Le transport maritime face aux menaces sécuritaires / Par Hugues Eudeline

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  • Hugues Eudeline

    Hugues Eudeline

    Capitaine de vaisseau (H), docteur en histoire, vice-président de l’Institut géopolitique et culturel Jacques Cartier, membre correspondant de l’Académie royale de marine suédoise.

En 2014, la barre des 10 milliards de tonnes transportées sur les mers a été franchie. Ce chiffre avait alors doublé en l’espace de vingt ans. Il devrait encore croître de façon significative avec le projet chinois de « route de la soie maritime ». Le transport maritime assure aujourd’hui environ 90 % des échanges mondiaux de biens, 60 % des flux intraeuropéens et 78 % des importations françaises. À ces flux des biens s’ajoutent ceux des personnes, une activité particulièrement sensible qui connaît un développement très rapide par le biais de l’industrie de la croisière, dont la croissance mondiale a été de 7 % en 2015.

Au 1er janvier 2016, 91 000 navires, avec une capacité d’emport de 1,8 milliard de tonnes et armés par 1,5 million de marins, parcouraient des espaces maritimes recouvrant 71 % de la surface terrestre. La liberté de navigation y prévaut en haute mer – au-delà de 200 milles nautiques des côtes – ; ailleurs, les navires de commerce bénéficient généralement d’un droit de passage en transit sans entrave consacré par la Convention des Nations unies sur le droit de la mer – signée à Montego Bay en 1982 et entrée en vigueur en 1994. Mais cette liberté, qui a conduit à la maritimisation de l’économie mondialisée, est elle-même propice au développement d’activités criminelles, qui côtoient et se superposent aux conflits politiques. Les menaces qui pèsent sur le transport maritime varient en intensité au gré des crises, mais sont souvent endémiques. Piraterie, terrorisme maritime et différends d’ordre géopolitique susceptibles de dégénérer en conflit de forte intensité sont les plus graves. Ces trois formes de la violence maritime partagent souvent des modes d’action clandestine similaires – utilisation du cyberespace, de groupes paramilitaires, financements criminels, etc. – dont il est parfois difficile de distinguer l’origine. Toutes concernent en tout cas les points de passages obligés – canaux et détroits –, ce qui met en exergue l’importance économique de leur ouverture et leur vulnérabilité.

De façon plus précise, l’escalade qui se déroule en mer de Chine pourrait rapidement dégénérer en conflit armé et s’étendre par le jeu d’alliances de plus en plus contraignantes, bien qu’aucun des protagonistes ne souhaite une guerre de forte intensité qui serait contraire à ses intérêts. Si d’aucuns estiment une telle guerre impossible en raison de l’interpénétration des économies, un tel argument était déjà avancé avant la Première Guerre mondiale pour expliquer qu’elle n’aurait pas lieu.

Géographie de la violence maritime

Mers et océans, reliés physiquement les uns aux autres par des détroits, des canaux et des passages internationaux, constituent un seul océan mondial connectant sans entrave, à moindres coûts et en sécurité tous les pays côtiers de la planète. Les routes maritimes s’établissent naturellement entre pays exportateurs et importateurs en empruntant les voies navigables les plus économiques, donc souvent les plus courtes. La majeure partie des échanges emprunte la grande route Est-Ouest de circumnavigation. Elle est située entre l’équateur et le 40e parallèle Nord, dans l’hémisphère où se trouvent les principales économies. Elle longe, en Afrique et en Asie, des zones déshéritées, pour certaines politiquement déstabilisées, qui génèrent toutes formes de violence et font peser les principales menaces sur le transport maritime. L’océan Indien, pivot des échanges internationaux, la Méditerranée, les mers de Chine et celles qui baignent les archipels philippin et indonésien sont particulièrement concernés.

Les points de passages obligés – détroits et canaux –, où différentes routes se rejoignent, focalisent les risques ; la convergence des voies y ralentit les flux, rendant les navires plus vulnérables. Par effet d’entonnoir, les cibles potentielles y sont regroupées, et donc plus nombreuses. En raison de la course au gigantisme, les très grands navires ne peuvent pas toujours les emprunter lorsque leur tirant d’eau s’avère trop important. Ils sont ainsi parfois dans l’obligation de contourner des continents. Le surcoût lié à l’allongement du parcours est cependant compensé tant par l’économie du droit de passage dans les canaux que par le moindre coût du fret transporté à bord des navires de forte capacité. Cependant, le fait de naviguer au large ne protège pas pour autant les vecteurs du transport maritime. En effet, le libre accès aux technologies satellitaires simplifiant la navigation (GPS, etc.) et les télécommunications en haute mer ainsi qu’aux récepteurs du système d’identification automatique des navires (AIS) simplifient la tâche des assaillants.

