Les infrastructures de transport, reflet d’un monde en transition / Par Samuel Carcanague et Emmanuel Hache

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« Début 2006, il décide de convertir la ville à l’éthanol. On développera un port autonome en amont, dans la boucle du fleuve, un terminal apte à héberger les navires tout tonnage et les raffineries corollaires. Ainsi alimentée, la ville exportera le surplus d’énergie sur la côte, inversera la donne, brillera à l’avant-garde des enjeux écologiques mondiaux… Maintenant il lui faut un pont. Un pont pour entrer dans la forêt et gagner les vallées fertiles au sud-est du massif, un pont pour connecter la ville à la baie océane. »

Maylis de Kerangal, Naissance d’un pont, Paris, Éd. Verticales, 2010.

Désenclaver, innover, entrer dans la mondialisation, marquer l’Histoire et s’imposer sur la scène internationale. Ponts, ports, routes, voies ferrées, etc. : qu’elles représentent un point d’entrée sur un territoire ou constituent un outil de liaison transfrontalière, qu’elles acheminent hommes, marchandises ou énergies, les infrastructures de transport et de communication sont le reflet d’une époque, quand elles ne contribuent pas à en faire changer, illustrant alors, par des milliers de tonnes de béton et d’acier, l’aplanissement progressif du monde.

Les institutions internationales expertes sur les questions de développement (Banque mondiale, Banque asiatique de développement, Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures, etc.) ont, pour certaines, longtemps considéré que ces infrastructures physiques étaient un préalable à l’industrialisation et au développement économique. Généralement classées selon leur fonction économique (canaux d’irrigation, électricité, gazoducs, routes, télécommunications, etc.) ou sociale (écoles, hôpitaux, réseaux de distribution et d’évacuation d’eau, etc.), elles permettraient en effet de stimuler la production et la croissance à long terme ainsi que de réduire la pauvreté [1].

Du bien public aux enjeux de puissance

Aidé par une réduction massive des coûts de transport et de télécommunication, le commerce international de marchandises et de services a augmenté de 7 % par an en moyenne selon l’Organisation mondiale du commerce [2] (OMC) sur la période 1980-2011, soit une croissance presque deux fois plus rapide que celle de la production mondiale. Et les pays en développement ont vu leur part dans les exportations mondiales atteindre 47 % en 2011, contre 34 % en 1980, l’Asie étant le moteur de ce mouvement. Certes, cette évolution a depuis lors enregistré une certaine inflexion, le commerce international progressant moins rapidement que la production mondiale depuis 2015. Dans le même temps, l’Organisation mondiale du tourisme recensait, en 2016, plus de 1,2 milliard de touristes dans le monde [3], un chiffre notamment porté, là encore, par la dynamique de l’Asie.

Le corollaire immédiat de cette intensité de la croissance mondiale et de son élargissement à d’autres zones économiques depuis les années 1980, d’une part, ainsi que de l’accroissement de la mobilité liée à l’explosion du tourisme, d’autre part, est une demande accrue en matière d’infrastructures de transport. Dans ce contexte, les États demeurent des acteurs centraux, à travers des investissements de long terme et des dépenses réalisées sur l’ensemble de la chaîne de valeur de ces infrastructures (coût d’appropriation des terrains, coût des matières premières, coût du capital humain, etc.). Véritables biens publics [4], ces dernières génèrent des externalités tant positives que négatives (bruit, accident, pollution [5], destruction des paysages, usages partagés, etc.) et n’offrent a priori aucune rentabilité économique à court terme pour les autorités commanditaires.

Cette absence de bénéfices économiques immédiats – mis à part ceux liés à la construction elle-même pour les entreprises d’État éventuellement concernées – est néanmoins contrebalancée par un bénéfice politique qu’il s’agit de ne pas négliger. Certes, la rentabilité politique des investissements dans les infrastructures, notamment dans le domaine des transports, pourrait être considérée comme faible car elle dépasse généralement les cycles électoraux dans les démocraties, où l’accélération du temps politique participe à creuser un fossé entre court et long terme. L’initiateur d’un projet d’infrastructure n’est ainsi en rien persuadé de bénéficier des gains d’opportunités que produira celui-ci quelques années plus tard.

