Les sanctions internationales, ou la délicate mesure de l’efficacité / Par Carole Gomez

10 min. de lecture

À propos de : Pierre Berthelot et Élie Hatem (dir.), « Les sanctions internationales : entre légalité et réalité », Orients Stratégiques, n° 1. L’Harmattan, février 2015, 140 p. Thomas J. Biersteker, Sue E. Eckert et Marcos Tourinho (dir.), Targeted SanctionsThe Impacts and Effectiveness of United Nations Action. New York, Cambridge University Press, 2016, 422 p. Ingrid Nyström et Patricia Vendramin, Le boycott. Paris, Presses de Sciences Po, coll. « Contester », 2015, 144 p.

Au printemps 2015, l’IRIS consacrait un numéro de cette même revue à la problématique des sanctions internationales [1]. Destinées à décrypter cet instrument de coercition, les différentes contributions permirent de définir ces sanctions, de dresser un état des lieux de la réflexion à propos leur utilisation, abordant tout à la fois les aspects juridiques, politiques, économiques de celles-ci, mais aussi de s’interroger sur leur pertinence, ainsi que sur leur efficacité. En dépit des critiques dont elles font l’objet bien au-delà de ce simple numéro de La Revue internationale et stratégique, l’on ne décèle aucun changement de philosophie ou d’appréhension dans les prises de décisions politiques conduisant à ces sanctions. En 2016, le président américain Barack Obama a pourtant officiellement reconnu que de telles mesures à l’encontre Cuba avaient « échoué à faire avancer les intérêts américains » [2]. Les récents régimes de sanctions visant la Russie tendent également à démontrer leurs limites. Autant de situations qui pourraient témoigner de l’épuisement d’un modèle. Le moment ne serait-il pas alors opportun pour construire une nouvelle doctrine des sanctions internationales, qui n’envisage plus celles-ci selon une logique passéiste, mais qui prendrait au contraire en compte les mouvements du monde ainsi que l’ensemble des facteurs et des indicateurs pertinents ?

Un concept en perpétuelle (r)évolution

L’usage de sanctions par un pouvoir politique est une pratique ancienne. Dès la Grèce antique, blocus, embargos et autres sièges furent autant de techniques utilisées pour faire pression sur un adversaire et l’affaiblir [3].

En raison de leurs conséquences, ces actions étaient alors perçues comme annonciatrices d’un conflit. Avec l’émergence du droit international public et du droit humanitaire, les sanctions internationales furent encadrées et institutionnalisées, d’abord par la Société des nations, puis par l’Organisation des Nations unies (ONU) ainsi que par des organisations régionales. Parallèlement, émergeait une réflexion quant à leur utilité et à leur pertinence. Des sanctions oui, mais à quel prix ? Ainsi le président américain Woodrow Wilson déclarait-il en 1919, à propos du boycott : « en appliquant ce remède économique, pacifique, silencieux et meurtrier, nul besoin de recours à la force » [4]. Quelques années plus tard, John Maynard Keynes participait à une « ébauche de convention pour l’assistance financière par la Société des nations », et considérait « que le monde sous-estime grandement l’effet des sanctions économiques strictement appliquées à des circonstances appropriées » [5].

Dans le contexte de la guerre froide, l’équilibre des puissances, notamment au sein du Conseil de sécurité des Nations unies, ne permit la mise en place que de peu de régimes de sanctions. A contrario, au lendemain de la chute de l’Union soviétique, débuta la « décennie des sanctions » [6] : les mesures se succédèrent [7], comme si ce mécanisme pouvait être une partie de la réponse aux problèmes rencontrés par un nouvel ordre international qui avait tant de mal à se caractériser et à exister. On considérait ainsi que « les sanctions étaient décidées non pas lorsqu’une situation l’exige, mais lorsque tous les intérêts convergent, autrement dit lorsque rien ne s’y oppose » (Sabine Van Haecke-Lepic, « La pratique contemporaine des sanctions internationales », Orients Stratégiques, p. 81). La multiplication de mesures envisagées de façon globale et ne prenant pas en compte les contextes spécifiques plaça des États face à des conséquences directes et indirectes, touchant majoritairement les populations tout en épargnant globalement les entités visées. Selon Kofi Annan, « si les sanctions peuvent dans certains cas apparaître comme des outils performants, certains types de sanctions, notamment les sanctions économiques, sont des instruments grossiers infligeant souvent de graves souffrances à la population civile, sans toucher les protagonistes » (cité par Orients Stratégiques, p. 81). Dès 1985, une étude quantitative menée à partir d’une base de données construite par Gary Clyde Hufbauer, Jeffrey J. Schott et Kimberly Ann Elliot [8] concluait déjà que seules 34 % des sanctions prises au XXe avaient atteint leurs objectifs.

