Septembre 2016
« Le vrai pouvoir est de cacher ce qui a été révélé » / Entretien avec Denis Robert
Émergence(s)RIS N°103 – Automne 2016
Denis Robert est journaliste, écrivain, réalisateur, producteur et plasticien. Diplômé en psycholinguistique, il entame une carrière de journaliste à Actuel, puis à Libération durant douze ans. En 1996, il réunit sept grands magistrats anticorruption pour lancer l’appel de Genève en faveur de la création d’un espace judiciaire européen dans le but de lutter contre le crime financier. À partir de 2001, ses livres Révélation$ et La Boîte noire (Les Arènes) et son film Les Dissimulateurs révèlent le fonctionnement de la société Clearstream. S’ensuivent dix années de procédures judiciaires à l’issue desquelles D. Robert est blanchi par la Cour de cassation et voit son enquête entièrement réhabilitée. Il est aussi l’auteur d’une dizaine de romans. Fin 2015, il sort sa première enquête depuis Clearstream, Mohicans (Julliard), sur la face cachée de Charlie Hebdo. En 2016, il publie une bande dessinée, Grand Est (Dargaud), avec Franck Biancarelli. Pour La Revue internationale et stratégique, il revient sur les grands sujets qui ont jalonné son parcours et son œuvre, des questions touchant à l’évasion fiscale, aux paradis fiscaux et aux lanceurs d’alerte à Charlie Hebdo, en passant par le football.
Marc Verzeroli – La récente succession de scandales liés à l’évasion fiscale et aux paradis fiscaux nous ramène forcément à l’affaire Clearstream.
Denis robert – Nous étions, avec mes amis le réalisateur Pascal Lorent et l’éditeur Laurent Beccaria, des précurseurs. Nos révélations étaient énormes, mais nous étions isolés, bien que l’on ait tenté en amont d’agglomérer des journalistes autour de nous.
À l’origine, il s’agissait d’une liste de clients, essentiellement des banques, qui utilisaient une chambre de compensation pour dissimuler des transactions, et donc blanchir ou noircir des fonds. La première information, c’était l’existence même de cette chambre, son rôle dans le commerce interbancaire inconnu du grand public. Mais la révélation, c’était l’existence d’un double fonds, de comptes non publiés auxquels s’ajoutait un système élaboré et pensé d’effacement de transactions bancaires. Aux dires de spécialistes, on touchait concrètement pour la première fois à une vision globale et matérialisée, ainsi qu’au fonctionnement de ce qu’on appelle la « finance parallèle ».
L’enquête montrait aussi la manière dont les paradis fiscaux étaient alimentés par une société du back office de la finance comme Clearstream. Avec le recul, je l’ai un peu mauvaise sur un point essentiel : la lutte contre les paradis fiscaux. Si on avait voulu vraiment déjouer les stratégies des fraudeurs, il aurait fallu mettre son nez dans Clearstream, mieux contrôler les flux. C’était facile techniquement. Beaucoup plus qu’en essayant de jouer sur le droit international en travaillant paradis par paradis.
Pourriez-vous resituer cette affaire ?
Denis Robert – Mon premier livre sort en 2001, le second en 2003, avec chaque fois deux documentaires qui accompagnent ces sorties. Je crois beaucoup au double impact, à la force de l’écrit et de l’image. Je pense que le PDG de Clearstream et son état-major n’auraient pas été licenciés ou poussés à la démission sans le film. La force de l’image est, par exemple, de prendre en flagrant délit de mensonge le PDG de Clearstream, André Lussi, déclarant que la société qu’il dirigeait était « clean ». « Je ne prends que des clients ayant une bonne réputation et un bon rating et je ne pratique pas le transfert vers les paradis fiscaux », disait-il. Face à lui énumérant ses mensonges, on faisait défiler des centaines de sociétés offshore ou de banques pourries ayant des comptes à Clearstream. Dans la liste de 2001, on a quand même compté plus de 6 000 comptes ouverts dans des paradis fiscaux sur 21 000. Ce qui est énorme mais réaliste.
À un ou deux détails près, on le sait aujourd’hui, mon livre était inattaquable. Clearstream, ses avocats, ses communicants et leurs réseaux d’influence se sont donc échinés à ternir la réputation du messager. Ils y sont parvenus. Jusqu’en 2011, j’ai essayé de rendre coup pour coup, mais c’était épuisant et compliqué. En 2011, la Cour de cassation va dire que mon enquête est sérieuse, de bonne foi, sert l’intérêt général, et je vais gagner mes procès. Les documentaires et les livres interdits vont ressortir. Le combat est terminé. J’ai gagné, mais bon. Eux aussi finalement, car avec leurs procédures et surtout leur stratégie très habile, ils ont réussi à éloigner l’incendie. Les affaires n’ont jamais cessé pour Clearstream.
Il y eut ensuite « LuxLeaks », les « Panama Papers », etc. Qu’est-ce qui a changé depuis Clearstream ?
Denis Robert – Ces affaires sont différentes mais ont en commun de publier des listes de comptes, de clients et d’éclairer de mieux en mieux cette finance parallèle, avec à la clé ce pillage généralisé des États. Il faut ensuite que les politiques et les électeurs intègrent cela. Ce type d’affaires est évidemment bénéfique pour les démocraties et les contribuables. Heureusement que des journalistes et des lanceurs d’alerte ont encore l’énergie, le courage et la force de le faire, sans quoi la situation serait encore plus insupportable. Si on ne fait rien, demain sera encore pire, disait Sénèque.
Là, les journalistes suivent et font leur travail et reprennent les informations que sortent les confrères.
Denis Robert – Oui. Et c’est tant mieux. On a essuyé les plâtres avec Clearstream. Il en fallait bien un. Je n’ai pas l’ombre d’une amertume. Le temps a fait son travail. Même quand je lisais les inepties que publiaient les journaux sur Clearstream, j’étais plus effaré qu’en colère. Je note qu’aujourd’hui, ceux-là même qui dénigraient mon travail font les gros titres avec les informations qu’ils auraient pu publier dix ans plus tôt.
À qui pensez-vous ?
