Novembre 2017
« Le libre-échange n’existe pas » / Grand entretien avec Pascal Lamy
À qui profite le commerce ? L’impact du libre-échange sur les relations internationalesRIS 108 - Hiver 2017
Sylvie Matelly et Pim Verschuuren – Comment caractériseriez-vous le libre-échange ?
Pascal Lamy – Il y a tout d’abord un problème sémantique : je ne parle jamais de libre-échange. Parce que cela n’existe pas. Il n’y a pas de libre-échange ; il y a des échanges plus ou moins ouverts, et pour des raisons plus ou moins légitimes. Le « libre-échange » est une fiction à la fois utile et controversée, pour parler comme Yuval Harari.
L’échange c’est : je suis producteur, j’achète, je vends, à côté, en face, à 100, 200, 2 000 kilomètres de chez moi, ce qui nécessite parfois de passer une frontière – même si aujourd’hui le terme de frontière n’a plus beaucoup de sens. Le débat idéologique pertinent est de savoir s’il y a plus de bien-être quand les échanges sont ouverts ou quand ils ne le sont pas. Il s’agit d’un vrai grand sujet, mais en dehors de cela, « vive le libre-échange » ou « à bas le libre-échange » ne font pas beaucoup sens. C’est pour cela que je parle d’« ouverture des échanges ». D’ailleurs, quand j’étais directeur général de l’OMC, je n’ai jamais parlé de « libre-échange », mais d’« échanges plus ou moins ouverts ».
Dès que l’on parle de « free trade », la controverse ripe immédiatement sur le « fair trade », ce que mes camarades socialistes ont appelé le « juste échange », qui est pour moi une entourloupe intellectuelle. Parce qu’à partir du moment où l’on commerce, la notion selon laquelle cet échange est juste n’est pertinente que si les deux parties le considèrent effectivement comme tel. Il n’y a pas de juste échange en dehors d’un accord des deux parties sur le fait qu’il soit juste. Une fois cela reconnu, une partie du débat disparaît complètement.
Comment expliquez-vous alors que les débats semblent d’abord porter sur cette question du libre-échange plutôt que sur l’ouverture et les modalités de celle-ci ?
Pascal Lamy – 90 % des débats dans le monde portent sur l’ouverture et 10 % sur le libre-échange en tant que tel. C’est surtout en France que l’on s’interroge sur le libre-échange, parce que le sujet y est chargé idéologiquement, ce qui très peu le cas ailleurs, sauf peut-être à Cuba, au Venezuela, en Équateur, en Algérie, en Argentine, à un degré moindre en Bolivie, et probablement en Corée du Nord.
Au Royaume-Uni, la campagne électorale sur le « Brexit » a été très hétérogène, entre certains qui pensaient pouvoir tout libéraliser et d’autres qui voulaient sortir de l’Union européenne (UE) car ils voyaient trop d’étrangers. Mais s’il y a un endroit où il y a un consensus idéologique national sur ce sujet, c’est bien en Grande-Bretagne, notamment du fait de l’héritage idéologique du XIXe siècle. Richard Cobden, l’avocat des pauvres, avait alors plaidé pour le libre-échange contre les landlords quand le prix des grains s’est effondré à la suite du passage à la machine à vapeur. Les landlords, eux, voulaient des droits de douane pour conserver leur rang, ce que R. Cobden refusait, car il argumentait que le prix du pain allait augmenter.
À l’inverse, la Révolution française a morcelé la propriété : il n’y avait plus de landlords, mais énormément de petits agriculteurs à qui l’on a dit qu’il fallait voter pour la République, qui allait les protéger. C’est ainsi la structure de la propriété foncière qui fait l’idéologie. J’exagère un peu, mais ces deux cas sont très typiques : les choses sont en partie déterminées par les infrastructures économico-juridiques.
Vous caractérisez la mondialisation actuelle comme un stade de développement du capitalisme de marché. Qu’entendez-vous par là ?
