Le sport hors-jeu : crise et futur de la gouvernance du sport international / Par Pim Verschuuren

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À propos de : Nicolas Bonnet-Oulaldj et Adrien Pécout, Libérer le sport. 20 débats essentiels, Ivry-sur-Seine, Les Éditions de l’atelier, 2015, 160 p. ; Andrew Jennings, Le scandale de la FIFA, Paris, Seuil, 2015, 432 p. ; Yves Vanden Auweele, Elaine Cook et Jim Parry (dir.), Ethics and Governance in Sport. The Future of Sport Imagined, Abingdon, Routledge, 2016, 252 p. ; Andrew Zimbalist, Circus Maximus. The Economic Gamble Behind Hosting the Olympics and the World Cup, Washington, Brookings Institution Press, 2015, 174 p.

Les quatre ouvrages analysés ici réagissent à un ensemble de scandales liés aux fraudes, aux dérives marchandes et à la gouvernance du sport international. Circus Maximus est rédigé par un universitaire américain qui démontre que les grands événements sportifs (GES, soit la Coupe du monde de football et Jeux olympiques) ont rarement un impact économique positif pour l’économie du pays qui les accueille. Dans Le scandale de la FIFA, le journaliste d’investigation Andrew Jennings décrit, pour sa part, l’institutionnalisation de la fraude et la corruption au sein des instances du football mondial. Ethics and Governance in Sport est, quant à lui, un recueil de contributions d’universitaires cherchant des solutions pour promouvoir l’éthique et la bonne gouvernance dans le sport. Enfin, Libérer le sport, co-signé par un homme politique et un journaliste français, appelle à une reprise en main du sport, notamment par l’État, dans le but de favoriser l’intégration sociale et le vivre ensemble, ainsi que de rapprocher le sport professionnel du sport pour tous. Ces ouvrages ne se contentent pas de diagnostiquer les maux du sport contemporain. Chacun, à sa façon, propose des solutions et des pistes d’évolutions. Cette littérature nouvelle reflète un débat émergent dont la singularité est de mettre au centre de la table la définition de la gouvernance du sport moderne. Des questions essentielles sont ainsi posées sur l’avenir du sport, son mode financement, ses impacts sociétaux et les transitions imposées par les troubles institutionnels actuels.

Une crise systémique

Les instances du sport international traversent effectivement une grave période de crise, qui en rappelle pourtant d’autres. Les révélations de fraudes liées à l’attribution des Jeux olympiques (JO) de 1998 (hiver), 2000 (été) et 2002 (hiver) avaient déjà obligé le Comité international olympique (CIO) à une refonte, certes limitée, de sa procédure de sélection de villes-hôtes. À la même époque, la menace du dopage organisé au sein de compétitions – notamment à travers l’affaire Festina sur le Tour de France – avait provoqué une mobilisation inédite conduisant, entre autres, à la création de l’Agence mondiale anti-dopage, en 1999, et à la signature d’une Convention internationale de l’Unesco sur le sujet, en 2005.

La nouveauté de la crise actuelle réside dans l’impossibilité d’individualiser les fraudes et le sentiment de plus en plus partagé que les évolutions du sport, sa financiarisation et son « universalisation » appellent une réforme structurelle de son mode de gouvernance. Comme l’avait proclamé en mai 2015 la procureure américaine Loretta Lynch, en charge de l’enquête du Federal Bureau of Investigation (FBI) au sujet du football international, les dirigeants de la Fédération internationale de football association (FIFA) entretenaient une « culture de la corruption » [1]. L’enquête entamée depuis lors au sein de l’Association internationale des fédérations d’athlétisme (IAAF) pour racket et corruption – impliquant l’entourage direct du président –, ainsi que la passivité et l’incapacité des fédérations de football ou de tennis face aux réseaux criminels de trucages de rencontres contribuent à cette remise en cause générale. Au-delà des affaires, ce sont donc bien les principes et la légitimité du cadre de gouvernance du sport international, incarné par des instances privées proclamées indépendantes du champ d’intervention des États, qui posent question.