Denis Robert – Au Monde. Pas seulement à Edwy Plenel ou Jean-Marie Colombani, mais aux journalistes financiers du journal qui pinaillaient sur les révélations de Clearstream. Je prouvais, documents à l’appui, que toutes les grosses banques françaises avaient par exemple des dizaines et des dizaines de filiales dans les paradis fiscaux. Je donnais les numéros de comptes, les localisations. BNP Paribas à Vanuatu, Société générale à Jersey, Crédit agricole aux Caïmans, etc. Le Monde préférait interviewer Jean-Claude Trichet, le gouverneur de la Banque de France, ou les dirigeants de Clearstream qui les enfumaient. Aujourd’hui, Le Monde multiplie les « unes » sur les filiales des banques françaises dans les paradis fiscaux. Tu parles d’un scoop… Je dis Le Monde, mais Libération, Le Figaro ou même Le Canard enchaîné, c’est pareil.
Quels effets peuvent avoir les récentes révélations sur le système bancaire ?
Denis Robert – Contrairement à ce que j’imaginais dix ans plus tôt, je crois aujourd’hui que le système ne peut indéfiniment perdurer. Ce qui est en jeu, c’est moins le capitalisme en tant qu’organisation du monde, qui est increvable, que le capitalisme financier, autrement dit le capitalisme en tant que mode de distribution, qui lui peut imploser. Il va y avoir une remise à niveau. Cela va peut-être passer par des insurrections populaires ou par des élections qui feront émerger des partis non inféodés au système bancaire. Il faudrait que le corps électoral et politique prenne vraiment en compte les nouvelles donnes du déséquilibre de plus en plus abyssal entre les super-riches et les pauvres. Jamais le monde et le modèle de redistribution des richesses n’ont été si inégalitaires.
Un des plus grands dangers qui nous guettent est évidemment la montée des populismes et de l’extrême droite un peu partout en Europe, à commencer par la France. À ce sujet, on peut dire que Jean-Claude Juncker et l’Europe sont du pain béni pour Marine Le Pen ou Viktor Orbán. Ils n’ont qu’à se taire et ramasser les dividendes. Mais à la seconde où M. Le Pen sera au pouvoir, ce ne peut être que pire encore, parce que le souverainisme, les frontières et les règlements stricts ne peuvent qu’accentuer la corruption. Et que laisser le champ libre aux prédateurs financiers. Vous noterez que le FN ne traite jamais vraiment de ces questions. Ils palabrent. Comme les autres. Prenons un exemple : comment un État sous domination FN, donc avec repli sur ses frontières, ferait-il pour obtenir des informations judiciaires d’un autre pays dans une banale affaire de corruption quand les sommes filent et sautent les frontières à la vitesse de l’éclair ? À l’échelle de l’informatique, des échanges financiers transnationaux, les frontières n’ont plus aucun sens. Plus il y a de frontières, plus il y a de corruption. C’est mathématique.
Aujourd’hui, les entreprises de révélation de gros scandales planétaires sont le fait de consortiums ou de groupes de journalistes. Julian Assange a été à l’origine de ce mouvement avec Wikileaks : pour la première fois, des affaires ont véritablement secoué des pouvoirs. C’est une très bonne nouvelle dans un monde où, par ailleurs, les médias sont de plus en plus soumis au contrôle, appartiennent à des groupes, etc., particulièrement en France d’ailleurs.
Il y a donc aujourd’hui une succession d’affaires : SwissLeaks, LuxLeaks, Panama Papers. Cela pousse les pouvoirs à communiquer dans l’urgence, à adopter des lois Sapin, Sapin II, etc., mais nous sommes toujours dans la même équation : des pouvoirs, essentiellement financiers, bancaires, des multinationales sont dans un bras de fer avec des journalistes qui ont de moins en moins de moyens et doivent se grouper.
Avec l’émergence d’un nouveau vocable, celui du lanceur d’alerte.
Denis Robert – Les lanceurs d’alerte sont les insiders nécessaires à toutes les enquêtes. On les appelle ainsi aujourd’hui, mais ce sont généralement des témoins de l’intérieur qui ont à un moment une crise de conscience. S’ils n’ont pas cette crise de conscience, s’ils n’œuvrent pas pour le bien public, s’ils règlent des comptes, ils ne sont pas des lanceurs d’alerte. Même si le résultat, l’information, peut-être le même.
Les dernières révélations montrent que les pouvoirs et superpouvoirs des multinationales et des banques ont deux problèmes qu’ils ne pourront jamais résoudre : le premier est celui de ces insiders, de ces êtres humains qui ont des problèmes de conscience, le deuxième est l’informatique, un piège infernal qui laisse des traces, même et peut-être surtout quand on cherche à les effacer. Ce qu’il y a de bien avec l’informatique, c’est qu’on trouvera toujours un bon hacker qui pourra prouver l’effacement de traces.
Les pouvoirs tentent toujours d’inventer des parades pour lutter contre la divulgation de leurs petits secrets. Le dernier exemple étant la loi sur le secret des affaires : on nous fait croire à Bruxelles qu’elle vise à lutter contre l’espionnage industriel ; elle sert en réalité à asseoir le pouvoir de ces multinationales. Si cette loi était appliquée, LuxLeaks ne serait pas sorti, puisque la parole d’Antoine Deltour et de Raphaël Halet, les deux lanceurs d’alerte, serait condamnée, même si elle sert l’intérêt général.
Le procès LuxLeaks est l’exemple le plus incroyable de ce bras de fer entre puissances d’argent, d’un côté, et journalistes et lanceurs d’alerte, de l’autre. Les justes, qui ont permis à la France de rentrer des dizaines de millions d’euros de recettes fiscales, sont condamnés par un État membre de l’Union européenne (UE). Les voleurs, la société Ernst & Young qui a organisé l’optimisation fiscale des multinationales, sont les accusateurs, et des magistrats condamnent les justes pour satisfaire les puissants.