Pascal Lamy – C’est une vague dans un système qui en connaîtra d’autres et dans lequel un saut technologique ouvre la possibilité d’augmenter la taille des marchés en écrasant le coût de la distance. La première de ces grandes vagues a été l’invention du gouvernail d’étambot. Le fait de pouvoir naviguer autrement que par vent arrière a permis de traverser l’Atlantique. Ensuite, il y a eu la vapeur, puis l’électricité. Désormais, il y a le conteneur et Internet.
Ces sauts technologiques ont réduit le coût de la distance et donné une portée réelle, une véritable incarnation à ce que David Ricardo et Joseph Schumpeter avaient parfaitement décrit, à condition de les lire ensemble : l’avantage comparatif et la destruction créatrice, qui sont les deux formulations théoriques qui expliquent pourquoi l’ouverture des échanges crée des efficiences économiques, et pourquoi cette création d’efficiences se fait au prix d’un réaménagement inévitablement douloureux des positions acquises, d’autant plus qu’en général les faibles en pâtissent et les forts en profitent.
Le parallèle entre la globalisation actuelle et la révolution industrielle du XIXe siècle est frappant. Dans Quand la France s’éveillera [1], j’ai proposé une vision de la mondialisation, qui a des côtés très souriants pour certains et très menaçants pour d’autres. Le système dans lequel nous vivons depuis le Moyen Âge est ce capitalisme de marché, qui s’est développé, sophistiqué et étendu. Nous sommes dans l’une de ces phases, et il y aura d’autres sauts technologiques qui nous porteront vers d’autres horizons.
Pendant longtemps, l’obstacle essentiel à l’échange et à la spécialisation était la distance. De ce point de vue, Malcolm McLean, qui a inventé le conteneur, est aussi important que ceux qui ont inventé Internet. En dix ans, le conteneur a réduit le coût du transport à la tonne par 50, ce que même Internet ne parvient plus à faire. C’est pour moi la logique du système. Nous sommes aujourd’hui probablement à la fin d’une étape de cette formidable et progressive phase de réduction du coût de la distance, et donc de facilitation de l’échange.
Ce mouvement est-il réversible ?
Pascal Lamy – Il n’est pas réversible à long terme, dans la mesure où il est « motorisé » par la technologie, qui ne revient pas en arrière. Il y a des moments d’accélération et de ralentissement, de régression comme la Première Guerre mondiale. La mondialisation a connu une grande accélération au cours des trois dernières décennies. Et depuis environ cinq ou sept ans, nous sommes dans une phase de décélération de cette accélération. Mais il s’agit d’un ralentissement, pas d’un retour en arrière.
Pour des raisons qui tiennent notamment à la structuration des chaînes de valeur globales, les processus de production se sont énormément multilocalisés pendant trente ans, avec des rendements marginaux très forts. S’ils le sont actuellement un peu moins, il suffit que les prix relatifs changent pour que cela bouge à nouveau. La globalisation ne sera alors pas forcément la même : si les salaires chinois augmentent de 15 % par an ou si le prix de la tonne de carbone atteint 40 euros, les flux changeront, mais il y aura toujours de la délocalisation, de la relocalisation. L’imprimante 3D, par exemple, changera les choses, mais entraînera tout de même un énorme flux de fichiers devant être chargés sur chaque imprimante, c’est-à-dire du commerce de services. Ce ne sera pas du commerce de biens, mais ce ne sera pas de la « déglobalisation » pour autant.
Et il y a un domaine dans lequel la globalisation va continuer à grande vitesse : celui des données, qui sont aujourd’hui l’objet principal de l’échange. On est encore au Moyen Âge de ce point de vue. Quand j’étais à l’OMC, j’avais lancé une « croisade » sur la mesure du commerce en valeur ajoutée, parce que comparer des mesures du commerce en volume à des produits nationaux bruts (PNB) qui sont des sommes de valeurs ajoutées ne fait désormais plus sens. Dans un univers de chaînes de valeur multilocalisées, il est normal que le ratio entre le volume et le PNB passe d’un à cinq et qu’ensuite, à partir du moment où leur allongement se ralentit, revienne de cinq à deux. Cela dépend des prix relatifs, mais aussi des considérations fiscales à court terme. Si je peux mettre mes profits là où ils ne sont pas imposés, cela va avoir une influence sur mes processus de production, même s’il y a une certaine autonomie de la répartition fiscale des valeurs ajoutées par rapport à la répartition réelle. Dans le cadre des travaux de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et du G20 sur l’érosion de la base d’imposition et du transfert de bénéfices (BEPS), tout l’enjeu est ainsi de rapprocher la fiscalité de la valeur ajoutée de la réalité de la valeur ajoutée. Ces intentions finiront par trouver leur chemin.