En outre, certaines routes peuvent être modifiées durablement par l’ouverture de nouveaux canaux – comme celui du Nicaragua en cours de creusement – ou pendant un temps pour des raisons géopolitiques – fermetures du canal de Suez en 1956 et de 1967 à 1975. D’autres peuvent voir leur trafic s’intensifier en cas de modification climatique. C’est ce qui commence à se produire pour celles qui passent par l’océan Arctique, actuellement pris par les glaces pendant une grande partie de l’année. Pour aller d’Asie en Europe du Nord, la route maritime du Nord-Est est 30 % moins longue que l’alternative qui traverse les mers de Chine, l’océan Indien, la Méditerranée et une partie de l’océan Atlantique. Cependant, pour des raisons de sécurité, seuls des navires à coque renforcée peuvent aujourd’hui y naviguer et seulement pendant une courte portion de l’année. Encore ne peuvent-ils le faire qu’à vitesse réduite pour limiter les conséquences des collisions avec des blocs de glace résiduels, ce qui rend l’exploitation de ces lignes très aléatoire et onéreuse. De ce point de vue, certains pays comme la Chine et la Russie – riveraine – peuvent percevoir le réchauffement climatique d’une façon positive, et ce d’autant plus que le très faible peuplement des territoires arctiques diminue les risques potentiels en matière de sûreté – terrorisme et piraterie.

Le cas des navires de croisières est, pour sa part, spécifique. Ceux-ci ne s’éloignent jamais très longtemps des sites touristiques et privilégient les mers chaudes, souvent qualifiées de « paradisiaques ». C’est donc en mer des Caraïbes, en Méditerranée et dans les eaux baignant l’Asie-Pacifique qu’ils naviguent majoritairement, en multipliant des escales largement annoncées, ce qui les rend aisément accessibles à d’éventuels prédateurs.

Enfin, seule zone à l’écart des grands axes de navigation, le golfe de Guinée, situé sur la côte Ouest de l’Afrique, constitue un espace maritime où s’est développée depuis 1998 une forme de violence politique originale, qui mérite l’appellation de « pétroterrorisme » tant ses actions sont essentiellement dirigées contre les nombreux moyens d’exploitation des hydrocarbures qui y opèrent.

La piraterie, menace persistante

La piraterie est aussi ancienne que la navigation. Attirés par l’appât du gain, les écumeurs des mers de toutes origines vont chercher à piller les biens transportés et à rançonner les personnes capturées. Cette activité entrepreneuriale jadis reconnue, parfois même réglementée par les États [1], avait progressivement perdu de son intensité avec la constitution des grands empires coloniaux. L’activité intense sur toutes les mers des forces maritimes pendant la Seconde Guerre mondiale et la guerre froide l’ont ensuite contenue durablement. Dans les années 1990, consécutivement au repli des forces navales des grandes puissances, elle est progressivement réapparue dans les eaux des pays les moins capables de subvenir à l’entretien d’une marine pouvant assurer la sûreté de leur domaine maritime. La piraterie a progressivement pris de l’ampleur pour devenir aujourd’hui un modèle d’entreprise à risque particulièrement attrayant : à un coût d’entrée faible répond un gain potentiel énorme.

