c’est un espace proche où la vie est avant tout moins difficile qu’ailleurs. De même que la capacité de séduction de l’Union se réduit à l’intérieur de ses frontières, bien qu’un peu moins brutalement, l’image extérieure de l’Europe se ternit : la crise de l’euro, la stagnation relative de la croissance, les velléités de sécession britanniques, l’impuissance collective face aux crises régionales, la montée en puissance des mouvements populistes antieuropéens, les disputes sur la question des réfugiés, tout cela affaiblit à l’extérieur l’image d’une exemplarité politique possible de l’Europe.

Mais il est clair que la dégradation des perceptions à l’égard de l’Europe est encore plus rapide à l’intérieur même de l’Union. Le paradoxe est d’ailleurs étonnant entre ces perceptions dépressives et la réalité de la situation. Pour reprendre le titre d’un petit livre d’Alain Minc, les Européens vivent en effet dans Un petit coin de paradis [2], ils constituent le bloc le plus privilégié du monde. Si l’on compare l’ensemble des pays de la planète, y compris les États-Unis, c’est effectivement en Europe que l’on trouve les systèmes sociaux les plus favorables, les systèmes d’éducation les plus perfectionnés, les allocations chômages les plus généreuses, les systèmes de santé les plus extraordinaires – et la France est encore mieux lotie que les autres. Or la perception collective des Européens est tout autre. Peut-être trop habitués à ces privilèges acquis de haute lutte, ils ont perdu à la fois la fierté de ce qu’ils ont accompli, ce qui est très grave, et la conscience de la relative excellence de leur situation. Cette perte de la relativité historique, aussi bien vis-à-vis du passé que du reste du monde, est l’une des raisons pour lesquelles les Européens n’aiment plus l’Europe. À force de ne regarder qu’eux-mêmes, d’avoir cultivé l’eurocentrisme et le refus de l’Histoire pendant cinquante ans – les États-Unis assurant à l’inverse l’extraversion et la prise en charge du monde –, ils ont le sentiment que l’Europe est décevante, dangereuse, sans bénéfices et sans saveur ! Certes, les Trente Glorieuses sont terminées, les avantages acquis ne sont plus forcément irréversibles dans le marché mondial, la mondialisation rend plus incertaines les perspectives de croissance et de plein-emploi. Mais sortons de nous-mêmes : regardons le monde tel qu’il est ! Il est urgent de remettre de la relativité historique et spatiale dans le discours politique sur l’Europe.

Nicole Gnesotto – L’Europe est de fait la première puissance du monde. Quand on agrège les chiffres, l’UE est le plus grand acteur de la mondialisation : premier PIB mondial (20 %), première puissance commerciale (20 % du commerce mondial), grande puissance démographique (pas la première, mais avec plus d’un demi-milliard d’individus tout de même), premier fournisseur d’aide humanitaire (60 % de l’aide publique au développement mondiale), deuxième monnaie de réserve mondiale avec l’euro (un quart des réserves de change dans le monde sont détenues en euros), etc. Toutes ces données, irréfutables, prouvent que l’Europe est une immense puissance de la mondialisation

La difficulté, toutefois, est triple. Premièrement, ces chiffres ne sont jamais comptabilisés comme tels dans les statistiques internationales, car ce sont les États membres qui comptent, et non pas l’UE en tant qu’ensemble unifié. Deuxièmement, par voie de conséquence, les citoyens n’ont pas le sentiment de cette énorme puissance, justement parce que le discours dominant ne valorise que la puissance des nations. En troisième lieu, c’est donc la volonté de puissance qui fait défaut. L’UE ne souhaite pas apparaître comme une grande puissance en raison des différences de points de vue entre les États membres sur son rôle dans le monde. Les Britanniques, par exemple, ne veulent pas que l’Europe s’affiche et soit perçue comme un acteur de premier plan, équivalent ou rival des États-Unis. Plus largement, pour un certain nombre d’États, la puissance américaine est la seule qui compte et doit continuer de compter. C’est l’Occident qui, à leurs yeux, doit être un pôle puissant dans la mondialisation, sous leadership américain, l’UE ne venant qu’en appui. Ce sont ces divisions politiques majeures qui sapent toute volonté de communication collective de l’UE et, in fine, toute possibilité d’être perçue par ses citoyens pour ce qu’elle est : une véritable puissance mondiale.