Un des symboles de la dérive du sport moderne concerne l’impact et la durabilité des constructions liées aux GES, leur gigantisme et leur commercialisation croissante. Souvent accueillies, ces dernières années, par des pays dits « émergents », ces compétitions nourrissent des demandes de rationalisation et de réorganisation. À ce sujet, l’ouvrage Circus Maximus (Andrew Zimbalist) décrit dès son introduction la surenchère économique entre les États qui souhaitent accueillir ces événements et bénéficier de leur écho médiatique. À travers les rapports d’expertise qu’ils commandent ou encore leur communication officielle, les pays-hôtes tendent naturellement à minimiser les coûts engendrés et à amplifier les retombées économiques de court et long termes. L’ouvrage synthétise les études universitaires indépendantes réalisées et conclut que les exemples dans lesquels ces GES ont eu un effet bénéfique avéré sont extrêmement rares et font figure d’exception, comme les Jeux de Barcelone de 1992 ici – et comme souvent – cités en exemple. Selon A. Zimbalist, pour échapper à ce que l’économiste Wladimir Andreff appelle la « malédiction du pays-hôte » (p. 10), les États devraient adopter une stratégie de préparation efficace et responsable, et intégrer les constructions dans un plan urbain préétabli, les événements devant servir l’urbanisme, et non l’inverse. Dans Ethics and Governance in Sport, Marijke Tasks va plus loin et précise qu’aucune ville n’a aujourd’hui la taille critique nécessaire pour intégrer ces événements dans son tissu urbain sans perte financière (p. 86). Tout comme A. Zimbalist, elle insiste sur le coût d’opportunité, souvent occulté par les États, qui prend en compte le fait que les fonds budgétaires alloués pour l’accueil de ces événements auraient pu être utilisés pour d’autres investissements à plus fort impact économique ou social. Nicolas Bonnet-Ouladj et Adrien Pécout citent à ce titre les dérives budgétaires des dernières Olympiades, alors que la France défend actuellement la candidature de Paris pour les JO d’été 2024 (p. 24). A. Jennings détaille, à travers les derniers exemples sud-africains (2010) et brésiliens (2014), comment le succès économique de la Coupe du monde de football se réalise au détriment du pays-hôte et au profit de la FIFA et de ses dirigeants. Il rappelle que les Brésiliens s’étaient massivement soulevés contre la corruption et le gâchis financier lié à l’événement, dont les stades construits ou rénovés sont restés sous-utilisés depuis. A. Jennings rappelle que les dérives du gigantisme des GES sont directement liées à la gouvernance des institutions sportives : l’archaïsme du système d’attribution de la Coupe du monde – 24 membres du Comité exécutif de la FIFA votant de façon anonyme – est une porte ouverte aux pots-de-vin et, par conséquent, aux choix de pays dont les dossiers ne respectent pas forcément les principes de durabilité et de sobriété [2]. De façon générale, les institutions sportives, malgré leur discours public appelant au minimalisme – l’Agenda 2020 du CIO en est un exemple – ont tout intérêt à voir ces événements gagner en envergure dans le but de devenir incontournables, voire universels.

Ainsi la gouvernance des instances sportives et la commercialisation des compétitions sont-elles intrinsèquement liées aux dérives contemporaines du sport. Comme le montre Yves Vanden Auweele (Ethics and Governance in Sport, p. 19), la globalisation commerciale du sport a eu un impact direct dans le développement de différentes menaces – comme le trafic de joueurs de football ou les paris sportifs. Selon lui, elle compromet directement les valeurs et la fonction sociale du sport. N. Bonnet-Ouladj et A. Pécout partagent ce constat tout au long de leur ouvrage, en soulignant que la « marchandisation du sport » menace sa « conception progressiste » (p. 15). Ils font notamment référence à l’éloignement progressif du sport amateur vis-à-vis des grandes compétitions professionnelles libéralisées. Or, comme le montrent A. Zimbalist (pp. 18-23) et Y. Vanden Auweele (p. 20), mais aussi A. Jennings en ce qui concerne le football, la stratégie de commercialisation est le fruit des autorités sportives elles-mêmes. Censées protéger l’intégrité du sport, elles profitent financièrement de la popularité des compétitions. Ces autorités seraient également en situation de conflit d’intérêts pour répondre à des menaces telles que le dopage (Ethics and Governance in Sport, p. 16). Pour aller plus loin et aborder le thème de la gouvernance stricto sensu, les instances sportives bénéficieraient d’un « état d’exception » (Hilary A. Findlay, Ethics and Governance in Sport, p. 70), qu’elles auraient elles-mêmes contribué à façonner, qui voudrait que le droit sportif – disciplinaire, propre à ces organisations non gouvernementales (ONG) – prime sur le droit public et les principes communément admis, comme la séparation des pouvoirs. Cet état d’exception est notamment visible au moment des Jeux olympiques, durant lesquels le droit olympique remplace – ou transforme – le droit du pays-hôte, suspendant l’ordre juridique traditionnel. D’autres y voient plutôt la manifestation d’un « vide juridique » au niveau international (Sandro Arcioni, Ethics and Governance in Sport, p. 82), puisque aucune autorité officielle n’existe à la tête de l’ensemble du sport international, alors même que les besoins de régulations se font sentir. La privatisation ou l’autonomisation du sport par rapport aux autorités publiques aurait ainsi un rôle direct dans les dérives non démocratiques et la déresponsabilisation des dirigeants sportifs. Les ouvrages étudiés soulignent que ces carences institutionnelles à la tête du sport international (manque de représentativité, opacité, inertie) contribuent à la multiplication des dérives, en ce qu’elles nuiraient à la capacité des institutions à anticiper les risques et à protéger l’intégrité des compétitions et des acteurs.