Selon un rapport du Sénat français, plus de 4 000 actes de piraterie ont été recensés de 1982 à 2012. Durant les années 2000, 3 200 marins ont été capturés par des pirates, 500 blessés et 160 tués [2]. Les rapporteurs constatent que « la piraterie constitue aujourd’hui une menace sérieuse à la liberté de navigation et à la sécurité des approvisionnements […] ». Par ordre de dangerosité croissante, le détroit de Malacca, le golfe de Guinée et le golfe d’Aden étaient les plus concernés. Le 1er janvier 2011, 28 navires et 654 marins étaient ainsi retenus en otages en Somalie. C’est à partir des côtes de ce pays failli que la piraterie a pris l’essor le plus spectaculaire entre 2005 et 2013. Elle s’attaqua d’abord aux navires du Programme alimentaire mondial ainsi qu’à tous ceux qui longent les côtes à destination ou en provenance de la mer Rouge. D’année en année, elle accroît son rayon d’action, jusqu’à couvrir plus de la moitié de l’océan Indien. Pour y parvenir, elle utilise des bateaux-mères hauturiers [3], chacun transportant sur des zones d’action de plus en plus éloignées plusieurs embarcations d’assaut. Parallèlement, ses capacités de négociation s’affirment : la moyenne des rançons payées pour la libération des navires passe de 250 000 dollars en 2005 à 5,4 millions en 2010. La plus forte somme connue a été versée en avril 2011 pour la libération du superpétrolier grec Irene SL : 13,5 millions de dollars [4].

Plusieurs mesures ont permis de juguler cette menace dans l’océan Indien. De nombreux pays ont déployé des forces navales. Leur action seule ne pouvait suffire en raison de l’immensité des espaces : c’est la conjonction de leur capacité d’intervention avec la mise en œuvre par l’industrie maritime internationale d’une synthèse des bonnes pratiques (BMP4) issues du retour d’expérience qui a permis de contenir les pirates. Ce recueil recense les éléments de vulnérabilité des navires et les mesures à prendre pour y remédier. L’autorisation donnée par certains États d’embarquer sur les navires de commerce de leur pavillon des gardes privés armés appartenant à des entreprises de services de sécurité et de défense s’est progressivement généralisée, ainsi que l’installation de compartiments sécurisés – citadelles – où l’équipage d’un bateau abordé peut se mettre à l’abri en attendant l’intervention de secours. À partir de la fin de l’année 2011, le nombre des attaques s’effondre jusqu’à retrouver son niveau d’avant-crise un an plus tard.

La situation n’a pas connu la même amélioration dans d’autres zones dans lesquelles les États côtiers n’ont pas donné autant de liberté d’action aux forces internationales. Selon la Chambre de commerce internationale [5], le nombre d’actions perpétrées dans le monde diminue. Cependant, au cours du premier semestre 2017, 63 navires ont été accostés et quatre détournés ; 41 membres d’équipages ont été enlevés, trois blessés et deux tués. C’est à présent dans le golfe de Guinée que les prises d’otages sont les plus nombreuses et les plus violentes.

Enfin, en se développant, la piraterie s’est professionnalisée pour devenir une véritable filière économique internationale clandestine. Elle se trouve souvent instrumentalisée par des organisations politiques, en particulier certains mouvements terroristes islamistes comme Abou Sayyaf aux Philippines, qui y trouvent un moyen de se financer.

Le terrorisme maritime, un danger réel

Ainsi, seul le terrorisme islamiste a une capacité d’action mondiale, et a élaboré une stratégie d’attaque du trafic maritime et des flottes de guerre chargées de le protéger. Très tôt, Oussama Ben Laden va faire du transport maritime une cible prioritaire d’Al-Qaïda. Contrairement à l’État islamique, qui fera le choix de conquérir une emprise territoriale destinée à faire tache d’huile, il choisit le combat clandestin dans la durée. Il privilégie les frappes contre l’économie des pays occidentaux pour déstabiliser les populations et atteindre ses objectifs politiques sans risquer de confrontation frontale avec des forces armées régulières dont il sait ne pas pouvoir sortir vainqueur. Dès lors, il cible particulièrement le transport maritime.

À partir de 1998 [6], plusieurs attaques sont menées contre des bâtiments de guerre et des navires de commerce par des embarcations-suicides dans les eaux qui entourent la péninsule arabique. En 2000, deux frégates américaines le sont successivement dans le port d’Aden. L’USS Cole, notamment, est gravement endommagé. En 2002, le superpétrolier français Limburg brûle ; huit jours plus tard, dans une déclaration, O. Ben Laden précise : « En attaquant le pétrolier au Yémen, les moudjahidin ont frappé le cordon ombilical qui alimente l’économie occidentale. » En 2010, le superpétrolier japonais M Star est à son tour endommagé dans le détroit d’Ormuz.