Le jugement de première instance est inique et profondément scandaleux. Il illustre une fois de plus la folie de cette Europe. Car derrière la décision luxembourgeoise, il y a une gêne de la France et il y a l’Europe de J.-C. Juncker. Il a été placé à la tête de la Commission par tous les élus de premier plan. Le souci majeur, c’est qu’il est lui-même à l’origine du scandale, puisqu’il était Premier ministre luxembourgeois et a même négocié en personne certains accords fiscaux avec des multinationales comme Amazon. C’est machiavélique et surréaliste. Un tel jugement montre aussi que nous – Européens, Français, Luxembourgeois – n’avons aucune leçon de déontologie à donner aux pires États corrompus, à tous ceux – le Mexique, la Colombie ou le Nigeria – qui sont si mal classés par Transparency International. Ce procès Luxleaks et l’attitude du gouvernement luxembourgeois qui fait appel des décisions prises car il trouve les sanctions trop légères, montrent avec une telle force l’arrogance et la stupidité crasse de ces politiques et de ces magistrats aux ordres de la finance qu’il peut in fine provoquer un déclic salutaire. Comment pouvons-nous collectivement accepter ça ?
Le pouvoir qu’ont les journalistes est quand même de révéler ces pratiques…
Denis Robert – Nous, journalistes, pouvons croire que le pouvoir est de révéler ce qui est caché, mais la force de Ernst & Young ou de Clearstream, par exemple, grâce à la mécanique des communicants, les plaidoiries des avocats, la toute-puissance des marchés financiers qui veulent nous faire croire que seul leur monde est réel, en raison aussi de la faiblesse des réponses médiatiques, judiciaires et politiques, rend toute vérité impalpable.
J’en suis arrivé à la conclusion qu’en définitive, le vrai pouvoir est de cacher ce qui a été révélé. Au final, même si Clearstream est condamnée, même si l’on dit que ce j’écris n’est pas diffamatoire, même si je peux dire que Clearstream pratique la dissimulation, accueille des banques mafieuses ou des sociétés offshore, les affaires continuent, les paradis fiscaux sont toujours aussi florissants, et Clearstream fait comme si de rien n’était.
L’affaire LuxLeaks est une nouvelle et formidable illustration de cet état de fait. La société se moque de la vérité. Seul compte le rapport de forces. Même si Amazon ou Ikea nous font les poches, même si on sait que la société d’audit a joué les intermédiaires pour organiser ce vol, même si on a le nom du petit fonctionnaire luxembourgeois qui a signé les papiers, même si on sait aujourd’hui avec certitude que J.-C. Juncker était à l’origine de cette fraude organisée, de ce pillage des nations européennes, le business continue, J.-C. Juncker reste en place et A. Deltour est condamné. On aura beau hurler au scandale, manifester, faire des papiers, si on n’embraie pas à la vitesse supérieure, rien ne changera. Le vrai pouvoir est de cacher ce qui a été révélé.
En quoi pourrait consister ce passage à la vitesse supérieure ?
Denis Robert – Virer tous ces dirigeants qui nous volent. Boycotter ces boîtes qui nous pillent. S’attaquer aux banques. C’est quand même la seule engeance qui se contrôle elle-même. Cela peut se faire par les urnes ou dans la rue. Il faudrait aussi que les journalistes ne lâchent pas les politiques. Mais c’est compliqué.
Que faudrait-il faire pour protéger davantage les lanceurs d’alerte ?
Denis Robert – J’ai une position peut-être originale liée à mon vécu. Il y a d’abord la difficulté de faire le tri entre les bons et les mauvais : ceux qui sont sincères et d’autres qui veulent régler des comptes et se servent des journalistes pour faire du chantage. Ensuite, la question de leur protection est, à mes yeux, secondaire. Elle est effectivement nécessaire pour ceux ont envie d’être protégés, mais le meilleur moyen de le faire est de changer les lois sur la diffamation et le soi-disant secret des affaires.
Aujourd’hui, quand une multinationale ou un grand patron dépose des plaintes à répétition visant à museler un journaliste ou un lanceur d’alerte, demande des dommages et intérêts énormes pour empêcher l’information, ces derniers n’auront rien d’autre à faire qu’à se défendre, à montrer leur bonne foi. Attention, je ne remets pas en cause le droit des personnes morales ou physiques à attaquer s’ils se sentent diffamés, je voudrais réaménager la loi. Si l’on peut prouver que la plainte vise à faire taire le journaliste ou le lanceur d’alerte, il faut une compensation financière. Le journaliste aujourd’hui aura perdu trois ou quatre ans pour se défendre, dix ans dans mon cas. Il aura arrêté d’enquêter. Le PDG et son armée d’avocats perdent, et le premier va retrouver ses affaires, les seconds leurs honoraires et les juges la tranquillité d’esprit. Sauf que c’est parfaitement injuste. Il faudrait que des lois existent au niveau européen, français, voire international pour que celui qui dépose plainte pour de mauvaises raisons ou qui se sert de la justice pour étouffer des affaires soit condamné très fortement. Quand Clearstream me demande 300 millions d’euros et que je peux prouver qu’elle ment, il faut qu’elle soit condamnée à 300, voire à 600 millions d’euros. C’est une somme qu’elle pourrait dépenser, mais elle réfléchira alors à deux fois avant de déposer plainte. De même, Vincent Bolloré réclame 50 millions d’euros à France Télévisions : s’il est prouvé que « Cash Investigation » avait raison, il doit être condamné à dix fois ce qu’il demande.
J’ai déjà proposé cette loi à une commission d’enquête parlementaire, à un ministre socialiste. On me dit que c’est une bonne idée, mais je ne vois rien venir. Le Luxembourg n’est pas un État où la justice est indépendante, mais si des lanceurs d’alerte sont poursuivis en France et que l’on voit qu’ils sont de bonne foi et que leurs informations prouvent la mauvaise foi des multinationales, il faut que celles-ci soient condamnées à reverser une somme énorme et que les lanceurs d’alerte soient rétribués par ce biais. Ce serait plus juste et plus logique que de voir les États leur donner une indemnité au prétexte de rentrées fiscales.
La lutte contre la corruption a, ces dernières années, pris de l’importance au niveau international. Quels liens faites-vous entre corruption et évasion fiscale ?
Denis Robert – Le mot « corruption » vieillit mal. À mes débuts à Libération, on parlait de « fausses factures ». La corruption peut avoir des noms, des couleurs, des vocables différents. Mais l’idée reste qu’un homme, un pouvoir, pour obtenir des décisions favorables, achète des décisions, donc trafique de l’influence. Il y a toute une famille de pratiques troubles, allant jusqu’à la fraude fiscale, qui permettent aux puissants et aux argentés de ne pas payer d’impôts, d’acheter des décisions et de l’influence.
