Novembre 2015
Le pétrole : carburant du pouvoir, frein de la puissance ? / Par Nicolas Mazzucchi
La France, le mondeRIS 100 - Hiver 2015
Les rapports entre pétrole et puissance semblent couler de source. En effet, les deux guerres mondiales ont largement prouvé que l’« or noir », au-delà de sa valeur économique, constituait une ressource éminemment stratégique. Toutefois, les bouleversements actuels, tant de l’économie internationale que des cours du brut, poussent à repenser la place du pétrole dans les problématiques de puissance géoéconomique. Les différents ouvrages ici étudiés, tous relativement récents, tentent ainsi, chacun à leur manière, d’analyser les rapports entre le pétrole, la politique et l’économie. Deux d’entre eux, ceux de Timothy Mitchell et Andrew T. Price-Smith, représentent le monde académique américain, le premier étant titulaire de la chaire d’études moyenorientales à Columbia et le second professeur-associé au département de science politique du Colorado College. Le troisième ouvrage, écrit par Matthieu Auzanneau, constitue une vision plus française et journalistique, l’auteur tenant un blog sur la plateforme du journal Le Monde.
La première chose qui frappe dans les trois ouvrages est qu’ils adoptent une orientation très anglo-saxonne pour évoquer, la plupart du temps, le pétrole en tant qu’instrument de pouvoir. A. T. Price-Smith, ancien conseiller associé au National Intelligence Council des États-Unis, prend d’emblée le parti d’analyser la question des rapports pétroliers au sein de la politique étrangère américaine, les plaçant donc dans un cadre naturellement atlantique. Pour leur part, M. Auzanneau et T. Mitchell se positionnent plutôt pour une analyse globale de la question, tous deux dans une perspective de temps long, avec une nette orientation historique pour le premier. Les deux auteurs cherchent ainsi à mettre à jour les liens entre pétrole et pouvoir au niveau mondial mais, en réalité, centrent – naturellement ? – leur analyse sur les rapports des États-Unis avec le pétrole, les pays producteurs et leurs alliés. Il en résulte finalement chez les trois auteurs un tropisme plus ou moins poussé pour les relations entre les États-Unis et les pays du Moyen-Orient. Si celui-ci est bien intégré chez A. T. Price-Smith, car découlant de manière harmonieuse du postulat de départ, les choses sont plus partagées s’agissant des deux autres auteurs. M. Auzanneau, suivant en cela la tradition de Daniel Yergin, confère une place prépondérante au Moyen-Orient dans l’explication historique du développement de l’industrie pétrolière. Si cela semble tout à fait à propos, on aurait préféré voir l’auteur s’aventurer, dans la partie la plus contemporaine, vers les plaines de Sibérie ou d’Asie centrale et les rives de l’Atlantique Sud. T. Mitchell, pour sa part, semble orienté par son tropisme de spécialiste du Moyen-Orient, tant il accorde une place extrêmement importante à cette région. Mais si l’analyse des rapports entre Washington et les États riverains du golfe Persique est particulièrement éclairante, elle s’insère mal dans le déroulé de l’ouvrage qui, de fait, devient chaotique.
Les rapports entre les États-Unis et les grandes entreprises pétrolières, les majors, sont également analysés de manière extensive. Celles-ci constitueraient d’ailleurs, pour les trois auteurs, la base d’une forme d’impérialisme qui aurait amené les États-Unis à leur position internationale actuelle. Que les Américains – et les Britanniques avant eux – aient utilisé la dynamique particulière existant entre l’État et les majors pour développer leur puissance globale est tout à fait admis. Toutefois, certaines analyses, comme celles de M. Auzanneau qui s’interroge sur le rôle du Big Oil dans l’assassinat de John F. Kennedy ou du pétrole comme cause majeure de la guerre du Viêtnam, sont pour le moins déroutantes. Ainsi l’or noir fascine, parfois au point de provoquer l’écueil d’un léger complotisme, qu’il s’agisse de voir la main des compagnies pétrolières derrière chaque action géopolitique ou, comme T. Mitchell, de tracer des liens organiques entre pétrole et terrorisme.