Le petit nombre d’attaques réellement effectuées peut faire paraître anecdotique ce mode d’action. Pourtant, leur analyse révèle qu’elles ont été menées dans des conditions de vitesse et de visibilité de plus en plus difficiles, preuve de la prise en compte systématique du retour d’expérience et d’une progression constante du savoir-faire des planificateurs et des opérateurs. Toutes sont coordonnées par Al-Qaïda « noyau central » et plus particulièrement, jusqu’à leur arrestation, par Abd al-Rahim al-Nashiri, l’« émir de la mer » du mouvement, et Khaled Cheikh Mohammed, le responsable des attentats du 11-septembre. Détenu à Guantanamo, ce dernier a revendiqué d’autres projets avortés contre des pétroliers et le canal de Panama.

Après la disparition d’O. Ben Laden, le mouvement ne modifie pas sa stratégie maritime d’attaque de l’ennemi lointain. En octobre 2014, il diffuse le premier numéro du magazine en anglais Resurgence, dans lequel un certain Hamza Khalid publie un article long et très documenté intitulé « On Targeting the Achilles Heel of Western Economies ». L’auteur, qui l’illustre d’une carte indiquant les routes maritimes et les points de passage obligés où frapper, y explique que la meilleure stratégie pour affaiblir les États-Unis consiste à couper leur cordon ombilical énergétique.

Al-Qaïda dans la péninsule arabique (AQPA), qui a pris une large autonomie, cherche pour sa part à étendre jusqu’au détroit de Bab-el-Mandeb le sanctuaire côtier qu’elle a conquis dans le Sud du Yémen. Elle veut pouvoir y mener des actions d’attaques des flux maritimes. Bien qu’elle n’ait pas été revendiquée, celle menée sans succès en octobre 2016 contre le navire espagnol Galicia Spirit par une embarcation-suicide pourrait lui être attribuée. Il s’agit de la première de ce type effectuée contre un méthanier.

Depuis 2015, une coalition arabe dirigée par l’Arabie saoudite intervient au Yémen contre les rebelles houthistes qui occupent une partie importante de la côte Nord, sur la mer Rouge. Ces derniers ont des modes d’action différents de ceux d’AQPA. Bénéficiant du soutien technique et logistique de l’Iran, ils préfèrent la technologie militaire et l’utilisation de systèmes guidés à distance aux actions suicides. En octobre 2016, ils ont ainsi tiré plusieurs missiles C-802 antinavires que seuls des bâtiments de guerre pourvus de moyens de guerre électronique modernes peuvent leurrer. Au moins une cible civile a été touchée, alors que des frégates américaines croisant dans le détroit ont pu les éviter. En janvier 2017, la frégate saoudienne Madina a été sérieusement endommagée par une embarcation rapide télécommandée chargée d’explosifs. Ce conflit marque aussi le retour de la guerre des mines quand, en mars 2017, un patrouilleur yéménite en heurte une à l’entrée du port de Mokha. En avril, les navires présents en mer Rouge sont informés d’un risque élevé de présence de mines dans le secteur des îles Hanish. Il perdure en raison de la faiblesse des moyens de guerre des mines dans la région [7].

D’autres modes d’action sont pratiqués ailleurs, comme en mer de Sulu, à proximité de la mer de Chine méridionale. Le groupe philippin Abou Sayyaf – responsable de l’acte de terrorisme maritime le plus meurtrier jamais perpétré (116 morts en 2004 à bord du Superferry 14) – y pratique de façon intensive la prise d’otages, qui sont ensuite rançonnés ou, à défaut de paiement, égorgés.

L’émergence brutale de la puissance maritime chinoise

La Charte des Nations unies n’a pas empêché, après la Seconde Guerre mondiale, la poursuite de conflits interétatiques de souveraineté pour régler des différends territoriaux. La guerre des Malouines, qui a opposé le Royaume-Uni à l’Argentine en 1982, s’est exclusivement déroulée dans le domaine maritime, jusqu’à la reconquête des îles par les Britanniques. Ces derniers avaient instauré autour de celles-ci une zone d’exclusion totale de 200 milles nautiques pendant la durée des combats, sans fondement juridique autre que la force ; elle avait été soigneusement respectée. L’amélioration des techniques d’exploitation minière en eaux profondes et de celles des gigantesques ressources marines au profit des applications biotechnologiques très prometteuses, associée à la tyrannie de la géographie, qui donne des domaines maritimes exploitables très inégaux aux États, rend ce type de conflit de plus en plus fréquent, avec le risque de dégénérer en combats de forte intensité.

