Les acteurs de la défense face au changement climatique : itinéraire d’une nouvelle contrainte stratégique en France et aux États-Unis / Par Bastien Alex et Adrien Estève

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  • Bastien Alex

    Bastien Alex

    Ancien.ne chercheur.se à l'IRIS

  • Adrien Estève

    Adrien Estève

    Maître de conférences contractuel en relations internationales à Sciences Po Strasbourg. Il étudie l’évolution des pratiques de sécurité dans l’anthropocène et les transformations récentes de la politique environnementale internationale. Il est notamment l’auteur de Guerre et Écologie.

Lors de son audition de confirmation devant le Comité des forces armées du Sénat des États-Unis, le 12 janvier 2017, le nouveau secrétaire d’État à la Défense, James Mattis, a officiellement qualifié le changement climatique de préoccupation majeure du Pentagone. Affirmant que l’armée américaine se devait de considérer les conséquences de ce phénomène global à très court terme pour la sécurité des États-Unis, il a pris pour exemple les modifications des routes maritimes causées par la fonte des glaces en Arctique ou encore la probabilité plus élevée d’épisodes de sécheresse extrême dans plusieurs régions instables du monde. Un tel discours peut paraître étonnant au sein d’une administration dont les tendances climato-sceptiques n’ont échappé à personne [2]. Néanmoins, le secrétaire d’État s’inscrit dans le prolongement d’une série de travaux effectués depuis plus de deux décennies sur l’impact des variables climatiques et environnementales sur les missions et fonctions du département de la Défense. Ces études ont contribué à construire une vision stratégique de ces enjeux, facilitant l’inclusion du changement climatique parmi les préoccupations de l’armée américaine et, plus tard, parmi celles des armées européennes, française notamment.

Cette manière d’appréhender la problématique climatique pourrait même être rattachée à une tradition de pensée propre aux institutions militaires. En effet, les contraintes environnementales et météorologiques sont des variables traditionnellement intégrées dans la pensée stratégique, en particulier pour anticiper les conditions de déroulement des batailles. Bien avant la formalisation de la géostratégie comme discipline scientifique au XIXe siècle, l’art de la guerre et les traités militaires ont accordé de l’importance à l’impact de certains phénomènes naturels extrêmes sur le déroulement d’une campagne militaire (pluies, gel, etc.). La géographie militaire a perfectionné cette approche, avec les avancées de la cartographie et des images satellitaires, en permettant une analyse plus fine des espaces aériens, terrestres et maritimes pour guider les opérations. Néanmoins, une attention limitée a été accordée aux évolutions climatiques de grande ampleur, qui dépassent le cadre des confrontations armées et peuvent avoir un impact sur l’équilibre géopolitique global [3]. Les changements climatiques n’ont ainsi été intégrés que récemment par les acteurs de la défense à l’ensemble des problématiques stratégiques, suivant des rythmes et des processus différents aux États-Unis et en France.

La mise à l’agenda des problématiques environnementales et climatiques à la fin de la guerre froide

La conversion de la communauté de défense américaine

À la fin de la guerre froide, les États-Unis sont la première puissance militaire mondiale et disposent d’une influence politique inégalée. Les années 1990 constituent alors une période de réflexion sur la pérennité de ce statut et les éléments qui pourraient le remettre en question. Une attention particulière est portée aux différents aléas – sociaux, économiques, environnementaux – qui pourraient modifier ce nouvel équilibre géopolitique et diminuer les capacités opérationnelles de l’armée américaine. Les premiers travaux sur l’impact du réchauffement climatique sont réalisés dans ce contexte d’émergence de nouvelles formes de menaces, qui intéressent les centres de recherche des universités militaires américaines dans leur rôle de laboratoires d’idées.

Dès mai 1990, le Naval War College publie ainsi un rapport intitulé Global Climate Change : Implications for the United States Navy, qui opère un état des lieux des connaissances scientifiques sur le changement climatique. Ce document considère que « le changement climatique pose des risques significatifs aux installations de la Navy ». Il préconise de classer les bases navales américaines à l’étranger et sur le territoire national en fonction de leur importance stratégique et opérationnelle, de renforcer la protection des enceintes les plus importantes face aux aléas climatiques, et de revoir la doctrine de combat pour l’adapter à cette nouvelle réalité. En juillet 1990, c’est au tour du Strategic Studies Institute, rattaché à l’Army War College de publier un rapport intitulé The Army and the Environment, dans lequel le « réchauffement climatique » est désigné comme une des questions stratégiques prioritaires « en dépit des barrières idéologiques et internationales ».