Que pensez-vous, dans ce contexte, de la tendance à la régionalisation et à la conclusion d’accords bilatéraux ? Ne se dirige-t-on pas vers un morcellement du libre-échange ?
Pascal Lamy – Je ne partage aucune des anxiétés des théoriciens du commerce sur ce point pour une raison simple et pratique. Au cours des cinquante dernières années, on a toujours fait du multilatéral et du bilatéral, du régional, de l’unilatéral. Et cela va continuer, parce que le multilatéral est un plus petit dénominateur commun, et qu’en bilatéral et en régional, il est possible de faire davantage en matière d’ouverture, et qu’il arrive de faire de l’unilatéral pour des raisons particulières. Pour moi, ce n’est pas un sujet, malgré les dizaines de milliers de pages qui ont été écrites par des académiques extrêmement respectables sur les effets de diversion des échanges, tout ce qui est à la base de la clause de la nation la plus favorisée, de laquelle il ne faudrait sortir qu’avec des précautions considérables.
Car si l’on observe tous les accords bilatéraux dans le monde, environ la moitié des échanges qui en résultent respectent en réalité cette clause de la nation la plus favorisée, ne serait-ce que parce que dans un accord bilatéral, il faut des règles d’origine en matière de protection, de droits de douane, etc. Or, passer par ces règles coûte tellement cher que de nombreux opérateurs préfèrent se passer de cet avantage bilatéral et renoncent à l’avantage tarifaire.
De plus, à l’avenir, le véritable défi ne réside plus dans la protection du producteur, mais dans la protection du consommateur. Du point de vue des échanges, les normes, les standards, la sécurité, l’environnement et, de plus en plus, le social compteront de manière croissante. Dans ce contexte, même s’il n’y a réellement un consensus sur la nature des biens publics ou du bien-être social, de l’importance de la santé ou de l’environnement, toute ouverture discriminante est impossible, y compris dans le cas d’une discrimination positive qui consisterait par exemple à ne pas imposer de droits de douane sur les fleurs provenant du Rwanda, à prendre 10 sur ceux du Costa Rica et 20 sur ceux d’Israël.
Et la normalisation est inévitablement entre les mains de l’endroit où la précaution est la plus élevée, car les opinions publiques n’accepteraient pas des retours en arrière. De ce point de vue, les tracas du Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (TTIP) étaient parfaitement prévisibles puisque l’essentiel du TTIP était la convergence règlementaire dans la protection du consommateur. Pour autant, ce type de convergence passe inévitablement par le choix du niveau de précaution le plus élevé, donc par les États-Unis et l’Europe.
Pour les consommateurs, néanmoins, la logique du producteur semble assez importante. Il existe beaucoup de dynamiques à vouloir produire localement. Ne pensez-vous pas que cela puisse faire revenir la logique du producteur ?
Pascal Lamy – Cela existe, mais ne dépassera pas 10 ou 15 % de parts de marché. Je n’y suis pas opposé, il m’arrive de faire du fair trade, mais il s’agit d’une attitude de classes urbaines aisées. Le vrai consommateur, lui, regarde les prix et va toujours choisir ce qu’il y a de moins cher.
Quant à l’idée que produire local serait mieux que produire global, elle est parfaitement discutable. Souvenez-vous des campagnes sur les « food miles » : pour calculer par exemple l’impact carbone de haricots entre Nairobi et Rotterdam, il faut mesurer l’empreinte carbone depuis le moment où la graine est plantée, jusqu’à l’assiette du ménage qui va chercher ses haricots au supermarché en 4×4. Il y a parfois cette impression qu’il est préférable de produire local, mais il vaut mieux chauffer des haricots au soleil du Kenya qu’au gaz dans les serres néerlandaises.