Si les grandes entreprises pétrolières sont, par leurs actions, une partie du problème, elles sont également un élément de la solution et il est délicat de les positionner comme l’irréductible « méchant » de l’histoire du pétrole mondial, écueil que n’évitent pas toujours les auteurs. En effet, à ne voir que la main des compagnies pétrolières internationales comme grands ordonnateurs de tensions géopolitiques, principalement dans le golfe Persique (renversement de Mohammad Mossadegh, guerres d’Irak, etc.), ils oublient aussi le rôle que ces dernières jouent comme rouage essentiel de la mondialisation. De la même manière, les trois ouvrages conservent le découpage traditionnel entre les compagnies pétrolières nationales (NOC) et les compagnies internationales (IOC), sans analyser le grand changement à l’œuvre depuis près d’une décennie : la montée en puissance des compagnies pétrolières des grands pays dits émergents. Des entreprises comme le brésilien Petrobras ou les chinois CNPC (China National Petroleum Corporation) et Sinopec ont, en effet, des caractéristiques particulières qui les positionnent comme des NOC s’agissant des rapports entreprise-État, mais agissent également sur les marchés extérieurs comme des IOC, conquérant de nouvelles positions face aux supermajors en Afrique, au Moyen-Orient ou en Asie centrale. Cette absence de prise en compte du poids de ces pays dans le jeu pétrolier mondial constitue l’une des principales faiblesses des trois livres.
Une des grandes questions traitées dans les ouvrages est celle de l’existence – ou plutôt de l’acuité – d’un éventuel pic pétrolier auquel nous serions – ou serons – confrontés. Les trois auteurs synthétisent à leur manière les débats existants entre l’école malthusienne, qui présidait notamment aux analyses de l’administration de George W. Bush au moment de la guerre d’Irak de 2003, et l’école de l’abondance, que l’on retrouve aujourd’hui dans les travaux de l’Agence internationale de l’énergie (AIE). Si A. T. Price-Smith se raccroche à la seconde, avec certes quelques bémols qui ne sont pas sans rappeler les travaux de D. Yergin [1], les deux autres auteurs ne partagent pas cette analyse. T. Mitchell offre ainsi une vision assez complexe du futur pétrolier. Les liens qu’il établit entre pétrole et démocratie, de manière assez étonnante le plus souvent, lui servent, par un habile tour de passe-passe, à transférer la question du champ économico-technologique vers ceux de la politique et de la géopolitique. En effet, pour lui, le pétrole est devenu une affaire de société, et non un monopole d’économistes, ces derniers étant assez vigoureusement vilipendés dans la conclusion de l’ouvrage (pp. 293-301). Éviter d’étudier en profondeur la question du pic pétrolier, c’est aussi éviter l’un des cœurs du problème de l’analyse prospective du secteur énergétique international. De la même manière, il est assez étonnant de penser que la ressource n’est au fond pas une problématique centrale et qu’il s’agira juste d’une adaptation sociétale et politique liée à la forme de production énergétique future, qu’il s’agisse de fossiles ou d’autres sources. L’auteur ne tombe toutefois pas dans l’écueil de prophétiser une révolution énergétique profonde et totalisante, à la manière de Jeremy Rifkin [2].
M. Auzanneau, pour sa part, développe une vision particulièrement pessimiste de la question. Pour lui, le pic pétrolier est déjà là, avec la déplétion des grands champs historiques comme Gawar (Arabie saoudite) ou Cantarell (Mexique). L’âge du pétrole toucherait donc à sa fin, ou du moins à son crépuscule pour rejoindre partiellement l’analyse de T. Mitchell. Toutefois, à la manière d’A. T. Price-Smith, il est possible de rétorquer que si ces grands champs historiques, véritables « vaches à pétrole » de leurs pays, s’épuisent plus ou moins rapidement, les techniques de récupération pétrolière [3] et les prix à la pompe permettent d’ouvrir de nouveaux champs ou d’améliorer les taux de retour de ceux actuellement en production, prolongeant d’autant l’ère pétrolière. Il est ainsi particulièrement complexe de se positionner sur cette question, qui fait intervenir non seulement des variables géologiques (disponibilité de la ressource), mais aussi économiques (prix acceptable, taux de rentabilité des exploitations), politiques (subventions, législation), géopolitiques et sociétales (choix d’un mode de consommation, lutte contre le changement climatique).
A. T. Price-Smith insiste également sur la faiblesse – voulue – de l’ordre international énergétique. Ainsi la baisse du pouvoir d’influence de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) sur les cours pétroliers mondiaux – qu’aucun des trois auteurs n’analyse d’ailleurs en profondeur – limite-t-elle de plus en plus le rôle des organisations internationales. L’opposition feutrée OPEPAIE ou, pour le dire plus simplement, producteurs contre consommateurs occidentaux se trouve aujourd’hui bouleversée par la montée en puissance des acteurs émergents, comme producteurs aussi bien que comme consommateurs. Les instances énergétiques internationales se révèlent alors particulièrement faibles, à tel point que le rôle du marché s’est renforcé et, avec lui, celui des grands acteurs internationaux que sont les supermajors, agissant sur toute la chaîne de valeur pétrolière et partout sur la planète. Sans présumer de l’aspect positif ou négatif de cette évolution, il appartient de noter que les pressions éventuelles des pays occidentaux pour plus de démocratie dans les pays producteurs sont moins puissantes que par le passé. En effet, les pays producteurs non démocratiques savent qu’ils peuvent désormais se retourner vers des pays comme la Chine ou l’Inde, qui constituent d’importants débouchés, sans que ces derniers ne viennent s’immiscer dans leurs affaires politiques intérieures. Cela rejoint l’analyse faite par les trois auteurs de la puissance des compagnies pétrolières internationales, qui s’épanouissent dans un rapport particulier avec les États, malgré – ou plutôt grâce à – l’achèvement de la mondialisation.