Au début des années 2000, la réflexion s’étend progressivement d’une problématique de corps d’armée à une vision stratégique plus globale. On l’observe à travers une deuxième vague de travaux, portés par des centres de recherche et think tanks influents dans la communauté des acteurs de la défense. Trois rapports sont ainsi publiés en 2003. Le premier est produit en mars par le Air War College, centre de recherche de l’armée de l’air, sur les transformations climatiques et leurs conséquences pour les futures missions aériennes des forces armées américaines. Le deuxième est publié en octobre par le Center for Technology and National Security Policy, rattaché à la National Defense University, et alerte sur les effets du changement climatique sur l’ensemble des forces armées américaines, tous corps confondus. Enfin, le troisième rapport est publié par Peter Schwartz et Doug Randall pour le compte du Pentagone, et constitue une importante récolte de données sur l’ensemble des variables climatiques pouvant impacter la sécurité nationale des États-Unis.

La France en retrait

La France, principale puissance militaire européenne avec le Royaume-Uni, s’est saisie plus tardivement de l’enjeu climatique. Malgré sa proximité avec ses partenaires de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), le pays a longtemps considéré le changement climatique comme un sujet essentiellement environnemental, voire écologique, éloigné du spectre de la défense [4], et ce pour plusieurs raisons.

Tout d’abord, la France ne dispose pas d’un territoire aussi vaste que celui des États-Unis, qui abrite une variété de climats, et donc d’aléas. Or, ce sont bien souvent ces derniers qui jouent le rôle de révélateur de vulnérabilités. En août 1992, à la suite du passage du cyclone Andrew, les fortes dégradations de la base de l’US Air Force de Homestead, en Floride, ont par exemple attiré l’attention des autorités. Les cultures stratégiques et militaires des deux pays restent ensuite très différentes, liées à leurs objectifs. L’ambition américaine de maintenir une avance militaire par la supériorité technique a également joué un rôle dans la prise de conscience de l’évolution des contraintes environnementales. En outre, au début des années 1990, les préoccupations de chacun sont assez éloignées. Quand les États-Unis s’interrogent sur les conséquences de la disparition de l’ennemi soviétique, Français et Européens se concentrent davantage sur les opportunités de coopération en matière de défense au niveau communautaire, dans un contexte de lacunes capacitaires et de contraintes budgétaires, avec en toile de fond la réunification allemande. Enfin, la tradition des think tanks en France, bien moindre en comparaison de la situation aux États-Unis, joue sans doute un rôle dans l’émergence tardive de ces nouveaux enjeux.

On le constate à la lecture des éditions successives du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale. Celui de 1994 n’utilise le terme « environnement » que pour désigner l’espace stratégique dans lequel évolue le pays. L’édition de 2008 [5] évoque, parmi les préoccupations, le réchauffement climatique et ses conséquences – notamment sur les ressources hydriques et alimentaires ou sur les flux migratoires –, mais davantage en tant qu’élément du contexte général qu’en tant que source de menaces ou de conflictualité, bien qu’elle mentionne la nécessité « de mieux prendre en compte les risques induits par les changements climatiques » (p. 231). Dans la dernière version en date, publiée en 2013, le changement climatique n’est, étonnamment, mentionné qu’à deux reprises – contre une dizaine en 2008 –, dans le cadre d’enjeux peu significatifs pour la France (routes maritimes arctiques, p. 46). Ce qui pourrait être considéré comme un retour en arrière intervient pourtant dans un contexte plus propice à la prise en compte de ces enjeux, où nombre de rapports ont été publiés, aux États-Unis comme en France, notamment par l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (Irsem) [6] et l’Assemblée nationale [7].

C’est finalement la perspective de l’accueil de la COP21, conférence visant à obtenir l’adoption de l’accord qui succédera au protocole de Kyoto, et de la publication du cinquième rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) qui va accélérer la prise de conscience et enclencher l’appropriation. Le ministère de la Défense commande ainsi, en 2013, une étude portant sur les conséquences du dérèglement climatique, réalisée par l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) et publiée en 2014 [8].

