L’étreinte de la patrie. Décolonisation, sortie de guerre et violence à Taïwan, 1947 // Victor Louzon

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Après cinquante ans de colonisation japonaise que clôt la défaite de 1945, Taïwan voit débarquer les représentants de la République de Chine, dirigée par le Kuomintang. Colonisée par les Occidentaux puis par les Chinois à partir du XVIIe siècle, brièvement assiégée par une flotte française en 1885, l’île n’avait bénéficié du statut de province de l’empire des Qing que quelques années (1887-1895), avant la défaite contre le Japon dans la première guerre sino-japonaise et le traité de Shimonoseki. Si l’occupation japonaise fut brutale, elle s’accompagna d’un développement économique rapide de Taïwan, et d’une japonisation qui fut progressivement acceptée tandis que les troubles politiques et économiques s’accumulaient sur le continent et que l’empire plurimillénaire chinois tombait. Au point que les Chinois étaient désormais vus par les insulaires comme des étrangers.

C’est pourquoi cette rencontre entre habitants de la petite province et les autorités souvent intransigeantes du continent se passe mal dès 1945. De nombreux incidents éclatent, témoignant des tensions sur fond de guerre civile chinoise, de décolonisation et de volonté de sinisation. Deux mondes s’affrontent, entre les nouveaux maîtres de l’île qui méprisent et martyrisent ses habitants, et ces derniers qui les interpellent en japonais pour mieux les identifier et parfois les brutaliser. Jusqu’aux événements du 2 février 1947, qui marquent un tournant dans la violence quand une bavure policière déclenche des émeutes dans toute l’île, auxquelles les autorités répondent par une très forte répression et la mise en place d’un régime autoritaire qui se maintiendra pendant quarante ans. L’« incident 228 », comme on l’appelle encore aujourd’hui, est le symbole de la dictature du Kuomintang et le catalyseur des résistances d’une population parfois antichinoise qui dénonce une nouvelle colonisation. Deux ans avant le repli de Tchang Kaï-chek et de son gouvernement à Taïwan et la proclamation de la République populaire de Chine à Pékin par Mao Zedong, marquant la difficile cohabitation entre « deux Chine » irréconciliables, le « 228 » a ainsi marqué l’entrée de Taïwan dans une nouvelle ère.

Près de quatre-vingts ans et une démocratisation réussie plus tard, cet épisode continue de diviser les Taïwanais dans une bataille mémorielle qui occupe l’espace politique, alimente les travaux des historiens, et constitue un véritable marqueur de la relation avec le continent. À l’heure où la Chine accentue ses pressions diplomatiques, économiques et militaires sur Taïwan, il est aussi un symbole de résistance et d’affirmation identitaire.

Dans un texte clair et très fortement documenté, issu de sa thèse de doctorat en histoire, Victor Louzon nous éclaire sur un des événements fondateurs de la société taïwanaise contemporaine autant qu’il nous rappelle à quel point les enjeux mémoriaux sont actuellement au cœur des dynamiques de politique intérieure et étrangère en Asie orientale. Se mêlent ainsi enjeux ethniques, linguistiques et culturels, idéologie, relations avec la puissance coloniale japonaise et son héritage, dans un ouvrage qui nous invite à mieux comprendre les caractéristiques et les dynamiques de cette « autre Chine » aussi connue sous le nom de Formose, mais également son histoire trop souvent méconnue.