En réalité, les bénéfices politiques de la construction d’infrastructures se révèlent plus rapides que les gains économiques. La construction et le contrôle des infrastructures de transport ont, en effet, toujours représenté des enjeux de puissance. Dès l’Antiquité, les infrastructures étaient ainsi le moyen d’assurer la domination d’un État ou d’un empire sur un territoire. Contrôle des flux humains et commerciaux, aménagement du territoire, capacités de projection des armées : les liens qu’elles assurent avec les pays étrangers en font des éléments indissociables de la souveraineté des États. Construire de nouveaux ponts, de nouvelles routes a souvent été un moyen de rendre visible l’action de l’État auprès de ses citoyens et aux yeux du monde, et leur réalisation s’accompagne souvent d’une communication politique forte, dans laquelle la notion de prestige se trouve convoquée. L’exemple cité plus bas de la Belt and Road Initiative (BRI) chinoise possède une forte dimension politique, et s’intègre dans une vision du monde et de la mondialisation qui dépasse la simple rentabilité économique. Les infrastructures sont ainsi à la fois l’outil et le reflet de la puissance d’un État. Cet équilibre, où les bénéfices politiques l’emportent sur les bénéfices économiques immédiats, et où le prestige prend parfois le pas sur l’utilité et la fonctionnalité, porte en lui le risque de créer ce que l’on appelle des « éléphants blancs », à l’image de certaines infrastructures sportives prévues pour un événement et qui, une fois celui-ci passé, ne correspondent à aucune nécessité locale.

Enfin, au-delà de la construction, la question de la possession et de la gestion de ces infrastructures soulève des problèmes fondamentaux de souveraineté. Est-il souhaitable que des infrastructures considérées comme des biens publics – et qui revêtent parfois une dimension stratégique – deviennent la propriété d’un État tiers ? Ce type d’interrogation risque de se multiplier dans un monde où la puissance s’exerce aussi par le biais d’investissements à l’étranger de la part de structures étatiques ou semi-étatiques. Les infrastructures de transport, de l’initiative de leur construction jusqu’à leur gestion quotidienne, demeurent ainsi une clé de lecture des rapports de forces internationaux.

Les infrastructures, miroir de la compétition sino-américaine

La question des infrastructures trouve une acuité fondamentale dans le cadre de ce qui pourrait être caractérisé, à l’heure actuelle, comme une forme transition de puissance entre les États-Unis et la Chine. Et si les tensions dans le Pacifique, par exemple, forment un nouveau lieu d’affrontement stratégique indirect entre les deux pays, le terrain économique est l’endroit privilégié de ce passage de témoin entre les deux premières puissances mondiales.

En 1960, le commerce extérieur ne représentait que 9 % du produit intérieur brut (PIB) de chacune de ces deux économies ; en 2015, ces chiffres s’élevaient à 28 % pour les États-Unis et à près de 40 % pour la Chine. En outre, chaque pays a la particularité d’avoir l’autre comme l’un de ses principaux partenaires commerciaux : le commerce des États-Unis avec la Chine représentait, en 2015, près de 16 % de ses activités commerciales mondiales et le commerce de la Chine avec les États-Unis près de 14 % [6]. Les investissements directs à l’étranger (IDE) confirment cette relation : près de 75 milliards de dollars ont été investis en Chine par les Américains en 2015 et près de 15 milliards de dollars ont été investis par la Chine aux États-Unis – une hausse de 50 % par rapport à 2014.

