Mars 2017
Le poutinisme existe-t-il ? / Par Samuel Carcanague
Intérêt nationalRIS N°105 – Printemps 2017
À propos de : Michel Eltchaninoff, Dans la tête de Vladimir Poutine, Paris, Solin / Actes Sud, 2015, 171 p. Jean-Robert Jouanny, Que veut Poutine ? Paris, Seuil, 2016, 172 p. Mathieu Slama, La guerre des mondes. Réflexions sur la croisade idéologique de Poutine contre l’Occident, Paris, Éditions de Fallois, 2016, 124 p. Jean Radvanyi et Marlène Laruelle, La Russie, entre peurs et défis, Paris, Armand Colin, 2016, 236 p.
La crise russo-ukrainienne et l’annexion de la Crimée ont déclenché une multiplication des analyses pour tenter de comprendre ce qui avait pu mener la Russie, l’Ukraine et l’Occident à une telle confrontation. En particulier, un grand nombre d’ouvrages ont été publiés ces trois dernières années au sujet de Vladimir Poutine lui-même. Comme si, pour tenter de voir clair dans la politique étrangère russe, il fallait explorer la psyché du « maître du Kremlin ». Or, la profusion de commentaires à son sujet brouille quelque peu les pistes. Le président russe est tantôt qualifié d’historien, de philosophe, de joueur d’échecs, de judoka. Pour certains stratège visionnaire, il est pour d’autres tacticien opportuniste. Les qualifications ne manquent pas. À ces définitions s’adjoint parfois une sérieuse hostilité ou une franche admiration, ce qui ne facilite pas la compréhension nuancée et le débat serein.
L’une des difficultés que rencontre l’auteur ou le lecteur de travaux sur la Russie est en effet les réactions clivantes qu’elle provoque au sein des sociétés occidentales, et notamment en France. Une sorte de double maccarthysme, peu favorable à la réflexion rigoureuse et à l’analyse circonstanciée, dénonce, pour un côté, les « pro-russes » ou « poutinophiles », relais idiots ou complaisants de la propagande de Moscou, et, pour l’autre, les « atlantistes », « russophobes », « occidentalistes », sous l’emprise des éléments de langage américains.
Si la catégorisation politique des chercheurs, assumée ou non, a toujours existé, elle est devenue, dans le cas de la Russie, un réflexe de doute systématique sur l’orientation de l’auteur, et son degré de proximité – voire de collusion – avec tel ou tel « camp ». Les immanquables invectives qui s’ensuivent empêchent un réel débat d’idées, basé sur des arguments scientifiques, puisque chaque parole sera susceptible d’être politiquement biaisée. Déjà difficile sur le cas particulier de la politique étrangère, le débat plus général sur ce que pense Poutine devient une gageure tant l’analyse est rapidement condamnée à tomber dans le jugement de valeur.
Alors, que pense Vladimir Poutine ? Selon Nikolai Zlobin, chacun de ses mandats s’est cristallisé autour d’une « idée directrice » [1] (governing idea). Le premier (2000-2004) fut politique, destiné à restaurer l’autorité de l’État et à renforcer son efficacité ; le deuxième (2004-2008) fut économique, tirant profit du cycle de prix hauts des hydrocarbures pour développer l’économie du pays ; le troisième (2012-2018), qui intervient après l’intermède plus ou moins factice avec Dmitri Medvedev, est idéologique. Mais de quelle idéologie s’agirait-il ? Sur quels concepts reposent les actions du président russe ? Quels ressorts philosophiques guident sa pensée et sa vision du monde ?
Les ouvrages retenus tentent, chacun à leur manière, de répondre à ces questions. Michel Eltchaninoff, agrégé de philosophie, et Mathieu Slama, essayiste, se concentrent sur les références philosophiques et idéologiques du président russe, tandis que Marlène Laruelle et Jean Radvanyi ainsi que Jean-Robert Jouanny inscrivent leurs réflexions dans le contexte plus large des défis politiques, économiques et sociaux auxquels la Russie est confrontée.