J’en ai, pour ma part, une définition assez large. Par exemple, quand un élu de la République comme Laurent Wauquiez fait financer son parti par des traders londoniens, puis tente de faire passer des lois très libérales tout en s’en prenant aux « assistés » en France, qu’est-ce sinon de la corruption ? Quand on crée un parti financé par ces gens-là, des traders, on doit forcément faire des renvois d’ascenseurs. C’est une forme minimaliste de corruption. Même si lui ne s’est pas enrichi personnellement, cette manière de financer ses activités politiques est douteuse et s’apparente à de la corruption. Quand des multinationales comme Ikea payent 2 % d’impôts en rapatriant leurs bénéfices grâce à des filières en Irlande, au Luxembourg, c’est du vol organisé. On peut l’appeler « optimisation fiscale », mais c’est de la fraude. Et l’un des lieux où la corruption se pratique à échelle industrielle et internationale, c’est le Luxembourg, un paradis fiscal, bancaire et judiciaire très particulier. C’est d’ailleurs ce qui fait la grande force de J.-C. Juncker. Il est au courant de tout ou presque.
À ce titre, que vous inspire la construction européenne et sa présence à la tête de la Commission ?
Denis Robert – Le fait que J.-C. Juncker ait accepté et organisé cette fraude avec des sociétés comme Ernst & Young, au détriment de pays comme la France, qu’est-ce sinon de la compromission ou, au sens large, de la corruption ? Je vous donne un exemple vécu qui l’illustre : en 2002, la mission parlementaire contre le blanchiment présidée par Vincent Peillon l’avait mis en cause, ainsi que le Luxembourg comme plaque tournante dans le blanchiment d’argent sale. C’était une attaque frontale reposant sur la remise d’un rapport fouillé, argumenté, consultable encore aujourd’hui sur le site de l’Assemblée nationale [1]. J.-C. Juncker avait alors dit que les Français feraient bien de nettoyer devant leur porte, qu’il pouvait sortir des dossiers sur les ventes d’armes et les commissions versées sur le nucléaire. Il y a une dépêche AFP très explicite à cet égard. La menace n’est même pas voilée. Lionel Jospin, Premier ministre, et Hubert Védrine, ministre des Affaires étrangères, avaient alors vanté les efforts du Luxembourg en matière de lutte contre le blanchiment. Tout le monde savait que c’était faux, mais les menaces ont fonctionné. Jacques Chirac avait ensuite décerné la légion d’honneur à J.-C. Juncker. L’incident était clos.
Plus tard, il a été place à la tête de l’UE, mais il faut bien comprendre qu’il est le porteur de valise des banques et des multinationales. Il défend son pays, le Luxembourg, qui a besoin de vendre du secret à tous les corrupteurs de la planète pour maintenir son PIB. Nous sommes dans une corruption absolument généralisée, vicieuse et de plus en plus visible. Le génie de J.-C. Juncker c’est sa bonhomie, sa faculté à prendre des coups. Avant lui, il y avait José Manuel Barroso. Sur le fond, c’était peut-être encore pire. C’est moins l’homme qui me déplait que ce qu’il représente : cette arrogance des banquiers et la compromission totale de ceux qui l’ont placé là.
Je suis profondément européen, mais j’ai interprété le « Brexit » comme une secousse quasi sismique à l’égard des autres pays, car les Anglais veulent aussi et avant tout quitter l’Europe des banquiers et des multinationales. Ils en ont assez de dépenser beaucoup d’argent alors que l’Europe, qui est une idée formidable, a dérivé d’une manière folle avec J. M. Barroso, puis J.-C. Juncker.
Comment expliquez-vous la faiblesse des mesures prises par les États alors qu’ils ont pourtant tout intérêt à récupérer les rentrées fiscales qui leur sont dues ?
Denis Robert – Je pense que les lanceurs d’alerte et les événements récents aident beaucoup Christian Eckert, le ministre du Budget, et que les rentrées fiscales augmentent d’année en année. Ce sont des signes positifs, la partie est loin d’être gagnée, mais des efforts sont faits.
Je tape beaucoup sur Michel Sapin, sur François Hollande, sur Manuel Valls, mais je reconnais qu’il y a un léger mieux. D’ailleurs, les Français sont sans mémoire. Ils vont sans doute placer Nicolas Sarkozy comme candidat des Républicains pour 2017. N. Sarkozy s’est vendu à Goldman Sachs, qui est sans doute la banque la plus corruptrice et agressive de la planète, en faisant des conférences à 100 000 dollars minimum. On doit la crise grecque à Goldman Sachs, Lloyd Blankfein est sans doute le plus retors de tout cet aéropage de banquiers et fonds de pension américains. Goldman Sachs prend le pas sur les États, place des hommes politiques dans l’administration Obama pour faire des lois sur mesure. Elle s’en est toujours sortie et embauche aujourd’hui J. M. Barroso. Comment voulez-vous que quelqu’un qui prend l’argent de Goldman Sachs pour des conférences ait l’outrecuidance ensuite de vouloir diriger la France ? Comment voulez vous qu’on le croit, qu’il ait une once de crédit quand il dit qu’il va lutter contre le crime organisé ou les paradis fiscaux ? C’est le même qui, après un G20, a annoncé la fin des paradis fiscaux. Quel mensonge incroyable ! Tout est désespérant dans le cas Sarkozy. Jamais les journalistes qui le reçoivent ne l’interrogent vraiment sur son rapport à l’argent et à Goldman Sachs. Qu’on ne vienne pas me dire que c’est la vie privée, que c’est anecdotique. C’est de la corruption !