L’institutionnalisation des problématiques climatiques

Le rôle précurseur des États-Unis

Consécutivement aux phases de diagnostic et d’évaluation, le département de la Défense a institutionnalisé ces problématiques de deux manières. D’abord par la création de services chargés des questions environnementales et climatiques au sein même du Pentagone. Depuis la fin de la guerre froide, plusieurs bureaux ont ainsi été créés et dotés d’un budget spécifique. Le premier est le sous-secrétariat d’État chargé des installations militaires et de l’environnement, dont la mission est de faire respecter les normes environnementales et énergétiques au sein des installations militaires, mais aussi d’étudier leur vulnérabilité face aux aléas naturels. En 1993, l’administration Clinton a également nommé Sherri Wasserman Goodman au poste inédit de sous-secrétaire d’État à la Défense chargée de la sécurité environnementale. Sa mission consistait en particulier à superviser le retrait des bases américaines des déchets militaires toxiques qui y étaient manipulés sans contrôle depuis plusieurs décennies, et de sensibiliser les responsables du Pentagone aux problématiques environnementales et climatiques. Lors d’une conférence, en 1996, S. Wasserman Goodman a ainsi défini le changement climatique comme une « menace globale » et affirmé qu’il était désormais essentiel de pouvoir « prédire » les effets de ce phénomène [9]. Sa mission prit fin avec l’administration Bush, mais a contribué à pérenniser l’existence d’un bureau chargé de l’énergie, des installations et de l’environnement au sein du département de la Défense.

Le second type de dispositif a consisté à solliciter des groupes chargés d’étudier spécifiquement l’impact stratégique du changement climatique, comme le Center for Naval Analysis de la Navy. L’attention grandissante accordée au changement climatique dans les textes de doctrine du Pentagone, comme la National Defense Strategy (2008) ou la Quadriennal Defense Review (2010), mais aussi l’arrivée de Barack Obama à la Maison-Blanche ont contribué à stimuler la production de rapports issus du Pentagone. En octobre 2011, le Defense Science Board a ainsi remis un rapport commandé par le sous-secrétaire d’État chargé des acquisitions, de la technologie et de la logistique sur les implications du changement climatique pour la sécurité nationale et internationale. Il désigne trois facteurs stratégiques à prendre en considération : la dépendance des populations à leur environnement, leur sécurité humaine et la stabilité politique [10]. Ce document adopte un discours prudent, dans lequel le changement climatique est considéré comme un facteur de crise parmi d’autres. Cette vision est cohérente avec la doctrine stratégique américaine, selon laquelle le changement climatique est un « multiplicateur de menaces » [11], c’est-à-dire qu’il peut contribuer à aggraver certains facteurs de crise préexistants – comme une augmentation des inégalités économiques ou une oppression politique forte.

En France, un processus en cours

Le rôle de stimuli joué par la COP21 s’est matérialisé par l’organisation, le 14 octobre 2015, soit six semaines avant la conférence des Nations unies, d’un sommet international climat-défense [12], auquel ont participé une trentaine de dirigeants, ministres et personnalités du monde de la recherche. De riches débats ont permis de poursuivre les réflexions sur le changement climatique et le continuum sécurité-défense, mais aussi de pérenniser le rendez-vous. Le Maroc, qui accueillait la COP22 l’année suivante, a en effet tenu à organiser un second sommet défense et climat à Marrakech [13]. 2016 a été également marquée par l’organisation par le ministère de la Défense français d’un atelier de consultation d’experts en ligne sur ces questions, puis d’un colloque par les forces armées françaises basées en Polynésie à Papeete, à l’occasion d’un exercice régional de simulation de crise et d’interopérabilité « Tempest Express 29 », regroupant 140 participants issus de 23 pays de la zone Pacifique. Enfin, en novembre de la même année a été lancé l’Observatoire géopolitique des enjeux des changements climatiques en termes de sécurité et de défense [14], visant à fournir au ministère des Armées les éléments nécessaires à sa réflexion sur les conséquences des changements climatiques sur ses missions, capacités et moyens. L’idée directrice est de constituer, au sein du ministère, un groupe de travail rassemblant l’ensemble des services, des états-majors opérationnels aux directions techniques, dans le but de couvrir l’intégralité des problématiques et d’impliquer chaque acteur. En cours, le projet cherche à évaluer la capacité des changements climatiques à agir sur des facteurs de conflictualité, à analyser leurs impacts sur les missions des armées, notamment en matière de sécurité civile et à poursuivre la réflexion sur les pistes d’amélioration de l’empreinte carbone.