Face à cette inefficacité et aux scandales en résultant, l’idée de recourir à des sanctions plus ciblées se fit jour, dans un premier temps dans le cadre du processus d’Interlaken en 1998, puis ceux de Bonn-Berlin en 2001 et Stockholm en 2003. Chercheurs, représentants de l’ONU, représentants de gouvernements et de la société civile construisent alors le concept des sanctions dites intelligentes : les « SMART sanctions » [9], destinées à avoir un objectif plus précis, des effets plus ciblés, tâchant notamment d’éviter les stratégies de contournement des entités sanctionnées. C’est désormais dans cette optique que les sanctions doivent être prises, comme le précise la résolution de l’Assemblée générale des Nations unies du 16 décembre 2009 (A/RES/64/115), qui énonce qu’elles « doivent être soigneusement ciblées sur des objectifs précis et légitimes, et appliquées de manière à respecter l’équilibre entre efficacité de la réalisation de ces objectifs et les conséquences néfastes qu’elles peuvent avoir pour les populations et les États tiers, notamment sur le plan socio-économique et humanitaire » (Boutros Boutros-Ghali, « Préface », in Orients Stratégiques, p. 13).

Le regard sur les sanctions internationales s’est donc peu à peu concentré sur la question-clé de l’efficacité. Nombre d’études y ont été consacrées, partagées entre les écoles « pessimistes », dans la lignée de Johan Galtung [10], puis « optimistes », à la suite de l’étude de G. C. Hufbauer, J. J. Schott et K. A. Elliot. D’abord largement saluée, cette dernière s’est ensuite vue contester, notamment du point de vue de sa méthodologie, donnant ainsi naissance à un troisième courant de pensée, plus objectif pour sa part, considérant chaque régime de sanctions comme unique et pour lequel une étude précise du contexte économique et politique devait intervenir en amont pour déterminer de la pertinence ou non des mesures. En dépit de ces réflexions et inflexions de la doctrine, la pratique concrète évolue encore peu en raison de l’indéniable politisation des sanctions internationales. Se trouvent ainsi confrontées deux conceptions : celle de l’activisme politique, de la tentation de décréter des mesures, de montrer son action, aussi inutiles et inefficaces soient-elles d’une part, la réalité des faits et le faible taux d’efficacité des mesures mises en œuvre d’autre part. Une tension parfaitement illustrée par le recours au boycott. S’il est souvent brandi comme une menace, celui-ci est toutefois plus rarement mis en œuvre et s’avère, de plus, faiblement efficace. Les succès relatifs des boycotts sportifs lors des Jeux olympiques peuvent s’expliquer par un contexte idéologique que l’on ne saurait retrouver de façon aussi nette aujourd’hui, du moins au niveau étatique.

L’avancée permise par l’initiative Targeted Sanctions Consortium

Les échecs des régimes de sanctions des dernières années, voire décennies, ont stimulé la réflexion sur le sujet. En 2009, a pu émerger le Targeted Sanctions Consortium (TSC). Ce groupement d’universitaires répartis sur les cinq continents entend conduire une évaluation compréhensive, systématique et comparative des impacts et de l’efficacité des sanctions des Nations unies depuis la fin de la guerre froide. La pertinence et la nouveauté de cette évaluation consistent en l’élaboration d’analyses sur des bases de données à la fois qualitatives et quantitatives, permettant une compréhension plus globale et plus précise des régimes de sanctions et de leurs effets. Cette approche est résumée par l’ouvrage dirigé par Thomas J. Biersteker, Sue E. Eckert et Marcos Tourinho. Les auteurs partent du postulat que les sanctions internationales sont prises dans trois optiques : « coerce », « constrain » et « signal / stigmatize ». En d’autres termes, de telles mesures ont vocation à « forcer un gouvernement à changer ou à inverser des politiques existantes ; contraindre le pays ciblé ou ses dirigeants à ne pas engager certaines actions futures ; signaler une insatisfaction à l’égard de certaines politiques, à destination de pays cibles étrangers ou d’audiences domestiques » (p. 44). Dans le cas des mesures prises à l’encontre d’Al-Qaïda, chaque épisode de sanctions est ainsi analysé et replacé dans son contexte précis d’adoption. Une évaluation précise estime également son efficacité en fonction de son objectif.

Renverser la perspective ?

Extrêmement prometteuse par sa modélisation, l’initiative TSC ne doit pas rester unique, à la fois dans la recherche d’analyse visant à une meilleure efficacité mais aussi à une meilleure compréhension des sanctions internationales. En effet, la mise en œuvre de cette nouvelle méthode ne doit pas fermer la porte à d’autres conceptions et considérations. Car la prise en compte de la mondialisation, la multiplication d’acteurs étatiques comme d’entités non étatiques à sanctionner ne rendent que plus complexe la mise en place et la compréhension d’un régime de sanctions. Si la fin du boycott comme mesure adoptée par un ou plusieurs États semble par exemple se dessiner, la société civile dispose, pour sa part, d’une carte importante à jouer en la matière. Ainsi que le soulignent Ingrid Nyström et Patricia Vendramin, « le boycott trouve aujourd’hui sa place dans l’univers des activistes contemporains » (p. 121).