Mais cette tendance de fond chez les consommateurs produit des effets politiques. Dans les campagnes électorales aux États-Unis et dans les pays de l’UE, des candidats se présentent comme étant opposés au libre-échange.
Pascal Lamy – Cela va rester modeste. La génération « Seattle » [2], par exemple, a constitué un véritable mouvement antimondialisation au sens « anti-trade » et considérait que les échanges étaient mauvais pour le développement. L’argument de la deuxième vague de contestation est un peu différent puisque désormais, le libre-échange serait néfaste pour les pays développés, donc l’inverse, ce qui est d’ailleurs plus juste. Il a fallu vingt ou trente ans pour retomber dans le bon schéma théorique, à partir du moment où la disruption, le déplacement et le remodelage des tissus économiques et sociaux ont été moins amortis, hélas, par le « coussin » de l’État providence.
Le Welfare State a en effet amorti les chocs à partir du moment où il a été inventé au XIXe siècle par deux écoles : une utopiste – Beveridge –, qui disait que les gens ne doivent pas être malheureux, et une cynique – Bismarck –, qui voyait son intérêt dans le fait qu’ils ne le soient pas. La globalisation précédente a donc ainsi été en partie amortie, notamment dans les petits pays, qui sont ceux qui échangent le plus. De ce point de vue, le modèle nordique est absolument clair. Simplement, depuis une vingtaine d’années, la globalisation s’est renforcée – sa force, sa vitesse, sa masse, sa taille – et les systèmes de réduction de l’insécurité sociale au sens large ont été dépassés, d’où l’élection de Donald Trump, par exemple.
Il y a également une tendance au démantèlement de l’État providence.
Pascal Lamy – Il a été en partie rétréci pendant la crise, mais c’est une parenthèse. Sur vingt ou trente ans, cet État providence s’est avéré de plus en plus incapable de prendre en charge les victimes de la globalisation, parce que les systèmes d’éducation ne sont plus ce qu’ils étaient, parce que l’individualisation des tâches fait que la négociation et les systèmes d’indemnisation collective fonctionnent moins bien. La crise du Welfare State est bien établie et répertoriée, d’où la phase actuelle de populismes, de discours protectionnistes, qui n’a rien à voir avec le fait que le libre-échange serait néfaste pour les pays en développement.
C’est donc cette perte d’efficience des amortisseurs de chocs schumpétériens qui a créé ces réactions protectionnistes, qui sont d’autant plus fortes que les systèmes sont faibles. D’où d’ailleurs le fait que les États-Unis et le Royaume-Uni ont été davantage touchés que le continent européen. Il y a par exemple une part populiste dans les votes « Brexit » ou Trump, même s’il ne faut pas réduire la relation à la globalisation à un problème socio-économique. Une partie du problème est d’ordre socio-économique, une partie égale relève davantage de l’émotion, de l’imaginaire, du ressenti. La globalisation a un versant socio-économique et un versant culturel, anthropologique.
Que faudrait-il faire, alors, pour y remédier ?
Pascal Lamy – Ajuster les systèmes de sécurité sociale, à condition d’accepter, dans certains cas, de donner la priorité aux questions d’injustice sociale par rapport aux questions d’efficience. La seule solution est dans la réfection du Welfare State.
Revenons au fait que l’ouverture consisterait désormais d’abord à réfléchir et négocier sur la protection des consommateurs. N’est-on pas face à un paradoxe quand le consommateur, en tant que citoyen, semble se sentir en danger, en insécurité dans ce monde global ?
Pascal Lamy – Le consommateur a peur d’une chose, à plus ou moins juste titre : que l’ouverture de l’échange se fasse au prix de la précaution. Je ne fais pas de différence avec le citoyen. L’homo œconomicus capitaliste est à la fois producteur et consommateur.