De l’anticipation à la protection, quels défis à relever ?

De nouvelles menaces d’origine climatique ?

« La recherche sur les liens entre changement climatique et sécurité a, en une dizaine d’années, apporté plus de confusion que de certitude », écrit Halvard Buhaug [15]. La décennie passée a en effet vu se développer un pan entier des études sur la sécurité environnementale avec l’exploration de l’hypothèse du changement climatique en tant que facteur générateur de conflits. Le Darfour, la région du lac Tchad ou encore la Syrie ont constitué les principales études de cas sur lesquelles ont planché les chercheurs, dont les différents travaux ont suscité d’importants débats [16]. L’irruption des méta-analyses statistiques en 2013, et notamment l’étude dirigée par Salomon Hsiang [17], a sans doute constitué la contribution la plus retentissante. Selon ce rapport, chaque déviation standard du climat vers des températures plus importantes ou des précipitations plus fortes augmenterait la fréquence des violences interpersonnelles de 4 % et les conflits entre groupes sociaux de 14 %. À ces chercheurs dits « quantitativistes » s’opposent les « qualitativistes » [18], très critiques vis-à-vis de ce type de procédés et convaincus de la primauté des facteurs anthropiques, comme les comportements de prédation des États ou des groupes armés, ou encore la démographie.

Vigoureuses, ces oppositions ont souvent masqué, à travers querelles et controverses scientifiques, le consensus général établi : le changement climatique va influencer certains facteurs traditionnels de la conflictualité ou des migrations, comme la pression sur les ressources hydriques ou alimentaires. Dit autrement, si son rôle de facteur déterminant ne peut être empiriquement démontré, son statut de contributeur à l’aggravation de certains paramètres rentrant dans l’équation sécuritaire ne peut être sérieusement remis en cause. Si aucune étude n’a pu aujourd’hui démontrer que le changement climatique avait causé des conflits, rien ne permet d’affirmer que cela sera toujours le cas à l’avenir, surtout si les trajectoires d’émissions suivent les scénarios du GIEC les plus pessimistes.

Moderniser les équipements

Un temps considérée comme une contrainte environnementale, la réduction de l’empreinte carbone des forces armées a été plus récemment perçue comme une manière de réaliser des économies tout en améliorant l’efficacité opérationnelle. Les acteurs de la défense ont alors construit leur doctrine énergétique autour de deux principes : la sobriété (réduction de la consommation énergétique) et la soutenabilité (utilisation de nouvelles sources d’énergie). Aux États-Unis, l’importance de la sobriété énergétique s’est affirmée dans un contexte de réduction des budgets alloués au département de Défense à la fin de la guerre froide. Le Pentagone, premier consommateur d’énergie du pays, a alors été incité à faire des efforts comme toutes les autres branches du gouvernement [19]. Par conséquent, l’industrie de défense a été sollicitée pour fournir des équipements moins énergivores, qui permettraient de réduire considérablement le coût des opérations.

Dans le même temps, le lancement des stratégies nationales de développement durable de la défense, aux États-Unis comme en France, a conduit à moderniser les installations et les équipements traditionnels pour augmenter leur durée de vie et leurs performances [20]. Aux États-Unis, des initiatives d’utilisation de l’énergie solaire pour alimenter les bases militaires ont été lancées et se poursuivent malgré l’administration Trump. Dans le cas des bases situées à l’étranger, les énergies renouvelables comme le solaire pourraient renforcer l’indépendance énergétique des troupes, tout en réduisant les risques d’attaques sur les convois de ravitaillement en carburant [21]. Cet effort de modernisation doit également permettre d’adapter les équipements aux variations extrêmes de température causées par le changement climatique. Des cellules d’écoconception ont ainsi vu le jour en Europe et aux États-Unis pour assurer la durabilité des équipements. C’est notamment le cas en France au sein de la Direction générale de l’armement. L’industrie de défense est également sensibilisée à ces questions, et la société d’industrie navale Naval Group – anciennement DCNS – a ainsi développé un projet d’éco-design d’un bâtiment de soutien, baptisé Ecoship [22].