Cette compétition trouve tout son sens à l’heure actuelle avec la double transition opérée par les États-Unis et la Chine. Si l’année écoulée a mis en évidence, chez les premiers, la potentialité d’une tendance au repli sur leur territoire national, la seconde cherche à recentrer son développement intérieur sur la consommation plus que sur les exportations. Pourtant, dans les deux cas, la question des infrastructures reste essentielle. Ainsi, le programme de Donald Trump a été bâti avec un plan d’infrastructures de près de 1 000 milliards de dollars. Toutefois, ce dernier était fondé sur des allégements fiscaux de près de 140 milliards de dollars supposés faire effet de levier et inciter le secteur privé à dépenser 1 000 milliards de dollars en infrastructures [7]. En outre, les premières décisions prises par l’administration Trump – mur à la frontière mexicaine, pipelines Keystone XL et Dakota Access – ne présentent pas les infrastructures comme outils de connectivité mais plutôt comme vecteurs de communication à destination de clientèles électorales et de controverses. À l’opposé, l’État chinois, à travers des taux d’investissements élevés durant les années 2000, a été le véritable catalyseur de la croissance économique nationale et a contribué à la reconstruction, puis à l’affirmation de la puissance chinoise sur la scène internationale. En 2008, le gouvernement de Pékin a ainsi proposé une véritable politique de relance fondée en grande partie sur les infrastructures – rails, routes, aéroports, etc. – dans un contexte mondial de récession [8]. Véritables outils de connectivité, les infrastructures ont constitué de manière structurelle le complément indispensable à l’ouverture commerciale chinoise. L’adhésion du pays à l’OMC en décembre 2001 et la politique du « Go Global » ou « Go Abroad » décrétée par le gouvernement pour que les entreprises aillent conquérir les marchés étrangers ont constitué les étapes supplémentaires de cette stratégie d’ouverture menée depuis la fin des années 1970. Bénéficiant d’un essor de la mondialisation comparable à celui observé à la fin du XIXe siècle, la Chine a ainsi profité de la dynamique du commerce international dont elle a, par la suite, permis l’accélération. Et les infrastructures, se focalisant d’abord sur les côtes chinoises – en développant les ports, routes et aéroports – puis vers l’intérieur du pays, ont véritablement commencé à unifier le territoire national et permis au pays de se projeter vers l’extérieur sur le plan commercial. Cette connectivité interne a, en outre, trouvé son relais extérieur avec la politique étrangère chinoise depuis la fin des années 2000. Ainsi, en 2013, Xi Jinping a lancé le projet « One Belt, One Road » (OBOR) en invoquant comme source d’inspiration les anciennes routes de la soie. Renommé depuis Belt and Road Initiative (BRI), il demeure guidé par la construction d’une chaîne d’infrastructures terrestres et maritimes, permettant la création de ceintures économiques et stratégiques. Ainsi, là où Donald Trump souhaite imposer la doctrine de l’« America First », la Chine se pose en leader emblématique de la connectivité mondiale à travers la multiplication d’investissements dans les biens publics.

La Chine a ainsi émis le désir de construire une nouvelle histoire du monde à travers ses investissements dans les infrastructures et le storytelling réalisé par Pékin est en parfaite adéquation avec cette notion de connectivité, même si l’on pourrait également y lire une volonté expansionniste. En cela, le projet BRI représente la parfaite opposition avec la politique de profil bas initiée par Deng Xiaoping dans les années 1990. Il est plutôt le symbole d’une Chine conquérante et qui, se mettant à imaginer le futur de l’Asie [9], considère qu’« il appartient aux citoyens asiatiques de gérer les affaires asiatiques, de résoudre les problèmes en Asie et de défendre la sécurité en Asie ». Et si l’Asie centrale reste le voisinage privilégié des investissements chinois dans les infrastructures, c’est bien toute l’économie mondiale qui pourrait être, à terme, bouleversée par l’ambition chinoise. En effet, cette « initiative de la ceinture et de la route » englobe près de 65 pays asiatiques et européens, représentant près de 55 % du PIB mondial, 70 % de la population mondiale – 4,4 milliards d’habitants –, 75 % des réserves énergétiques mondiales, pour une durée d’investissement pour l’ensemble des projets d’environ trente à trente-cinq ans. La connectivité se décline sous des formes commerciales (facilitations, baisse des droits de douanes, contrats de gré à gré, etc.), financières (prêts), humaines (main-d’œuvre, éducation) et, bien évidemment, sous l’angle de la construction d’infrastructures (portuaire, routière, énergétique, communication, etc.).