Vous m’objecterez sans doute qu’elle n’est toutefois pas une puissance globale, car sa dimension militaire reste mineure, voire invisible. L’Union ne parvient pas à gérer les crises ni à pacifier son environnement proche, à l’Est ou au Sud. C’est vrai, et cela participe des mêmes divergences de vues entre les États membres : plus de vingt ans après le traité de Maastricht instituant une politique étrangère et de sécurité commune, les divergences idéologiques sur le rôle de l’Union dans le monde restent considérables.

Nicole Gnesotto – Les États membres ont des histoires, des situations géographiques, des mémoires différentes. Il est évident que la Lettonie ne peut pas avoir la même vision du monde que le Portugal. Il en va de même pour la France et la Slovénie, par exemple. Ces différences de vues, souvent considérées comme une preuve de division, ne sont que le produit de l’Histoire. La vraie question est de savoir comment, à partir de ces différences légitimes, peuvent se créer une conscience collective et une volonté commune de dépasser ces héritages historiques pour adopter une stratégie unique, une volonté d’action commune sur la scène internationale.

Deux solutions s’offrent à nous. Soit l’ambition stratégique part d’un projet politique interne à l’UE. Soit elle découle des circonstances extérieures. Le premier modèle a façonné toute l’ambition européenne de la France, depuis Charles de Gaulle jusqu’à François Mitterrand et dans une moindre mesure ses successeurs : dans cette vision française, l’Europe avait vocation à devenir une grande puissance politique sur la scène internationale et elle avait besoin, pour ce faire, d’une politique étrangère, de défense et de sécurité commune. Que la menace extérieure existe ou non importait peu. Aujourd’hui, cette dynamique est absente, il n’y a pas de projet politique porteur au sein de l’UE, l’ambition stratégique ne peut donc pas venir d’une dynamique intérieure.

Reste donc le deuxième modèle, fondé sur l’impact du monde extérieur. Si l’on regarde la dégradation rapide et simultanée de l’environnement stratégique autour de l’Europe depuis trois ans, il me paraît inévitable que l’Europe se dote d’une certaine ambition stratégique, non pas tant parce qu’elle le désire, mais parce qu’elle n’a pas le choix. Les crises sont de plus en plus nombreuses, la disponibilité américaine pour les régler à notre place est de moins en moins immédiate, et l’état des finances publiques rend les options purement nationales hors de portée. La formule est donc simple : plus de crises, moins d’Amérique et moins d’argent appellent davantage d’Europe.

Autrement dit, la dégradation de notre voisinage est telle qu’elle va forcément amener les Européens, qu’on le veuille ou non, à développer un minimum de réponse commune pour tenter de stabiliser cet environnement immédiat. Il est donc possible d’être optimiste sur la capacité de l’Europe à devenir un acteur stratégique, même si cet optimisme est soutenu par de tristes raisons : c’est parce que le monde va très mal que l’UE va être amenée à bouger…

Nicole Gnesotto – C’est une question importante car la France a joué un rôle historique sur la question de l’Europe-puissance – un terme qui n’est pas tellement apprécié de nos partenaires, même si je ne vois aucune raison d’en avoir honte. Il est important que notre pays conserve ce rôle de leader et de promoteur d’une capacité de l’Europe à agir sur son environnement international.

Cette position, la France l’a toujours adoptée, pour deux raisons. De la naissance de la Ve République à la chute du mur de Berlin, notre pays avait l’ambition d’une politique de défense commune pour des raisons de grand dessein politique : construire l’Europe comme un pôle de puissance soit alternatif, soit complémentaire des États-Unis. Plus récemment, depuis l’effondrement de l’ex-Yougoslavie et avec la nécessité de gérer des crises réelles, l’ambition française était doublée d’un objectif opérationnel et pragmatique évident. La Bosnie, le Kosovo, les pays d’Afrique nous ont ainsi permis d’inventer et de proposer une PSDC efficace. Cette dimension pragmatique est aujourd’hui devenue majoritaire : ce qui motive la défense européenne dans le discours français est l’idée qu’il y des crises à gérer, en particulier en Afrique, et que l’Europe doit être un acteur efficace de la gestion des crises.