La thèse principale du livre de T. Mitchell repose ainsi sur un lien supposé entre le pétrole et la démocratie. Le début de son ouvrage, consacré au charbon et aux liens qu’il infère entre celui-ci et la forme de gouvernement de l’Angleterre victorienne, laisse apparaître quelques orientations idéologiques surprenantes. En effet, pour lui, la colonisation serait un fait de la seconde moitié du XIXe siècle, tourné vers des matières premières industrielles, et la démocratie une invention post-Seconde Guerre mondiale. L’auteur met ainsi de côté tout le mouvement de colonisation de l’époque moderne, non directement lié à l’industrie mais à la satisfaction des besoins de consommation des sociétés occidentales [4], de même que la question des politiques démocratiques européennes pré-XXe siècle. Là encore, une orientation idéologique trop américano-centrée laisse le lecteur songeur et biaise fortement l’analyse. De fait, la thèse est finalement peu claire puisque le pétrole favoriserait la démocratie dans les sociétés qui le consomment, comme les États-Unis et l’Europe, mais créerait au contraire des déséquilibres et des confiscations du pouvoir dans les pays producteurs. Cette idée, séduisante de simplicité sur le papier, ne résiste pas à l’analyse des faits et, comme pour la question des rapports entre l’État et les entreprises, se heurte au phénomène des pays émergents.
Globalement, l’absence d’une analyse des rapports pouvoir-politique en Chine, Russie, Brésil, etc., se révèle donc un point faible des trois ouvrages, partiellement compensé chez A. T. Price-Smith par un dernier chapitre dont une large part est consacrée à un tour du monde des situations.
Pour reprendre les termes d’A. T. Price-Smith, le pétrole serait un « cadeau faustien » (p. X) fait à l’humanité, lui permettant de se développer de manière extrêmement rapide mais constituant, à terme, une forme de Némésis. Il serait ainsi nécessaire à la mondialisation et au développement des flux planétaires – du fait de sa « liquidité », dans tous les sens du terme –, mais également profondément conflictogène.
Les trois ouvrages se réfèrent, naturellement pourrait-on dire, aux travaux de D. Yergin, que ce soit pour s’en rapprocher ou prendre une certaine distance [5]. La monumentale somme qu’a été The Prize, en 1991 [6], fait toujours autorité, près de vingt-cinq ans après son écriture. L’ouvrage qui s’en rapproche le plus dans la forme est celui de M. Auzanneau, qui choisit d’adopter un découpage similaire et même de reprendre le cahier photographique central du livre de D. Yergin. Des annexes plus fournies (cartes, tableaux, schémas, etc.) auraient été les bienvenues pour densifier certains développements. Toutefois, l’auteur évite bien à propos la querelle épistémologique dans son analyse, préférant se cantonner à un récit historique qui est, le plus souvent, intéressant et pédagogique. Là où il se distingue le plus de son illustre modèle, c’est avant tout dans une approche de la puissance américaine comme écrasant les autres pour le contrôle des ressources pétrolières. En ce sens, les États-Unis semblent, sous la plume de M. Auzanneau, lancés depuis la Première Guerre mondiale – et encore plus depuis la Seconde – dans une quête sans fin pour la domination du pétrole, fût-ce au prix de la guerre et des équilibres géopolitiques.
Les deux auteurs américains tentent, en outre, de lire, dans la plus pure tradition des relations internationales, les questions pétrolières à travers les théories des différentes écoles. Une grande partie du travail d’A. T. Price-Smith tourne autour de cette notion d’illiberalism, difficilement traduisible dans toute sa profondeur en français. L’auteur explique ainsi que les théories de Robert Keohane et Joseph Nye sur l’« interdépendance complexe » [7], si elles sont exactes, ne constituent toutefois pas un phénomène bénin. Au contraire, A. T. Price-Smith estime que le phénomène est à l’origine des compétitions actuelles entre acteurs et se révèle même décisif dans les postures stratégiques des grandes puissances, États-Unis en tête. Cela amène par ailleurs l’auteur à mixer, de manière fine, les approches entre réalistes et libéraux pour obtenir une analyse plus exacte d’un phénomène qui n’est pas tant géopolitique que géoéconomique. La puissance américaine passe donc par une meilleure intégration de cette évolution mondiale et les orientations prises par l’administration Obama semblent le confirmer. Il n’est plus maintenant tant question de l’indépendance pétrolière des États-Unis que du contrôle de leur dépendance. À titre d’exemple, le maintien des importations de pétrole depuis le Canada permet, au titre de l’Accord de libre-échange nord-américain (Alena), de bénéficier d’un poids important sur le secteur pétrolier de ce pays [8].