Il ressort de ces travaux plusieurs thèmes récurrents dans les discours poutiniens : le rapport de la Russie à l’Europe et l’eurasisme, la contestation de l’ordre international et un conservatisme basé sur la promotion des « valeurs traditionnelles ». Ces différentes orientations forment-elles réellement une idéologie singulière, cohérente et opérante, que l’on pourrait alors qualifier de « poutinisme » ?
De l’Europe à l’eurasisme : un désir de guerre et d’empire ?
Le rapport à l’Europe occupe une place importante dans l’histoire de la pensée politique russe depuis le XIXe siècle, quand s’affrontaient déjà slavophiles, convaincus d’une destinée singulière et supérieure des peuples slaves, et occidentalistes, partisans d’un rapprochement de la Russie avec l’Europe. Héritier de cette dualité, Vladimir Poutine a évolué sur son rapport à l’Europe, à laquelle il ne s’est pas toujours affiché hostile. M. Eltchaninoff cite ainsi une conférence de presse tenue à Madrid en 2000 : « [Nous vivons dans un pays] qui fait partie intégrante de l’Europe et prétend au titre de puissance européenne » (p. 38). En 2003, il précise : « la Russie, bien sûr, est un État européen et par la géographie et par la mentalité. Qu’est-ce que l’Europe ? C’est la culture de la Rome antique, de la Grèce ancienne, c’est la culture de Byzance, c’est-à-dire du christianisme oriental. » (p. 38).
Ce discours évoluera, au cours de la décennie 2000, vers une distinction croissante entre civilisations russes et européennes. En cause, les révolutions d’inspirations libérales en Géorgie (2003), puis en Ukraine (2004), qui induisent une défiance grandissante envers l’Occident, accusé de vouloir saper l’influence russe dans sa zone d’intérêt historique. Les oppositions autour de l’inscription des racines chrétiennes de l’Europe dans le traité constitutionnel européen en 2005 ont également pu être perçues comme le pendant culturel de cet éloignement politique. Le respect des traditions et de l’héritage chrétiens prôné par la Russie constituera d’ailleurs, à partir de 2012, un élément central et conflictuel au sein des relations entre Moscou et l’Europe (voir infra).
La crise russo-ukrainienne parachève la rupture. Moscou remet en cause les frontières européennes et l’Union européenne (UE) impose des sanctions envers la Russie. Les discours du Kremlin se font plus clivants et la civilisation européenne y est désormais présentée comme fondamentalement différente de la civilisation russe ou eurasienne (J. Radvanyi et M. Laruelle, p. 197). Le concept d’« eurasisme » a d’ailleurs pris une place centrale dans le débat et les discours politiques russes depuis les années 2000. Issu d’un courant idéologique né dans les années 1920, l’eurasisme est en réalité une notion floue, mêlant considérations géographiques, culturelles et ethnographiques. De façon concomitante aux événements ukrainiens, l’eurasisme de V. Poutine trouve une traduction concrète dans l’Union économique eurasiatique (UEE), entrée en vigueur le 1er janvier 2015, réunissant autour de la Russie la Biélorussie, le Kazakhstan, puis l’Arménie et le Kirghizstan quelques mois plus tard.