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Malgré les progrès de la mondialisation libérale et du libre-échange et la progression généralisée du secteur privé au sein de l’ensemble des activités économiques, la construction d’infrastructures, notamment de transport, demeure, par les enjeux qu’elles charrient, le domaine privilégié des États. Bien plus, les infrastructures sont désormais devenues un terrain d’affrontement hors du territoire national, représentant par là même un véritable enjeu de politique étrangère.

Mais les infrastructures de transport sont également multi-échelles. Elles sont présentes à tous les niveaux des territoires et offrent une lecture pertinente des jeux d’acteurs opérant sur le terrain. Elles se doivent désormais d’offrir une durabilité poussée prenant à la fois en compte les aspects économiques, sociaux, environnementaux et solidaires de leurs conséquences sur les acteurs. Sur ce dernier point, la question de l’acceptabilité des populations, qui s’illustre par le rejet actuel de certaines infrastructures énergétiques (centrales nucléaires, parcs éoliens, etc.) ou de transport aéroportuaire (Notre-Dame-des-Landes en France), maritime (extension du canal de Panama, projet de canal du Nicaragua) et autoroutier, sera un point central des politiques d’investissements dans les années à venir dans les pays développés et dans les pays émergents.


  • [1] Ce dernier point fait souvent l’objet de critiques, car il part d’un point de vue très macroéconomique et suppose un accès indifférencié aux infrastructures. Voir Robert J. Barro, « Government Spending in a Simple Model of Exogenous Growth », Journal of Political Economy, vol. 98, n° 5, octobre 1990 ; Koichi Futagami, Yuichi Morita et Akihisa Shibata, « Dynamic Analysis of an Endogenous Growth Model with Public Capital », Scandinavian Journal of Economics, vol. 95, n° 4, décembre 1993 ; et Dominique Van de Walle, « Infrastructure and Poverty in Viet Nam », LSMS Working Paper, n° 121, Banque mondiale, février 1996.
  • [2] OMC, Rapport sur le commerce mondial 2013. Facteurs déterminant l’avenir du commerce mondial, Genève, 2013.
  • [3] Guy Dutheil, « La Chine tire la croissance du tourisme mondial », Le Monde, 18 janvier 2017.
  • [4] Les biens publics présentent deux caractéristiques principales : un principe de non-rivalité qui impose que la consommation du bien par un individu n’empêche pas la consommation d’un autre individu ; un principe de non-exclusion qui impose que le bien soit à la disposition de l’ensemble des individus. L’éclairage public est l’exemple le plus connu de bien public.
  • [5] Une autre conséquence immédiate de ce mouvement d’aplanissement du monde se mesure par l’impact environnemental du secteur des transports. Au niveau mondial, les transports représentent 19 % des émissions de dioxyde de carbone (CO2) avec une forte hétérogénéité entre les pays : 9 % en Chine, 34 % aux États-Unis, 26 % en Europe. Ministère de l’Environnement, de l’Énergie et de la Mer, Chiffres clés du climat. France et Monde. Édition 2017, Paris, 2016.
  • [6] OMC, Rapport sur le commerce mondial 2016. Égaliser les conditions du commerce pour les PME, Genève, 2016.
  • [7] Matt O’Brien, « Trump keeps pretending his infrastructure plan is real. It’s not. », The Washington Post, 8 juin 2017.
  • [8] Voir notamment KPMG, Infrastructure in China : Foundations for Growth, 2009.
  • [9] Xi Jinping, « New Asian Security Concept for New Progress in Security Cooperation – Remarks at the Fourth Summit of the Conference on Interaction and Confidence Building Measures in Asia », ministère chinois des Affaires étrangères, 21 mai 2014.