Pour sa part, T. Mitchell choisit une analyse fortement teintée d’inspiration marxiste, faisant référence à des penseurs comme Karl Polanyi, dans le but de conforter sa thèse sur les liens entre pétrole et démocratie. Si K. Polanyi établit des liens entre les facteurs de production et les systèmes politiques, il est assez étonnant de fixer ceux-ci sur la seule question du système énergétique dominant, tant les situations sont diverses et apparaissent liées à de nombreux autres déterminants. La définition donnée par T. Mitchell de l’économie, peu claire et assez étonnante – celle-ci serait née à la fin du XIXe siècle –, laisse songeur quant à l’aspect très orienté, pour ne pas dire téléologique, de la démonstration du politologue américain. La puissance y semble plus un écrasement de type néocolonial qu’une stratégie raisonnée de la part d’un pays. Les États-Unis seraient donc une sorte d’ogre créant ses propres ennemis comme le laisse entendre la dernière partie, « MacDjihad » (pp. 239-274).
Les trois ouvrages sont ainsi donc assez inégaux s’agissant de leur intérêt. Le plus convaincant se révèle celui d’A. T. Price-Smith, dont l’orientation américaine, totalement assumée, permet de mieux comprendre le jeu politique des États-Unis par rapport à la question pétrolière. La fin de l’ouvrage, sous forme d’un rapide tour du monde quelque peu prospectif, permet également de s’ouvrir à d’autres régions que le sempiternel Moyen-Orient. Ce tropisme pour cette partie du monde pourrait d’ailleurs être l’une des principales critiques faites à l’ouvrage de T. Mitchell qui prend, de plus, des postulats de base très discutables quant à la démocratie ou même à l’économie. Il est certainement le moins convaincant des trois. Le livre de M. Auzanneau, malgré quelques orientations étonnantes et foncièrement pessimistes ainsi qu’un léger parfum de théorie du complot, offre une synthèse intéressante en français sur l’histoire pétrolière. Il permet ainsi d’aborder l’évolution du secteur sur près d’un siècle et demi, ce qui s’avère toujours salutaire pour saisir les événements actuels.
- [1] Plutôt que de pic pétrolier, théorie des années 1950, D. Yergin préfère parler de « plateau pétrolier », avec une production qui cesserait d’augmenter tout en restant constante pendant un temps assez long avant de finalement décliner.
- [2] J. Rifkin prophétise, dans La troisième révolution industrielle (Paris, Les Liens qui libèrent, 2012 pour l’éd. française), un changement de paradigme majeur des sociétés humaines grâce à l’apport combiné des technologies renouvelables et du cyberespace. Si cela peut s’avérer vrai, il semble particulièrement osé d’en faire une « révolution industrielle » du même niveau que celles du XIXe – à base de charbon – et du XXe siècles – à base de pétrole.
- [3] Notamment l’EOR (Enhanced Oil Recovery), qui permet de prolonger la production des champs matures.
- [4] Phénomène analysé sur le plan de la puissance internationale par de nombreux auteurs, dont Alfred Thayer Mahan, qui en a fait la base de son système géopolitique.
- [5] D. Yergin a été le premier grand analyste de l’histoire pétrolière mondiale, en faisant du pétrole le principal driver de la politique étrangère et le socle de la puissance des États-Unis. Il fait, en outre, apparaître le rôle fondamental des majors comme acteurs géoéconomiques et géopolitiques de premier plan.
- [6] Daniel Yergin, The Prize. The Epic Quest for Oil, Money & Power, New York, Simon & Schuster, 1991.
- [7] Dans Power & Interdependence (4e éd., 2011), les deux auteurs mettent en avant ce phénomène comme l’une des grandes caractéristiques de la mondialisation. Pour eux, il s’agit d’un élément foncièrement pacificateur, puisqu’aucun État n’est plus en autarcie économique mais dépendant de ses voisins ou des autres puissances pour ses approvisionnements ou ses débouchés commerciaux.
- [8] D’autant plus lorsqu’on prend en compte l’importance des filiales d’entreprises américaines comme Imperial Oil, appartenant à ExxonMobil.