Le discours du Bourget de janvier 2012 de F. Hollande a été un autre moment-clé. Le diagnostic était bon et juste : il prend l’ennemi de la finance qui dirige nos vies et dit qu’il va faire en sorte de gagner contre elle. Soit il est sincère et va très vite se rendre compte qu’il n’y arrivera pas, soit il sait très bien que cela va le faire gagner et se dit qu’il verra ce qu’il peut faire ensuite. Quatre ans après, il est évident qu’il est face à un mur. Il y a eu de petites tentatives contre le secret bancaire en Suisse sous la pression américaine. Pas grâce à la France. F. Hollande n’a jamais vraiment lutté contre les paradis fiscaux. Des décisions ont été prises dans l’émotion : après LuxLeaks, M. Sapin se trouve coincé et dit qu’il va aider les lanceurs d’alerte, mais il n’a pas fait grand-chose. Et il n’y aurait pas eu de condamnations si la France, bien plus puissante que le Luxembourg, l’avait voulu.
Je n’arrive pas à comprendre comment et pourquoi un président qui se dit de gauche et qui n’a plus rien à perdre en fin de mandat, ne se bat pas avec plus de véhémence et de résultats contre ce pouvoir des banquiers. Il y a quelque chose de très troublant dans cette manière de creuser sa tombe. Et la nôtre, par la même occasion. Vous noterez que je fais une différence entre F. Hollande et N. Sarkozy. Jamais F. Hollande ne fera une conférence pour Goldman Sachs. C’est entre autres pour cette raison que je voterais pour lui sans l’ombre d’une hésitation s’il se retrouve face à N. Sarkozy ou M. Le Pen lors d’un second tour. Reste que je ne parviens pas à comprendre, le connaissant un peu, pourquoi il n’en a pas fait plus contre cette finance. C’était gagnant-gagnant pour lui. Il aurait pu aller tellement plus loin et plus vite.
Les États et le politique ont-ils encore de réelles marges de manœuvres ?
Denis Robert – Les politiques peuvent avoir un réel pouvoir. Mais tous les indices nous montrent que cette gauche est comme dans la main des multinationales. À mes yeux, le gouvernement français a un double problème : par rapport à l’Europe, dont les diktats des lobbyistes de Bruxelles influent sur tant de lois, et par rapport aux banques systémiques.
Il faut remonter au début des années 1980, quand Ronald Reagan, Margaret Thatcher et Yasuhiro Nakahone décident, sans se douter des répercussions, de déréguler les marchés et de retirer le pouvoir aux banques centrales. Si nous sommes aujourd’hui à l’aube d’un chaos financier, nous le devons à cette libéralisation, à ces politiques agressives que la France a dû suivre.
Aujourd’hui, les 31 banques systémiques, too big to fail, détiennent des avoirs supérieurs aux dettes des 200 États. En France, les grands investisseurs achètent pour la première fois des obligations à perte, à des taux négatifs, mais sont bien obligés de maintenir le tissu économique, et le système survit.
D’immenses bulles spéculatives vont éclater à une échéance que l’on ne peut situer, ce peut être aujourd’hui comme dans dix ans. Si l’une de ces banques craque, toutes vont suivre. En 2008, Lehman Brothers a fait faillite, mais d’autres ont été sauvées : AIG, Dexia. Les États ont emprunté, donné de l’argent. D’ailleurs, le crime organisé a aussi sauvé des banques en blanchissant de l’argent : plus de 300 milliards de dollars sont ainsi venus de l’argent de la drogue [2].
En 2008 existait donc encore la possibilité que de l’argent réel vienne consolider le système. Huit ans plus tard, ce n’est plus possible. Les masses d’argent sont telles que plus un État ne pourra sauver la situation lors de la prochaine crise. Tout cela a été possible car on a donné les clés, trente ans plus tôt, aux banquiers et aux marchés financiers, à force de renoncements et de petites compromissions. F. Hollande est l’héritier de cette situation. Il aurait pu rompre. Il aurait dû rompre. Son problème, je crois, c’est l’absence de vision. Il maintient le navire à flot. Il écope.
Vous avez récemment révélé l’identité de quelques utilisateurs de Twitter tenant des propos haineux et insultants à l’encontre des grévistes, des pauvres et des migrants. Pourquoi ?
Denis Robert – Je n’étais pas un grand adepte de Twitter. C’est un espace public où les gens ont le droit de s’exprimer. Je suis tout sauf un censeur : en « outant » deux ou trois personnes, je n’ai pas voulu enfreindre leur liberté. Simplement, je n’ai pas envie de me faire insulter par des individus masqués. J’ai vu que des gens s’en prenaient à moi et à d’autres, j’ai rapidement pu savoir qui ils étaient et j’ai souhaité qu’ils parlent sous leur vrai nom, car il est un peu trop facile d’envahir l’espace public avec des masques. Je trouve que c’est un dysfonctionnement. D’ailleurs, une des premières choses que j’ai faites a été de vérifier le règlement intérieur de Twitter : rien ne m’interdisait de faire ce j’ai fait.
Sous prétexte d’humour, ces gens sont agressifs, utilisent l’injure, l’insulte physique. Quand certains veulent noyer le leader de la CGT ou faire tomber les grévistes des avions comme en Argentine ou au Chili durant la pire époque, je trouve que ce n’est pas de l’humour. Ou si c’en est, il n’est pas nécessaire d’avoir un masque. Voilà simplement ce que j’ai voulu dire. Je ne pensais pas que cette petite affaire ferait tant de bruit. Même au moment de mes procès avec Clearstream, je n’ai jamais reçu autant de manifestations de haine, de menaces.
Au départ, je ne fais que poster un court message sur Facebook. Je trouve leurs réactions démesurées et injustes mais n’ai aucun regret, car cela a au moins permis de lancer un débat, de mettre le projecteur sur leurs activités. Je n’avais pas envie de continuer, je n’ai pas de compte à régler. J’ai dû toucher quelque chose de très sensible pour recevoir tant d’invectives d’individus toujours masqués. Il y avait la « fachosphère ». Là, j’ai, sans le vouloir, révélé les contours d’un petit continent à l’échelle de Twitter, des libertariens, des ultralibéraux hurlant contre sur assistés et les avantages sociaux, certains racistes, la plupart grossiers, d’autres plus fins, crachant sur la France, ses syndicats et les socialistes. Disons, la « cyniquosphère ». Beaucoup sont traders ou travaillent dans la finance, ont généralement de gros moyens financiers. Il y a une hiérarchie entre eux. Les plus riches et les plus cyniques sont les plus respectés. Ils se déplacent et attaquent en bande, ne se contentent pas de Twitter. Ils viennent aussi sur Facebook ou occupent l’espace de sites d’information. Derrière leurs masques, ils distillent une pensée inspirée des libertariens américains, prônent la liberté individuelle, l’argent, exhibent leurs Ferrari, leurs jets, leurs nanas, leurs vacances dans des hôtels luxueux. Je suis à l’opposé de cette idéologie. En même temps, je trouve bien qu’ils l’expriment. Mais pas sous un masque. Et qu’on ne me dise pas que Twitter est un espace clos où tout peut être permis. Twitter infuse dans le reste de la société. C’est d’ailleurs une de ses raisons d’être.