Pourquoi les Allemands ou les Autrichiens ont réagi à l’occasion du TTIP ? Ils ne sont pas protectionnistes au sens de vouloir protéger production et emplois ; ils sont précautionnistes et ont de bonnes raisons de l’être quand on connaît un peu la mythologie allemande, les pluies acides dans les forêts dans les années 1960, ou l’histoire de l’industrie chimique dans ces pays. Ce n’est pas un hasard si l’écologie politique est née, sur le continent européen, en Allemagne. Ils sont précautionnistes et on leur a raconté, avec le TTIP, qu’ils allaient manger du bœuf aux hormones, etc. C’est cela le précautionnisme et c’est inévitable, c’est-à-dire que l’harmonisation de la précaution ne doit pas se faire vers le bas. C’est l’erreur qu’a faite la Commission européenne à l’ouverture de ces négociations : attendre trois ans pour enfin dire « on va faire de la convergence règlementaire, mais pas vers le bas ».
Il y aussi la question des mécanismes d’arbitrage.
Pascal Lamy – C’est un autre sujet, qui concerne les investissements et non plus le commerce, et qui n’est devenu visible que parce que le traité de Lisbonne a fédéralisé une compétence « investissement ». Personne n’a jamais protesté contre les traités bilatéraux quand les États membres en signaient à tour de bras. À partir du moment où la compétence est passée au niveau européen, le sujet a acquis une visibilité. Ce qui montre au passage que la démocratie européenne n’est pas forcément pire, et parfois même meilleure que la démocratie nationale, puisque ce débat n’a jamais eu lieu au niveau national et qu’il est toujours en cours au niveau européen. Mais c’est une affaire de protection des régimes d’investissement et d’interprétation du droit au cas où il y aurait un litige, question qui, à mon avis, n’aurait jamais dû se poser entre les États-Unis ou le Canada et l’Europe. Mais les diplomates considèrent à tort, hélas, que l’on ne peut pas traiter différemment la Chine, la Birmanie, les États-Unis et le Canada.
Ne pensez-vous pas que cela soit tout de même lié à la question de l’ouverture commerciale ? Il y a implicitement la question de multinationales qui deviendraient plus puissantes que des États et remettraient en cause leur souveraineté.
Pascal Lamy – Je ne crois pas du tout. Ne serait-ce que parce que beaucoup ont découvert, à travers ce débat, que les entreprises avaient des moyens de recours quotidiens contre les États.
La seule question qui se pose est de savoir si l’on applique le droit commun ou s’il faut un canal spécial dans le cas où il risque d’y avoir hétérogénéité du standard juridique entre deux pays. Mais il s’agit d’un tout petit problème. Que les multinationales soient puissantes ne fait pas de doute, c’est une des définitions du capitalisme de marché. Qu’elles aient la possibilité d’influencer les États n’en fait pas davantage. Il faut simplement que les États conservent des réserves de souveraineté suffisantes. D’ailleurs, ce qui est en train de se passer au sein du G20 sur la question fiscale prouve qu’il leur est possible de récupérer du pouvoir politique. Mais il faut un G20 pour y parvenir, peut-être, puisqu’il est devenu impossible de le faire seul : c’est un autre versant de la globalisation.
La protection du consommateur par l’harmonisation par le haut serait-elle donc compatible avec l’ouverture des échanges ?
Pascal Lamy – C’est non seulement compatible, mais à partir du moment où l’harmonisation a été réalisée pour les producteurs, la seule façon de conserver les effets d’efficience est d’harmoniser pour les consommateurs. Mais ce n’est pas du tout la même manière de procéder. Égaliser pour les producteurs consiste à se débarrasser de la mesure, un droit de douane par exemple ; égaliser pour les consommateurs consiste à se débarrasser de la différence. Les Européens en ont une certaine expérience avec le marché intérieur, qui consiste en une harmonisation règlementaire pour les biens et les services. C’est très difficile parce que l’on se situe dans la gestion du risque, qui est une échelle de valeurs qui est elle-même le produit de philosophies, de cultures, de valeurs.