En 1978, année marquant l’ouverture économique de la Chine, sa part du produit intérieur brut (PIB) mondial atteint son niveau historique le plus bas : 5 % [8]. Le redressement a ensuite été spectaculaire. En 2014, la Chine est le premier partenaire commercial et la première économie mondiale mesurée en termes de PIB de pouvoir d’achat ajusté. Elle le doit en grande partie à ses échanges maritimes qui, à partir des ports gigantesques dont elle s’est dotée, permettent à ses côtes d’irriguer progressivement son hinterland. Cependant, son accès à la haute mer est contraint par la première ligne d’îles qui longe son littoral, dont aucune ne lui appartient. Les conséquences sont importantes : d’une part sa zone économique exclusive est tronquée – inférieure à 4 millions de kilomètres carrés, elle est le tiers de celles des États-Unis et de la France –, d’autre part son trafic doit franchir des détroits qu’elle ne contrôle pas, au premier rang desquels le détroit de Malacca, qui sépare la mer de Chine méridionale de l’océan Indien. C’est ce qui conduit le président Hu Jintao à exprimer, le 23 novembre 2003, le concept de « dilemme de Malacca ». Il constate alors que ce détroit constitue le centre de gravité du développement de la Chine. Son ouverture est la condition indispensable à la poursuite de la croissance économique du pays, elle-même gage de la stabilité sociale, de la paix intérieure et donc de la stabilité politique par la non-remise en cause de la légitimité du Parti communiste.

Or, depuis 2010, le taux de croissance de la Chine ne cesse de ralentir, alors que son émergence économique n’est pas achevée : il lui faut donc impérativement doper les échanges. Une perspective difficilement envisageable avec les États-Unis, pays qui est d’ores et déjà son premier client. Elle l’est en revanche bien davantage avec les pays de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (Asean), d’Europe et d’Afrique. C’est là l’idée qui sous-tend le concept OBOR [9] (One Belt, One Road) ou route maritime et ceinture – terrestre – de la soie, officialisé en 2013 par le président Xi Jinping, mais dont le lancement est en réalité bien antérieur. En 2005, déjà, le secrétaire à la Défense américain Donald Rumsfeld l’avait baptisé « collier de perles ». Il s’agit, avec les instruments financiers dont s’est doté le pays, d’améliorer les infrastructures portuaires et de développer les hinterlands des pays partenaires de façon à améliorer les flux, un processus qui se veut gagnant-gagnant. Par son potentiel, le projet a suscité l’adhésion quasi unanime des pays concernés, mais ravivé une crainte millénaire chez ses voisins immédiats : Viêtnam, Inde, Japon.

L’océan Indien, dont la Chine n’est pas riveraine, est aussi le pivot de la route de la soie maritime. Pour contrôler le transport maritime, le pays, qui a abandonné toute politique océanique depuis le XIVe siècle, doit se doter d’une marine de guerre capable d’opérer partout et disposer de bases navales avancées pour lui permettre de durer sur les mers lointaines. Depuis 2008, au prétexte de participer à la lutte contre la piraterie, la Chine assure la permanence d’un groupe de haute mer composée d’un pétrolier-ravitailleur et de deux frégates en océan Indien. À terme, la marine chinoise doit pouvoir intervenir sur les trois grands détroits qui y aboutissent et qu’emprunte la route de la soie : Ormuz, Bab-el-Mandeb et Malacca.

La Chine, qui n’avait qu’une marine côtière en 1985, dispose à présent de la seconde au monde derrière l’US Navy en ce qui concerne le tonnage. Elle a ouvert, en 2017, ses deux premières bases navales à l’étranger : Djibouti, à proximité immédiate de Bab-el-Mandeb, et Gwadar [10], à l’ouvert d’Ormuz. Simultanément, le corps des fusiliers marins est passé de 8 000 à 100 000 hommes pour disposer sur place des forces d’interventions nécessaires à une opération amphibie.