En 2006, vous dépeigniez dans Le Milieu du terrain les dérives du football. Comment cet état des lieux a-t-il évolué depuis ?
Denis Robert – Le Milieu du terrain était un livre sur mon désamour du football, sur la manière dont l’argent, le système des agents ont perverti ce sport, que je continue à aimer. C’est quasi génétique : j’ai été élevé en allant voir des matchs du Football Club de Metz ou de l’Équipe de France, et j’ai du mal aujourd’hui à détester le football, même si je le regarde avec moins de passion et de plaisir. Il m’est par exemple difficile de prendre du plaisir avec les matchs du Paris Saint-Germain. La situation va encore empirer. Dans tous les championnats européens, une, deux ou trois équipes se partagent les plus gros budgets. Il y a deux compétitions, ce qui tue tout le suspense. Je dis cela, mais il y a le contre-exemple Leicester : c’est encore ce qui fait un peu la beauté et la magie de ce sport. En Espagne, l’Atletico Madrid réussit aussi, avec un budget moindre, à rivaliser avec le Real et Barcelone. Mais ce qui se dessine est ce que j’avais pressenti dans Le Milieu du terrain : une « super coupe d’Europe » des équipes fortunées, et des championnats nationaux qui alimentent la machine. Les clubs n’ont plus vraiment d’histoire, d’enracinement. C’est le spectacle de l’argent. Quand Manchester United achète Paul Pogba, on peut penser que 120 millions c’est beaucoup. Mais dans ce monde, ce n’est pas grand-chose. C’est un investissement, du merchandising, de la communication. Je prends l’exemple de mon équipe, le FC Metz, un petit club à petit budget qui forme d’excellents joueurs mais qui partent très tôt. On ne peut être qu’un supporter fatigué à Metz.
Ceux qui dirigent le football ne se rendent pas comptent qu’ils sont en train d’user les supporters et les spectateurs qui vont au stade, qui sont quand même ceux qui font vivre le football et qui sont déterminants. En France, avant les Qataris, Jean-Michel Aulas est l’un des plus grands militants de ce sport business. Son modèle est Silvio Berlusconi et le Milan AC, c’est vous dire… Et ils sont en train de réussir ce qu’ils ont entrepris, c’est-à-dire tuer l’esprit généreux et arriver à du sport-spectacle sans âme. Avec peut-être du jeu léché, mais le jeu est beau par la passion et par l’histoire qu’il renferme avant tout.
Cela m’ennuie de voir le cerveau de mon fils occupé par les transferts de joueurs, supporter le PSG, mais un jour il se réveillera. Il préfère déjà les matchs de NBA, je ne sais pas s’il gagne au change. En tout cas, il n’y a pas d’ambiguïté : on est dans une ligue fermée, dans le spectacle, dans le show. On fabrique des joueurs monstrueux. C’est plus honnête au fond.
Que vous inspire la tension actuelle entre l’appropriation des médias par de grandes fortunes, d’un côté, et le développement des réseaux sociaux, de l’autre, qui permet plus de liberté ?
Denis Robert – Pour ma part, je m’informe à 90 % grâce aux réseaux sociaux, en particulier Facebook. Aujourd’hui, des gens comme moi, mais aussi plus jeunes, ne regardent plus la télévision et lisent encore moins les journaux : ils s’informent uniquement sur Internet et les réseaux sociaux. De nombreux journalistes et écrivains ont franchi le pas. Même si je reste abonné à des journaux papiers et continue à lire Le Canard enchaîné, Courrier international, Libé, L’Équipe ou Le Monde, je suis un cas particulier parce que j’ai besoin des deux pour continuer. Mais j’ai décroché des journaux de 20 heures. Parfois, je les regarde comme un ethnologue. J’ai le même comportement vis-à-vis des chaînes d’information continue : je ne les regarde pas pour m’informer, mais pour voir où elles en sont, quelle est l’idéologie, pour le spectacle de l’information plus que pour l’information.
En tout cas, le problème est qu’informer et s’informer prennent du temps, demandent de l’argent. L’information a un coût pour celui qui la produit, comme pour celui qui la reçoit. Ça se travaille, ça se digère. La démocratie ne sortira pas gagnante si les électeurs et les citoyens ne prennent pas le temps et les moyens de s’informer. Et si les tenants de cette information, les patrons de chaînes ou de radio, les animateurs vedettes, continuent sur leur lancée. L’émotion, pas de mémoire, la peur de déplaire, les petites phrases. D’ailleurs, si je suis honnête, je pense que la démocratie a déjà perdu la partie parce que justement les grands médias n’informent plus vraiment. Les masses s’évadent, n’ont pas le temps de chercher. On va au plus pressé. On est dans la rumeur permanente, la communication, les émissions de David Pujadas. Ce n’est pas terrible.
Dans Grand Est, vous dressez le portrait de la Lorraine post-industrielle. Cet ouvrage est à la fois une histoire régionale et du capitalisme. Vous faites même certains parallèles avec les États-Unis. Comment des évolutions américaines vous permettent-elles de saisir la situation d’une région française ?
Denis Robert – Grand Est n’est, à mes yeux, pas un livre sur la Lorraine. L’idée n’était pas de vanter mon amour de ma région, mais de voir comment un territoire dans lequel on est enraciné évolue, perd son identité, gagne autre chose et donc l’influence du reste du monde sur ces territoires. C’est l’histoire d’un père, d’un fils et d’une transmission : que vais-je laisser à mon fils ? comment l’aider à vivre, à grandir dans l’endroit où il est ?