Quelles réformes ?

L’accumulation de scandales et de critiques ces derniers mois place les instances sportives face à elles-mêmes et les pousse à se réformer en interne. Yves Vanden Auweele, Elaine Cook et Jim Parry décrivent cette « pression de la nécessité » (Ethics and Governance in Sport, p. 219) qui place les instances du sport devant un changement inévitable. Quelles solutions sont alors proposées par les différents auteurs pour sortir de cette impasse ?

La première étape est imaginée par A. Jennings, qui décrit une scène fictive où la présidente du Brésil, élue et soutenue par une population soulevée contre la FIFA, s’opposerait publiquement et fermement aux dirigeants du football mondial. Même si les organisations comme la FIFA sont non gouvernementales et basées en Suisse, les États peuvent toutefois les atteindre en dépêchant et en facilitant des enquêtes policières contre leurs dirigeants, pour des actes qui sont commis sur ou dont les transactions financières ont transité par leur sol. L’exemple de l’enquête du FBI, bien réelle, décrite par A. Jennings, a ainsi participé à la fin de l’impunité dans le monde sportif. Il reviendrait donc aux États de réinvestir la gouvernance sportive et, quelque part, de forcer le changement. N. Bonnet-Ouladj et A. Pécout militent, au niveau national, pour l’utilisation de l’instrument législatif – et donc public – afin de rééquilibrer la politique sportive (p. 26). Ils citent l’exemple de la taxe Buffet, qui impose le versement de 5 % des revenus du sport professionnel au sport amateur (p. 30). Selon eux, les conventions signées entre l’État français et les fédérations pourraient aussi être utilisées pour exiger une démocratisation de celles-ci (p. 42). Ils invitent aussi à institutionnaliser des ateliers de concertation publique lors de la préparation des GES (p. 26). Le rééquilibrage public / privé dans la gouvernance du sport permettrait ainsi de maîtriser l’inflation financière du sport professionnel et solidariser ce dernier avec le sport de masse et le public en général. Au niveau international, l’Union européenne (UE) est citée comme une puissance qui a le potentiel de diffuser ses normes au sein du sport, comme elle le fait déjà dans d’autres domaines (Arnout Geeraert, Ethics and Governance in Sport, p. 94). À titre d’exemple, l’arrêt Bosman (1995) et la jurisprudence subséquente de la Cour de justice des communautés européennes (CJCE) ont eu un impact déterminant sur la règlementation du marché des transferts des sportifs. Les auteurs, paraissant plutôt pessimistes sur la capacité des organes sportifs à se reformer de leur propre chef, invitent donc les États à mettre le sport face à ses responsabilités. Comme l’explique Frank Hendricks (Ethics and Governance in Sport, p. 142), la « spécificité du sport » ne devrait être préservée qu’à condition que les organisations sportives garantissent la bonne gouvernance et l’État de droit au sein du sport.