Prenons le cas d’un producteur moyen de biens ou de services qui veut accéder à un autre marché moyen. Il paie 10 % de frais divers liés au passage des frontières – ce ne sera plus que 5 % dans dix ans – et 20 % qui résultent d’ajustements à des systèmes de précaution différents. Par exemple, un producteur rwandais de fleurs n’a pas de problèmes de taxes ou de quotas pour accéder aux marchés américain, japonais, européen. Sauf qu’il doit respecter un maximum de pesticides, et que les normes américaines, européennes et japonaises en la matière ne sont pas les mêmes. Il lui faut donc produire selon trois marchés, à moins que ceux-ci ne parviennent à la même norme ou qu’il adopte de son côté la plus contraignante. Le coût actuel de vérification de cette norme – contrôles à la frontière, inspecteurs, etc. – représente un gisement d’efficience conséquent, du même ordre que les droits de douane d’il y a quarante ans. C’est donc là que les choses vont se concentrer.
Se posent cependant plusieurs questions : comment, où et par quel biais ? Étant entendu, premièrement, que l’on se situe dans la clause de la nation la plus favorisée parce qu’il n’y a pas de discrimination en matière de précaution et que, deuxièmement, nous, Européens, imposons, de fait, nos choix de précaution au reste du monde, ce qui complique encore les choses.
La mauvaise nouvelle est donc qu’il y a là un grand obstacle. La bonne est qu’y remédier n’entraîne pas d’effets schumpétériens du même ordre que pour les producteurs : la manière dont sont réalisées les économies d’échelle est plus douce.
Cela ne crée-t-il pas une confrontation plus géopolitique entre pays du Nord et du Sud ?
Pascal Lamy – Ce n’est pas certain, parce que tout le monde y a intérêt. Si le TTIP est conclu, le producteur rwandais de fleurs fait une très bonne affaire puisque la précaution est harmonisée sur les trois quarts de son marché. Encore lui faut-il se mettre au niveau de ces normes. C’est la raison pour laquelle j’avais lancé « Aid for Trade » en 2005 à l’OMC et qu’une grande partie de l’aide au développement a ensuite été réorientée vers la construction de capacités de ce type.
Vous êtes donc plutôt optimiste sur la direction que prend le commerce international dans les capacités de rattrapage technologique, de développement du Sud, malgré la progression des inégalités ?
Pascal Lamy – Oui, même si nous sommes dans une phase où les inégalités s’accroissent : la globalisation réduit la pauvreté et accroît les inégalités. Au moment où D. Ricardo et J. Schumpeter ont écrit l’équation, ils n’avaient pas la moindre idée que son coefficient distance serait quasiment réduit à zéro. Ils raisonnaient dans un monde où le transport était coûteux. Aujourd’hui, transporter de Shanghai à Marseille coûte moins cher que de transporter de Marseille à Lyon. Il est vrai que c’est contre-intuitif, mais la puissance du modèle est là.
Mais on en voit aussi les effets négatifs.
Pascal Lamy – Bien sûr, et c’est d’ailleurs la raison pour laquelle je n’ai jamais été un apôtre de la mondialisation heureuse.
Lorsque j’ai passé mon examen de commissaire au Commerce en 1999 devant le Parlement européen, j’avais inventé la notion de « globalisation maîtrisée ». Ce qui est amusant, c’est que nous avions alors réfléchi une semaine à sa traduction anglaise. Nous étions parvenus à « harnessing globalisation ». En 2017, la Commission européenne a publié un papier qui s’appelle « harnessing globalisation ». Là encore, des traducteurs y ont réfléchi une semaine durant et sont tombés, en français, sur « maîtriser la globalisation » !
J’ai toujours pensé que la mondialisation avait de bons et de mauvais côtés. D’un côté c’est l’efficience et donc la réduction de la pauvreté, de l’autre les chocs socio-économiques et l’augmentation des inégalités. Étant entendu que le premier est stable, le reste dépend donc du rapport de forces politique. Au XIXe siècle, l’augmentation des inégalités et la prolétarisation d’une partie de la population ont créé des réactions qui ont en partie rééquilibré le système. C’est vers cela que nous allons.