L’analyse de ces événements et un impressionnant travail sur les références philosophiques incluses dans les interventions publiques de V. Poutine depuis vingt ans font conclure à M. Eltchaninoff que les deux piliers du poutinisme sont l’empire et la guerre (p. 160). Il évoque un « impérialisme de marché » (citant Alexandre Morozov, p. 150) qui viserait la conquête de nouvelles terres – sur le modèle de l’Empire britannique de la fin du XIXe et du début du XXe siècles – en prenant pour exemples la guerre de Géorgie de 2008 et l’annexion de la Crimée en 2014. Ces exemples semblent toutefois peu convaincants pour illustrer un expansionnisme qui serait de nature commerciale. Les ressources économiques très modestes de l’Ossétie du Sud et de la Crimée ne peuvent, en effet, justifier à elles seules les décisions du Kremlin. Les raisons des interventions russes sont bien davantage de nature politiques et stratégiques qu’économiques. La guerre en Géorgie s’inscrivait dans un contexte de tensions russo-géorgiennes grandissantes entre protagonistes multipliant les provocations. L’annexion de la Crimée répondait à des préoccupations autour de la base militaire de Sébastopol, des perspectives d’entrée de l’Ukraine dans l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) et au sein de l’UE, et de la chute d’un régime plutôt favorable aux intérêts de Moscou. Elle était, en outre, soutenue par une très large partie de la population russe. S’il ne s’agit pas de justifier les actions russes, l’on voit que ces deux conflits n’ont pas été menés dans le cadre d’une éventuelle idéologie impériale, a fortiori commerciale.
L’Union économique eurasiatique ne constitue pas non plus une preuve tangible d’un impérialisme de marché. Ce dernier aurait, en effet, pour objectif de « mettre sur pied une puissante union économique qui prendrait le caractère d’une confédération d’États avec pour but de faire concurrence aux grandes puissances économiques du monde » (citant Alexandre Morozov, p. 150). Selon cette définition, l’UE pourrait, elle aussi, relever alors d’un projet impérialiste. Il faudrait ajouter que les difficultés économiques de l’UEE, le refus du Kazakhstan et de la Biélorussie d’adopter le rouble, et l’opposition à toute forme d’union politique remettent en cause la vision d’une Russie impériale dominant brutalement ses voisins. En réalité, le terme « impérialisme » brouille la réflexion : que la Russie peine à dépasser son passé impérial est indéniable, mais établir un désir d’empire et d’expansion comme socle de l’idéologie « poutinienne » n’apparaît pas comme une grille d’analyse pertinente.
Vladimir Poutine, champion conservateur
Tous les ouvrages abordés soulignent le tournant « conservateur » de V. Poutine lors de son élection pour un troisième mandat en 2012. Sous ce terme, plusieurs tendances idéologiques du président russe peuvent se distinguer. Mathieu Slama, dans son livre La guerre des mondes, sous-titré Réflexions sur la croisade idéologique de Poutine contre l’Occident, les résume en deux oppositions fondamentales : souveraineté contre universalisme, tradition contre libéralisme.
La question de la souveraineté est en effet centrale dans la rhétorique poutinienne. La « démocratie souveraine » a d’ailleurs été l’un des concepts cardinaux élaborés par le Kremlin dans les années 2000, avec la « verticale du pouvoir » et la « dictature de la loi ». Sur le plan de la politique extérieure, cela se traduit par une hostilité farouche à toute forme d’ingérence, une résistance aux normes démocratiques prônées par l’Occident et la remise en question de l’ordre international dominé par ce dernier. Lors d’un discours resté célèbre prononcé à Munich en 2007, le président russe avait d’ailleurs plaidé pour un monde multipolaire au sein duquel l’Occident, qui ne constituerait plus un modèle normatif, ne se permettrait aucune ingérence dans les affaires intérieures des autres pays. Cette remise en question est d’autant plus profonde à la suite de l’intervention occidentale en Libye en 2011, ayant conduit au renversement de Mouammar Kadhafi. L’interprétation extensive de la résolution 1973 du Conseil de sécurité des Nations unies, pour laquelle la Russie de D. Medvedev s’était abstenue, a été vécue comme une preuve définitive du dévoiement du système international au profit des seuls Occidentaux.
La confrontation avec l’Occident va se placer également sur le plan des valeurs. À partir de 2013, le régime russe va exploiter l’adoption, en France, de la loi autorisant le mariage pour les personnes de même sexe pour démontrer la décadence morale de l’Occident et s’ériger en « héraut des valeurs conservatrices » (J. Radvanyi et M. Laruelle, p. 204). Le mariage gay servira également à poursuivre la délégitimation du modèle démocratique libéral, associé à une perversion des mœurs et de la morale.