Le livre s’est longtemps appelé « Le Colorado en plus petit ». J’avais en tête un parallèle avec la vie américaine depuis la crise de 2008. Ces dernières années, ma fille était partie vivre à New York et je suis allé la voir à plusieurs reprises : je lisais les journaux américains, regardais la télévision sans tout comprendre et je faisais donc des parallèles à différents niveaux. Je parle, dans Grand Est, de Milwaukee. C’est une ville emblématique du déclin américain. Elle était très florissante dans les années 1960, le feuilleton « Happy Days » y a été tourné. Il y a aujourd’hui 50 % de chômage, un peu comme à Detroit ou Cleveland. Des villes qui ont vu partir l’industrie automobile et qui, comme ma région, sont dans une sorte de lutte permanente contre la désindustrialisation. Mais je voulais dépasser le parallèle. Ou le constat misérabiliste ou nostalgique.
Grand Est est un roman graphique sur notre histoire récente. Le monde n’est plus le même depuis la crise des subprimes qui nous a fait comprendre que la financiarisation de l’économie, et donc le modèle américain, menait à une impasse. C’est le monde que je vais transmettre à mon fils. En Lorraine, il y a eu tellement de crises, de bouleversements, mais il continue à y avoir des initiatives, des gens souriants, qui se battent dans des conseils municipaux, dans les associations, chez les militants. Même si la situation est parfois désespérée, il n’y a pas de désespoir chronique, simplement cette idée finalement nouvelle qui fait que l’on ne croit plus aux politiques. Et que l’avenir n’a plus de consistance. On ne se projette plus vraiment. À Forbach comme à Milwaukee. On essaie de tenir. En même temps, on avance. On fait des enfants. Les ours meurent sur la banquise, Daech égorge des curés, on les bombarde. Les banquiers nous font les poches. On regarde P. Pogba dans son nouveau maillot. On s’apprête à vivre les primaires de la droite. Allez expliquer ça à un môme de dix ans… C’est un peu le projet de Grand Est. Mettre des mots, un peu d’espoir et des dessins sur ces enchaînements et ces questions de fond.
Enfin, vous avez consacré une partie de votre travail à l’histoire de Charlie Hebdo ainsi qu’à François Cavanna [3]. Que pensez-vous de la situation actuelle du journal ?
Denis Robert – Sa lecture est vraiment devenue difficile. Ses dessins pas très bons. Je me demande vraiment ce que Vuillemin fait dans cette galère. À part cachetonner, je ne vois pas, si je peux me permettre. Je lisais quoi dans Charlie Hebdo ? Les chroniques de Philippe Lançon, les papiers de Fabrice Nicolino, ceux de Laurent Léger ou les dessins de Willem ou Catherine Meurisse. Le journal sombre dans une médiocrité qui ferait honte à Choron et à Cavanna. Mais je ne suis pas le gardien du temple. Je suis un lecteur un peu averti. J’aurais aimé trouver ce journal intéressant. Il se trouve que, de mon point de vue, il est mauvais. Leurs « unes » ne sont pas drôles. Il y a des facilités, des vulgarités, et l’on frise même parfois la vanne raciste, par exemple au moment des événements de Cologne. En même temps, ce n’est pas si grave un mauvais journal. C’est mieux que pas de journal du tout.
Comment expliquez-vous cette médiocrité ?
Denis Robert – C’est une longue et triste histoire. Tout est vicié dans ce journal. À commencer par son histoire. Riss, qui était un dessinateur honorable, en est l’héritier. Mais il a très mal viré. Il est aujourd’hui dessinateur, directeur de la publication et rédacteur en chef. Il n’a pas su déléguer et n’a aucun recul. Lui et Éric Portheault, son comptable, sont les actionnaires principaux avec la majorité des parts. Ils agissent avec Charlie comme des boutiquiers. Le journal avait besoin de générosité, d’élan, d’ouverture, il fallait surtout que le pouvoir soit partagé après les événements de janvier 2015. Et c’est tout l’inverse. Ils ont cloisonné, se sont assis sur un tas d’or qui leur appartient peut-être sur le papier. Mais au fond, ça ne leur appartient pas. Leur comportement est même assez obscène, la manière dont ils virent les gens, se comportent comme des petits chefs. Et ce qui se passe aujourd’hui est aussi l’émanation de la spoliation du titre, qui appartenait à Cavanna, par Philippe Val, Richard Malka mais aussi par Riss, Charb et quelques autres. C’est ce que raconte Mohicans.
Qu’avez-vous pensé du slogan « Je suis Charlie » ?
Denis Robert – J’étais mal à l’aise, parce que si j’étais effectivement sonné par ce qui venait d’arriver, je ne pouvais pas être le Charlie de Riss, de P. Val et de R. Malka, dont je savais qu’ils avaient participé à la captation du vrai Charlie. Ces gens ont tout fait pour effacer de l’histoire qu’ils étaient en train de raconter l’influence de Cavanna, Choron et tous les autres : Delfeil de Ton, Reiser. Les purs, les ingénus. C’était une époque héroïque.
Passée une période de deuil pendant laquelle je me suis abstenu de tout commentaire public, je devais réagir. Je ne pouvais pas laisser des usurpateurs – je pense notamment à R. Malka et P. Val – inventer une légende et monter en épingle sur les morts et le sang cette histoire édulcorée dans laquelle ils se mettaient en avant et se donnaient le beau rôle. Des millions de personnes étaient dans les rues disant « Je suis Charlie » en ne sachant pas que le véritable fondateur, l’ange tutélaire de Charlie Hebdo était Cavanna. L’esprit de Charlie, c’était d’abord François Cavanna et Georges Bernier alias Choron. Ils sont indissociables dans le succès de cette aventure de presse qui a quand même duré vingt-cinq ans. Willem a eu une belle formule : « il y a un malin et un intelligent ». Choron trouvait l’argent et les conditions pour faire le journal. Cavanna écrivait et portait le titre et l’équipe. Ils ont combattu ensemble la censure du général De Gaulle, puis celles de Georges Pompidou et Valéry Giscard d’Estaing. Comme des lions. Nous leur devons beaucoup. L’aventure commence en 1960, d’abord avec Hara-Kiri, puis avec Charlie Hebdo
Le journal disparaît faute de lecteurs au début des années 1980. Que va-t-il se passer ensuite ?