Vers une multiplication des interventions ?

Enfin, pour les armées, au-delà de la problématique de la conflictualité ou de l’empreinte carbone, la question centrale demeure l’impact d’un tel phénomène sur l’évolution du spectre des missions, notamment celles à caractère civilo-humanitaire. En effet, la capacité du changement climatique à augmenter l’intensité, voire dans certains cas la fréquence des phénomènes climatiques extrêmes, sous-tend l’idée que la gestion des catastrophes naturelles pourrait devenir un volet plus important dans les activités militaires. Par définition, l’armée intervient lorsque les autres institutions ont atteint leurs limites. Suivant cette logique, et à titre d’exemple, l’armée française participe depuis 2000, via la mise à disposition de matériel et personnel, au dispositif Héphaïstos dédié à la surveillance des massifs forestiers et à la lutte contre les incendies dans le Sud-Est du pays. Va-t-elle être amenée à intervenir de plus en plus intensément ? Si les prévisions climatiques restent perfectibles, cette possibilité doit néanmoins être considérée avec sérieux. La saison cyclonique 2017 en fournit une autre illustration, avec de très nombreuses opérations de l’armée française aux Antilles, notamment dans le cadre de la gestion de la situation après le passage de l’ouragan Irma. Aux États-Unis, l’incendie Thomas, qui a ravagé plus de 100 000 hectares de forêts en Californie, a également nécessité le déploiement de moyens militaires. L’observation des faits soulève nombre d’interrogations : les interventions de ce type vont-elles être amenées se multiplier ? Comment les concilier avec un degré d’engagement déjà très élevé [23] ? Faut-il développer des sections dédiées dans chaque corps d’armée ? Quelles capacités opérationnelles doivent être renforcées, voire développées ? Quelles en seront les incidences, à terme, sur les capacités opérationnelles globales ? sur les orientations budgétaires ? Ces questions viennent ainsi alimenter les débats, toujours riches, sur le budget de la défense, en interrogeant les choix actuels, mais aussi en fournissant des éléments légitimant son maintien, voire sa revalorisation dans la perspective d’une multiplication des missions.

*

L’insertion progressive du changement climatique dans le champ des problématiques de sécurité et de défense répond à une nécessité : celle d’appréhender avec justesse l’environnement stratégique. Le changement climatique compte en effet parmi les paramètres structurants de ce dernier, car il est porteur de risques, facteur de contraintes et générateur d’orientations. Le négliger comme le sous-évaluer peut conduire à des erreurs d’appréciation majeures. La défense est, par essence, un acteur rationnel au comportement guidé par un souci d’efficacité : des objectifs, définis par le politique, sont structurés et organisés dans le cadre d’une stratégie dont la mise en œuvre repose sur des moyens – humains, financiers et matériels – et dont la doctrine constitue le mode d’emploi. Le changement climatique nécessite-t-il la révision de ces paramètres ? Les observations empiriques, les analyses stratégiques et les prévisions climatiques forment un faisceau d’indices qui semble le suggérer. Pour l’heure, l’essentiel des impacts du changement climatique plaident pour une expansion des missions de sécurité civile, qui ne s’inscrivent pas dans le cœur de métier des forces armées. Les militaires ne sont, de fait, pas davantage destinés à la gestion des risques naturels qu’au sauvetage des migrants en Méditerranée, tâches qui ont pourtant constitué des pans importants de leurs activités au cours des dernières années. Néanmoins, les évolutions climatiques et leurs impacts peuvent créer les conditions d’une nécessaire révision. C’est à cette question que les travaux et réflexions en cours, en France comme aux États-Unis, doivent continuer d’apporter des réponses. Les conséquences pourraient en être une modification des activités et missions des armées, guidée par de nouvelles conceptions de la sécurité.