Ce positionnement de défenseur des traditions face à un Occident décadent remporte un franc succès à la fois sur le plan intérieur mais également à l’international, y compris au sein de la droite américaine (J. Radvanyi et M. Laruelle, p. 205) et de l’UE. Les autorités russes s’affichent ainsi en protecteur d’une Europe originelle, chrétienne et souveraine, s’attirant un certain nombre de soutiens de tous bords dans les pays de l’UE. Mathieu Slama montre d’ailleurs tout au long de son livre, non sans une pointe de complaisance, la résonance des valeurs et arguments prônés par V. Poutine (tradition, souveraineté, spiritualité, etc.) auprès d’une frange des populations européennes. Ce positionnement s’appuie, par ailleurs, sur un appareil de soft power complètement rénové depuis cinq ans, et notamment sur les deux principaux médias russes à l’étranger, Russia Today et Sputnik.
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Pour souligner le vide idéologique ayant suivi l’effondrement de l’Union soviétique, Boris Eltsine déclarait : « Dans l’histoire russe du XXe siècle, il y a eu plusieurs périodes – la monarchie, le totalitarisme, la perestroïka et finalement la voie démocratique de développement. Chaque étape a eu sa propre idéologie […]. Nous n’en avons pas. » (Jean-Robert Jouanny, p. 55). Au vu des ouvrages ici étudiés, peut-on conclure que V. Poutine est parvenu à en imposer une nouvelle à la Russie ?
La réponse la plus convaincante est donnée par Jean Radvanyi et Marlène Laruelle. « Il n’y a pas, à l’heure actuelle en Russie de nouvelle idéologie officielle au sens soviétique du terme », mais « si l’idéologie au sens de doctrine est absente, on note bel et bien la structuration progressive d’une certaine vision du monde, une Weltanschauung, diffusée avant tout par le biais des médias » (p. 194). L’important pour le pouvoir est de conserver une marge de manœuvre pour s’adapter et ne pas s’enfermer dans un cadre idéologique trop étroit. D’où une certaine « flexibilité » idéologique et une « fluidité » des concepts, qui apparaissent et disparaissent des discours officiels selon les besoins – comme celui de Novorossia (p. 197). Les auteurs montrent qu’à partir d’un « socle commun » (p. 195) – patriotisme, rejet du modèle occidental et de ceux qui le prônent, nostalgie soviétique, etc. –, chacun peut ensuite trouver la voie idéologique qui lui convient, entre des options diverses et parfois contradictoires – sécularisation ou orthodoxie, célébration de la Russie multiculturelle ou ethnonationalisme, etc.
De manière assez pragmatique, V. Poutine a en fait créé, en fonction des enjeux intérieurs et extérieurs, un système de valeurs assez large, une bulle idéologique, rassemblant les divers courants et aspirations de la société. Sa propre personne, et ce qu’elle représente aux yeux des Russes, participe à donner une impression de cohérence à l’ensemble. Cette bulle va-t-elle néanmoins finir par éclater ? Bien souvent, le recours massif aux idéologies vient pallier les défaillances des institutions [2] et l’on peut craindre que le président russe ne soit, malgré des signes extérieurs de réussite, proche de l’essoufflement sur le plan intérieur. Son usage de concepts idéologiques remplit des objectifs de court terme : la mobilisation de l’opinion publique et le discrédit de toute opposition. Mais la Weltanshauung poutinienne est fondamentalement statique et ne propose pour la Russie, contrairement à l’idéologie soviétique, ni vision concrète du futur ni modèle de développement particulier [3]. Il se pourrait bien que V. Poutine soit finalement confronté aux mêmes difficultés que les dirigeants des vieilles démocraties : l’incapacité à proposer un projet politique enthousiasmant et pérenne qui profite et protège en même temps de la mondialisation.
- [1] « A new ideology for political ends », The Economist, 15 décembre 2012.
- [2] Andrei Kolesnikov, « Russian Ideology after Crimea », Carnegie Moscow Center, septembre 2015.
- [3] Ibid.