Denis Robert – Dix ans plus tard, un « coucou » nommé Philippe Val va vouloir relancer le titre. Petit à petit, il va se mettre dans les chaussons de Cavanna et se servir de lui pour asseoir sa légitimité et entrer dans le grand monde, pour devenir ce qu’il est devenu, c’est-à-dire une sorte d’homme politique, médiatique qui a su écraser les autres pour arriver à ses fins. Notoriété, argent, pouvoir. C’est un très triste personnage, auquel je ne me serais pas intéressé s’il n’avait volé Hara-Kiri et Charlie Hebdo à Cavanna, en lui faisant signer des papiers que Cavanna avait à peine lu. Cavanna faisait confiance à son avocat, R. Malka, qui jouait un double jeu. Avant de mourir, Cavanna a eu le temps de m’expliquer. Il était très meurtri. Il expliquait comment il s’était avoir : tout le stratagème qui a mené à sa spoliation est que R. Malka était dans le même temps l’avocat de Charlie Hebdo et le meilleur ami de P. Val. Il y avait pour le moins conflit d’intérêts. Ils l’ont petit à petit amené à signer des papiers cédant les titres Charlie Hebdo et Hara-Kiri en les louant aux éditions Kalachnikov, puis Rotative. Dans Mohicans, je montre comment et pourquoi Cavanna s’est retrouvé pigiste à 2 000 euros par mois environ dans un journal qu’il avait fondé et créé. Pour mieux l’asservir et contrôler la situation, P. Val et R. Malka lui ont octroyé 0,44 % des ventes, une pitance. Le premier avocat de Charlie Hebdo, Bernard Dartevelle, m’a confirmé à quel point lui aussi s’était fait avoir et comment ces deux personnages ont marché sur la tête de tout le monde.
R. Malka est aujourd’hui un avocat reconnu, qui doit sa notoriété à cette sale histoire. P. Val a engrangé 2,3 millions d’euros entre 2005 et 2009 grâce au numéro sur les caricatures, à ses salaires de 13 000 euros, à Charlie Hebdo et à la création d’une SCI dont il était actionnaire majoritaire et qui relouait les locaux au journal près de 10 000 euros par mois. Rien d’illégal là-dedans, mais c’est bon à savoir, non ?
J’ai écrit ce livre, vérifié toutes mes informations, tenté de les contacter. Eux m’ont menacé, ont pris des avocats, sont intervenus auprès de l’éditeur, m’ont promis la foudre et des plaintes. Bilan, rien. Ils ont tendu le dos pendant trois mois. Leur problème, c’est que le livre existe maintenant. Il raconte la seule véritable histoire de Charlie. 15 000 ou 16 000 personnes l’ont lu et acheté. Il va sortir en Poche. Disons que je devais bien cela à Cavanna et à Choron.
Et à Siné aussi…
Denis Robert – J’ai passé beaucoup de temps à décrypter sans haine et calmement l’histoire de son éviction. Là aussi, c’est grandiose. P. Val et R. Malka ont monté de toutes pièces un procès dégueulasse pour antisémitisme. Siné, sous ses airs de gros dur, en a été beaucoup plus marqué qu’il l’a laissé paraître. Être traité d’antisémite quand on ne l’est pas, c’est comme être traité de « sale juif ». C’est tout aussi violent. P. Val et R. Malka sont des champions pour ce type de procès. À sa mort, des journalistes ou des chroniqueurs décérébrés ont ressorti cette vieille polémique. Siné, contrairement à Cavanna, n’a eu droit à aucune reconnaissance officielle. Alors qu’il était un très grand dessinateur. Mais il est mort comme un paria et c’est tant mieux au fond.
Hormis Cavanna et Choron, quelles ont été vos références et influences ?
Denis Robert – Depuis Clearstream, je n’avais plus véritablement travaillé en tant que journaliste et enquêteur. Des éditeurs m’ont proposé des sujets, mais il fallait vraiment que je sois très motivé : je l’ai été par l’histoire cachée de Charlie Hebdo. J’ai essayé de convaincre des amis d’écrire ce livre à ma place. Je n’ai trouvé personne. C’est pour cette raison que je m’y suis mis. C’était donc la première fois depuis quatre ou cinq ans que je refaisais du journalisme à ma manière, disons littéraire.
En ce sens, Truman Capote est un des écrivains qui m’a le plus inspiré. La lecture de De sang-froid a été à l’origine de ma démission de Libération. Je voulais faire comme lui, mais c’est difficile. Il a passé douze ans à écrire De sang-froid. Je n’ai pas encore eu cette patience. Je navigue depuis une vingtaine d’années entre fiction et réel. J’ai été très marqué par la lecture de Richard Brautigan, de John Fante, de Raymond Carver. D’autres écrivains m’ont influencé. Ils sont dans lignée du journalisme américain, de la non-fiction, du journalisme gonzo. J’ai beaucoup été inspiré par des auteurs comme Tom Wolfe, Hubert Selby, Hunter Thompson. Et j’ai bien sûr été baigné par la lecture de Charlie Hebdo, Libération, mais aussi Actuel. Je suis le produit de nombreuses influences. Je relis actuellement Le dernier stade de la soif de Frederick Exley. C’est l’histoire d’un type qui rêve d’écrire toute sa vie et qui n’y parvient pas, mais le livre est la preuve qu’il était sans doute le meilleur écrivain de sa génération. Ce qui a peu d’importance au fond. Il ne faut pas chercher à être le meilleur. Il faut être juste, avoir la bonne conjonction d’étoiles et y aller.
Propos recueillis par Marc Verzeroli, le 25 juillet 2016.
- [1] NDLR : Rapport d’information n° 2311 de MM. Vincent Peillon et Arnaud Montebourg, déposé en application de l’article 145 du Règlement par la mission d’information commune sur les obstacles au contrôle et à la répression de la délinquance financière et du blanchiment des capitaux en Europe, 11 avril 2002.
- [2] NDLR : Lire « Drug money saved banks in global crisis, claims UN advisor », The Guardian / The Observer, 13 décembre 2009.
- [3] Outre Mohicans, voir Denis Robert (avec Nina Robert), Cavanna. Jusqu’à l’ultime seconde, j’écrirai, Citizen Films, 2015.