  • [1] Sa thèse analyse l’émergence des problématiques environnementales et climatiques dans les politiques de défense, en France et aux États-Unis.
  • [2] La suppression du changement climatique comme enjeu de sécurité de la dernière édition de la National Security Strategy, présentée le 18 décembre 2017, en a constitué une nouvelle illustration.
  • [3] Pierre Pagney, Le climat, la bataille et la guerre : des conflits limités aux conflits planétaires, Paris, L’Harmattan, 2008.
  • [4] Parmi les premiers travaux réalisés par l’Observatoire national des effets du réchauffement climatique (ONERC, créé en 2001), on trouvait par exemple des fiches thématiques sur les impacts du changement climatique dans la plupart des secteurs stratégiques (agriculture, transport, santé), à l’exception de celui de la défense.
  • [5] Mentionnons toutefois des travaux antérieurs, tels que ceux de Patrick Allard (« Malaise dans la climatisation. Le changement climatique et la sécurité des États », Annuaire français des relations internationales 2005, Paris – Bruxelles, La Documentation française – Bruylant, 2005) et d’Alexandre Taithe (« Changement Climatique et Sécurité des États : un lien opérationnel à construire localement et à moyen terme », Note de la FRS, octobre 2007).
  • [6] Irsem, Réflexion stratégique sur le changement climatique et les implications pour la défense, 2011.
  • [7] Rapport d’information déposé par la commission des Affaires européennes sur l’impact du changement climatique en matière de sécurité et de défense, et présenté par MM. André Schneider et Philippe Tourtelier, députés, Paris, Assemblée nationale, février 2012.
  • [8] Bastien Alex, Alain Coldefy et Hervé Kempf, Conséquences du dérèglement climatique pour le ministère de la Défense, IRIS – ministère de la Défense, juin 2014.
  • [9] Sherri Wasserman Goodman, « The Environment and National Security », conférence prononcée le 8 août 1996.
  • [10] Defense Science Board, Trends and Implications of Climate Change for National and International Security, Washington, octobre 2011.
  • [11] CNA Military Advisory Board, National Security and the Threat of Climate Change, Alexandria, 2007, repris dans la Quadriennal Defense Review, 2014.
  • [12] Conférence internationale des ministres et hauts responsables de la Défense, « Climat et défense : quels enjeux ? Synthèse », Paris, 14 octobre 2015. Le lendemain s’est également tenu un séminaire d’experts autour de trois ateliers sur les thématiques défense, environnement et climat.
  • [13] Il n’y eut toutefois pas de troisième conférence lors de la COP23 à Bonn, durant laquelle la présidence fidjienne a pris ses fonctions.
  • [14] Voir à ce sujet le site Internet de la Direction générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS) du ministère des Armées.
  • [15] « Ten years of generalizable quantitative research on climate change and armed conflict appears to have produced more confusion than knowledge ». Halvard Buhaug, « Climate-Conflict Research : Some Reflections on the Way Forward », WIREs Climate Change, vol. 6, n° 3, mai-juin 2015, p. 269.
  • [16] Bastien Alex, Alice Baillat et François Gemenne, Rapport d’étude 1. Rétrospective et typologie de crise, Observatoire Climat et défense, IRIS – FRS – GRIP – DGRIS, février 2017.
  • [17] Salomon M. Hsiang, Marshall Burke et Edward Miguel, « Quantifying the Influence of Climate on Human Conflict ». Science, vol. 341, n° 6151, 13 septembre 2013.
  • [18] Halvard Buhaug et al., « One effect to rule them all ? A comment on climate and conflict », Climatic Change, vol. 127, n° 3-4, Springer, décembre 2014.
  • [19] Voir Robert F. Durant, The Greening of the U.S. Military. Environmental Policy, National Security and Organizational Change, Washington, Georgetown University Press, 2007
  • [20] Voir Philippe Boulanger, « Du bon usage de l’environnement par les armées : le début des stratégies nationales militaires de développement durable », Cahiers de géographie du Québec, vol. 54, n° 152, septembre 2010.
  • [21] Timothy Gardner, « U.S. military marches forward on green energy, despite Trump », Reuters, 1er mars 2017.
  • [22] Le projet de navire Ecoship est un exemple d’intégration des principes de développement durable (coque en aluminium, propulsion hybride électrique et diesel croisée avec l’utilisation de cerfs-volants, etc.) dans la conception de produits destinés à un usage militaire. Ce bâtiment coûterait 15 % plus cher que le même en conception standard, selon le constructeur.
  • [23] « Opération Sentinelle oblige, la participation des forces armées au plan anti-feux de forêt “Héphaïstos” a été (très) réduite », Opex360, 26 juin 2015.