La mer de Chine méridionale est l’espace qui sépare la Chine de Malacca. Pour des raisons historiques rejetées par la Cour d’arbitrage de La Haye en 2016, Pékin revendique la « propriété » de 62 % de sa superficie. Pour résoudre le plus efficacement possible le dilemme de Malacca, l’empire du Milieu, à défaut de tenir les rivages terrestres du détroit, a fait le choix d’en contrôler les approches maritimes. Pour cela, il a créé un réseau de bases dans les îles Spratly en remblayant certains hauts-fonds. Trois d’entre elles, situées près du centre géographique de cette mer, sont équipées depuis 2016 d’une piste d’aviation de 3 000 mètres. Ces trois « porte-avions fixes » et les bâtiments de tous types basés dans les ports qui ont également été creusés permettent à Pékin de maîtriser littéralement la mer de Chine méridionale, l’exploitation des ressources, les flux qui la traversent – évalués à 5 000 milliards de dollars – et les approches Est de Malacca. À l’Ouest, enfin, un contrôle plus souple pourra être assuré par les forces basées en océan Indien, dont probablement certaines au Myanmar (terminal en eaux profondes de Kyaukpyu), d’où partent l’oléoduc et le gazoduc de près de 800 kilomètres de long qui alimentent le Sud-Ouest de la Chine depuis 2015.

Le risque de conflit est fort avec les États-Unis et leurs alliés – Australie, Corée du Sud, Japon et, dans un autre registre, Taiwan –, qui veulent défendre la liberté de navigation. La Corée du Sud, le Japon et Taiwan voient à leur tour leurs flux maritimes menacés d’interdiction en mer de Chine méridionale, comme le sont les intérêts vitaux (core interests) de la Chine à Malacca. L’évolution de la situation dépend de la Chine, qui est experte en politique des petits pas. Dès lors, où se situe la ligne rouge qui pourrait pousser un adversaire à entrer en conflit avec elle, alors qu’elle dispose de la deuxième marine de guerre au monde, de nombreuses forces paramilitaires, d’une puissance nucléaire de premier plan et qu’elle est membre du Conseil de sécurité de Nations unies, où elle bénéficie d’un droit de veto ?


  • [1] Dans les mers de Chine, les chefs locaux autorisaient la piraterie, qui était un moyen de contrôle des flux maritimes dans leurs zones ainsi que d’enrichissement personnel et de la société. Au XVIIe siècle, dans les Caraïbes, les flibustiers exerçaient une prédation tous azimuts à l’encontre des marines marchandes dans l’unique perspective d’une rémunération privée. Henry Morgan, l’un des plus célèbres, a été fait gouverneur général de la Jamaïque par le roi d’Angleterre en récompense de ses actions contre les Espagnols après avoir été emprisonné à Londres pour avoir pris des navires castillans pendant une période de paix. Enfin, les plus redoutés en Europe étaient sans conteste les Barbaresques des Régences de Tripoli, Tunis, Alger et Salé qui, de 1492 à 1830, mirent à mal le trafic maritime et prirent d’innombrables esclaves sur les côtes européennes.
  • [2] Rapport fait au nom de la commission sénatoriale pour le contrôle de l’application des lois sur l’application de la loi n° 2011-13 du 5 janvier 2011 relative à la lutte contre la piraterie et à l’exercice des pouvoirs de police de l’État en mer, avril 2012, p. 8.
  • [3] Ces navires sont suffisamment gros et marins pour naviguer longtemps, par tous les temps et pour embarquer les équipes de prise ; ils disposent de moyens de mise à l’eau et de récupération d’embarcations rapides.
  • [4] Voir Hugues Eudeline, « Contenir la piraterie : des réponses complexes face à une menace persistante », Focus stratégique, n° 40, IFRI, novembre 2012.
  • [5] ICC International Maritime Bureau, Piracy and Armed Robbery Against Ships, Report for the period of 1 January-30 June 2017, Londres, juillet 2017.
  • [6] Voir Hugues Eudeline, Le dossier noir du terrorisme. La guerre moderne selon Sun Tzu, Le Bouscat, L’esprit du temps, 2014, p. 100.
  • [7] Un chasseur de mines des Émirats arabes unis a été détruit au large d’Hodeidah le 24 juillet 2017.
  • [8] Angus Maddison, L’économie chinoise. Une perspective historique, Paris, Centre de développement de l’OCDE, 1998, p. 44.
  • [9] Cette appellation a été abandonnée dans les textes officiels pour celle de Belt and Road Initiative (BRI), avec ses deux composantes, Silk Road Economic Belt (SREB) and 21st Century Maritime Silk Road.
  • [10] Gwadar est également le port du corridor économique entre le Pakistan et la Chine. Les terminaux construits par les Chinois à Djibouti seront dédiés en partie aux flux commerciaux éthiopiens.