Pourtant, quels que soient l’auteur et l’objectif de la sanction, la question de son efficacité demeure. Alors que cette dernière ne parvient qu’imparfaitement à traduire la difficulté d’appréhender un régime de sanctions, ne faudrait-il pas laisser de côté cette notion pour lui préférer celle de performance ? Loin d’une appréciation manichéenne, celle-ci permettrait d’évaluer graduellement les sanctions internationales, permettant in fine de choisir le plus pertinentes.

Au-delà de l’instrument de mesure utilisé, se pose plus largement la question de la pertinence des sanctions. Plutôt que de chercher à augmenter leur efficacité, chose somme toute délicate compte tenu des éléments cités ci-dessus, ne faudrait-il pas revoir, voire réinventer l’arsenal à disposition des États et organisations internationales ? Les boycotts, gels des avoirs et autres embargos démontrent chaque jour leurs limites, en dépit des moyens pour renforcer leur efficacité. Partant de ce constat, ne faudrait-il pas, plutôt que de concentrer ses efforts pour améliorer un outil défaillant, privilégier la réflexion sur de nouvelles mesures, comme par exemple les incitations ?

En préface du dossier de la revue Orients Stratégiques consacré aux sanctions internationales, Boutros Boutros-Ghali précisait ainsi qu’« il faut être prudent dans la prise et la mise en œuvre des sanctions pour éviter de donner l’impression qu’elles sont décidées, dans un esprit de vengeance, pour punir au lieu d’avoir comme objectif la modification de comportements politiques illicites menaçant la paix […]. Ainsi donc, la priorité doit être accordée au règlement pacifique des différends par tous les moyens de la négociation et de la médiation » (p. 13). L’art de la guerre a, par exemple, très largement évolué entre l’Antiquité et le début du XXe siècle. Il s’est considérablement enrichi et diversifié. Cette démarche proactive doit aussi intervenir dans le domaine des sanctions. Raisonner encore seulement en termes d’action politique, tout comme en termes d’efficacité, ne peut être productif.

« La question est […] de savoir si ce sont les erreurs qui rendent le système […] impossible à gérer, ou si c’est justement la nature du système […] qui engendre les erreurs. », écrit Henry Laurens à propos du Moyen-Orient [11]. Si la question de l’efficacité des sanctions est complexe, peut-être serait-il justement temps d’abandonner les idées simples.


  • [1] Bastien Nivet et Carole Gomez (dir.), « Sanctionner et punir », La Revue internationale et stratégique, n° 97, IRIS Éditions – Armand Colin, printemps 2015.
  • [2] « Statement by the President on the Anniversary of Cuba Policy Changes », Communiqué de presse, Washington, 17 décembre 2015.
  • [3] Voir Bernard Ferrand, « Quels fondements juridiques aux embargos et blocus aux confins des XXe et XXIe siècles », Guerres mondiales et conflits contemporains, n° 214, Presses universitaires de France, 2004/2 ; et Roberto Bonfatti et Kevin H. O’Rourke, « Growth, Import Dependence and War », Discussion Papers in Economic and SocialHistory, n° 132, University of Oxford, juillet 2014
  • [4] Cité dans Saul K. Padover (dir.), Wilson’s Ideals, Washington, American Council on Public Affairs, 1942, p. 108.
  • [5] Donald Markwell, John Maynard Keynes and International Relations. Economic Paths to War and Peace, Oxford, Oxford University Press, 2006, p. 207.
  • [6] David Cortright et George A. Lopez, The Sanctions Decade. Assessing UN Strategies in the 1990s, Boulder, Lynne Rienner, 2000.
  • [7] Citons ainsi les sanctions prises à l’encontre de l’Irak (1990), de la République fédérative socialiste de Yougoslavie (1991), de la République fédérale de Yougoslavie (1992), de la Libye (1992), de la Somalie (1992), d’Haïti (1993), de l’Unita (Angola, 1993), du Rwanda (1994), de la République serbe de Bosnie (1994), du Soudan (1996), de la Sierra Leone (1997), de la République fédérale de Yougoslavie (1998), des Talibans (1999), de l’Érythrée (2000), de l’Éthiopie (2000), etc.
  • [8] Gary Clyde Hufbauer, Jeffrey J. Schott et Kimberly Ann Elliot, Economic Sanctions Reconsidered : History and Current Policy, Washington, Petersen Institute for International Economics, 1985.
  • [9] S pour spécifiques, M pour mesurables, A pour atteignables, R pour réalistes, T comme temporellement définies.
  • [10] Johan Galtung, « On the Effects of International Economic Sanctions : With Examples from the Case of Rhodesia », World Politics, vol. 19, n° 3, 1967.
  • [11] Henry Laurens, « La politique de l’erreur. Le Moyen-Orient au seuil du XXIe siècle », La vie des idées, 16 octobre 2007 (en ligne).