Parmi les mesures que le sport doit adopter prioritairement, A. Jennings cite, s’agissant du cas de la FIFA, la publication et la transparence des décisions, comme celles d’attribution de la Coupe du monde, et des finances de l’organisation, dont les salaires des hauts dirigeants (pp. 415-416). Les délibérations du Comité exécutif devraient aussi être rendues publiques. Un « officier de la liberté d’information », indépendant, devrait également être nommé, ainsi que dans chaque fédération nationale affiliée à la FIFA. A. Zimbalist rejoint A. Jennings en appelant à une plus grande transparence sur les procédures d’attribution des GES. Limiter le mandat des votants à huit ans et rendre leurs votes publics constitueraient deux étapes nécessaires dans la lutte contre la corruption (pp. 129-133). Grâce à la transparence et à la reconstitution du lien avec le public, les organisations sportives créeraient une forme de contrat social, ou « licence sociale » comme le décrit H. A. Findlay (Ethics and Governance in Sport, p. 71), à travers lequel elles s’obligeraient à être irréprochables, et gagneraient ainsi en légitimité aux yeux de la société civile. S. Arcioni (Ibid., p. 82) évoque, pour sa part, le besoin de transposer le principe de la « responsabilité sociale des entreprises » au domaine sportif, afin d’en déduire les mesures à prendre pour se rapprocher du public.

Enfin, deux ouvrages proposent concrètement la création de nouvelles structures internationales pour superviser les réformes que doit mener le sport. L’une est proposée par l’ouvrage Ethics and Governance in Sport, dans lequel S. Arcioni défend l’idée d’une « agence mondiale pour la gouvernance du sport » (pp. 75-83). Celle-ci serait une ONG reconnue et soutenue par les fédérations sportives et le CIO, dans un premier temps assistée par ce dernier, avant de devenir totalement indépendante et neutre. Elle aiderait les structures sportives à appliquer les principes de bonne gouvernance et réaliserait des audits pour vérifier le travail accompli. S. Arcioni ne mentionne pas les autorités publiques dans son projet, souhaitant vraisemblablement protéger le monde du sport de toute intrusion politique et voulant certainement ainsi augmenter les chances d’acceptation par les autorités sportives. N. Bonnet-Oulaldj et A. Pécout proposent une structure similaire, à savoir une « autorité internationale de contrôle de l’éthique des fédérations sportives » (p. 41). Elle serait en charge de rendre le fonctionnement du sport international plus transparent, mais serait composée de « licenciés, de juges et de représentants des pouvoirs publics » : il s’agirait donc de sortir du simple cadre sportif pour imposer un contrôle externe, par le biais du secteur public. Un tel projet représenterait une forme de révolution dans la gouvernance du sport, car il soumettrait pour la première fois les instances privées du sport à un contrôle formel et institutionnalisé par le biais des États et de représentants de la société civile.

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La crise que traverse actuellement le sport international alimente une littérature inédite sur son avenir, à travers des auteurs qui contestent certaines de ses orientations stratégiques, sa marchandisation et sa privatisation en particulier, et proposent des pistes de réformes, pour en responsabiliser et en normaliser la gestion. Ces réformes nécessaires sont connues ; elles attendent désormais les dirigeants sportifs, qui doivent les adopter et les faire appliquer aux différents échelons administratifs du sport mondial. Une question centrale est de savoir si les États doivent s’immiscer dans la gouvernance du sport, ou tout au moins demander des comptes aux organes privés qui en ont aujourd’hui la charge. Une autre renvoie aux paramètres qui pourraient provoquer le changement si les processus de réforme actuellement mis en place par les instances sportives se révèlent insuffisants. Si celles-ci ont jusqu’à présent réussi à se protéger des autorités publiques, voire à les utiliser à leur avantage, les quatre ouvrages analysés ici se rejoignent sur la mise en valeur du potentiel de la pression populaire et de la société civile, capables de forcer un changement structurel à la tête du sport mondial.


  • [1] Pour rappel, parmi les 22 membres du Comité exécutif de FIFA ayant voté en décembre 2010 pour l’attribution des coupes du monde de football 2018 en Russie et 2022 au Qatar, seuls 8 n’ont pas été depuis poursuivis ou suspendus pour fraude.
  • [2] Depuis le vote suspicieux des coupes du monde 2018 et 2022, la FIFA a annoncé que désormais les coupes du monde seraient attribuées par le Congrès de la FIFA, à savoir l’ensemble des fédérations nationales affiliées.