Cela suffit-il ? De toute évidence, non. La situation a beau se dégrader au Sud et à l’Est de l’Union, les partenaires européens ne sont guère disposés à relancer la défense européenne. Et si la motivation par l’urgence opérationnelle ne suffit pas, il faut peut-être que la France retrouve le chemin de l’ambition politique. C’est d’autant plus nécessaire que les enjeux de sécurité, je l’ai déjà dit, redeviennent des enjeux politiques majeurs pour les populations : ils affectent leur sécurité physique, en raison du terrorisme, ils peuvent concerner leur sécurité démocratique, par le biais des mouvements populistes et d’extrême droite qui se nourrissent des peurs et des déstabilisations causées par l’arrivée massive de réfugiés fuyant des guerres que l’on ne gère pas. La défense est de moins en moins une question abstraite, c’est de plus en plus une demande des peuples. Il faut montrer qu’une politique étrangère et de défense commune, au niveau de l’Union, est la meilleure façon de répondre aux inquiétudes des citoyens quant à leur sécurité ou à l’avenir des démocraties. Une ambition résolue et collective de trouver des solutions durables pour la crise syrienne, l’Irak, la stabilité du Levant, serait la meilleure façon de tarir les sources du terrorisme, les flots massifs de réfugiés, de sorte que les mouvements d’extrême droite trouveraient également moins de terreau sur lequel prospérer. La France doit renouer avec une vision politique et faire de la défense européenne non pas un outil technique au service d’une ambition idéologique, mais un outil politique au service de la sécurité des citoyens.

Nicole Gnesotto – Je ne suis pas d’accord avec cette approche : le civilo-militaire n’est ni le maillon faible ni le parent pauvre d’une politique de défense qui devrait, dans cette acception, être construite essentiellement sur une capacité de guerre lourde. Nous avons besoin des deux éléments. Une politique de gestion de crises se compose en effet d’une séquence militaire relativement courte, suivie d’une longue séquence civilo-militaire, qui peut durer des années, voire des décennies. Cette étape de reconstruction demande des moyens financiers colossaux, comprenant de l’aide au développement, de l’aide humanitaire, etc. Autant de choses que l’UE peut apporter et qui font que les capacités civiles sont également essentielles, avec les capacités militaires, pour le succès de la PSDC.

Comme l’avait dit Jacques Delors, une bonne politique doit marcher sur ses deux jambes. Ce qui était valable pour le marché unique, la monnaie et la politique économique, l’est tout autant pour une politique de défense européenne. Ici, ces jambes seraient, d’un côté, un volet militaire, éventuellement dur s’il s’agit de mener des opérations de combat, et, de l’autre, un volet civilo-militaire extrêmement dense pour pouvoir durer et imposer des processus de réconciliation durables.

Nicole Gnesotto – Les conséquences seraient catastrophiques, d’abord pour le Royaume-Uni lui-même. Une sortie de l’UE ferait avant tout souffrir les Britanniques, en particulier les finances, la City, et affecterait même l’image que ce pays offre au reste du monde. Elles seraient également très négatives pour l’Union elle-même, pour la croissance, la stabilité et le moral de l’UE.

Ayant dit ceci, ce n’est pas parce que cette sortie serait une catastrophe pour l’UE et pour le Royaume-Uni qu’il faudrait l’éviter en acceptant une catastrophe supplémentaire encore plus dramatique. C’est pourtant ce que propose le Premier ministre britannique : David Cameron défend en effet l’argument qu’il faut renégocier les traités, faire toutes les concessions possibles à l’égard du Royaume-Uni, y compris sur les fondements même de l’UE comme la libre circulation des personnes. Autrement dit, il suggère que les Européens doivent tout faire pour éviter la sortie du Royaume-Uni, y compris sabrer l’Union elle-même. Je ne suis pas de cet avis : le maintien du Royaume-Uni dans l’UE ne doit pas se payer à n’importe quel prix. Un certain degré de négociation est sans doute nécessaire, mais le maintien britannique ne vaut pas trahison de la construction européenne et de ses principes. S’il existe un scénario plus atroce que celui d’un Brexit, c’est celui d’une Europe conservant tous ses membres mais ayant perdu sa substance, une Europe qui se serait comme suicidée dans le cours de la négociation. La Grande-Bretagne ne vaut pas que l’Europe perde son âme et son identité.


  • [1] Pascal Lamy, Quand la France s’éveillera, Paris, Odile Jacob, 2014.
  • [2] NDLR : Alain Minc, Un petit coin de paradis, Paris, Grasset, 2011.