Que vous inspire la position actuelle de la Chine se faisant le champion du commerce international ?
Pascal Lamy – D. Trump a fait une grossière erreur en offrant un tel boulevard aux Chinois, qui en ont évidemment profité. Mais je trouve cocasse le discours de Davos sur le thème « maintenant, nous sommes les leaders de la globalisation ». Implicitement, cela signifie que la Chine est prête à jouer le jeu de l’ouverture des échanges et de son économie, ce qu’elle ne fait pas depuis 2001. À l’époque, nous lui avions imposé un deal qui, rétrospectivement, était très, voire trop dur. Les États-Unis et l’UE étaient très satisfaits d’être ainsi, de concert, parvenus à créer pour ce pays un régime commercial à mi-chemin entre pays en développement et pays développés. La Chine a résisté au nom du fait qu’elle était un pays en développement, mais a finalement dû accepter ce système intermédiaire. Quand elle est entrée à l’OMC, son droit de douane moyen plafond en matière agricole était inférieur à celui des Européens. En matière de tarifs industriels plafonds, nous l’avons cantonnée à 10 %, alors que le Brésil, l’Indonésie ou l’Inde sont toujours à 33 %.
Désormais, la Chine utilise cette opportunité géopolitique : elle est en train de créer un grand bassin géoéconomique avec son projet « Belt and Road Initiative » (BRI). Cette initiative, du fait de son ampleur, peut être une deuxième vague dans son intégration à la globalisation, la première ayant été son accession à l’OMC. C’est ainsi une nouvelle assurance antiprotectionniste pour ses exportations. Mais la BRI ne correspond pas à une vague d’ouverture de son économie : elle représente une assurance logistique vis-à-vis des canaux qui lui permettent d’irriguer l’économie mondiale. La Chine se situe désormais véritablement sur la logistique et les systèmes de transport. Elle opère de sorte à progresser dans sa sphère d’influence en finançant des infrastructures, en faisant avec l’Asie ce que l’Europe devrait faire avec l’Afrique. Elle s’ouvre également marginalement vers l’Afrique.
Pour répondre à votre question, il s’agit d’une posture intéressante, intelligente, prévisible, mais je ne crois pas qu’elle sous-tende une réalité économique d’ouverture. Le marché chinois demeure en effet beaucoup moins ouvert que les pays développés, même s’il l’est plus que beaucoup d’autres pays en développement.
Dans ce contexte, comment voyez-vous l’avenir de l’OMC ? Malgré les réussites diplomatiques de Bali (2013-2014) et Nairobi (2015), de profondes divergences entre États demeurent sur l’avenir des négociations multilatérales.
Pascal Lamy – Nairobi a en effet bien avancé sur la facilitation des échanges. Si le paquet est appliqué, le coût de franchissement des frontières passera de 10 % à 5 % en dix ans, ce qui est beaucoup plus important que de baisser le droit de douane chinois sur les produits chimiques de 8 % à 6 % !
L’OMC est une grosse machine, lente, compliquée, surtout quand les États-Unis et la Chine n’ont pas envie de se mettre d’accord. Depuis 2008, d’ailleurs, le problème vient davantage des Américains. L’administration Obama avait tenté de déstabiliser le mécanisme de règlement des différends et de désinnerver le round. D. Trump est dans la continuité de cette tendance, avec beaucoup plus de tapage rhétorique.
Mais l’OMC est nécessaire parce qu’elle est le seul système multilatéral efficace où les règles sont surveillées, mises en œuvre, discutées, délibérées, et pas seulement dans le mécanisme de règlement des différends – même si c’est le « joyau de la couronne », car il n’y a pas d’autre endroit dans l’espace international où la perte d’un procès entraîne l’obligation d’obtempérer. C’est la seule entorse de taille au principe westphalien de la souveraineté, qui est d’ailleurs à mettre au crédit de l’UE durant l’Uruguay Round, en l’occurrence du président de la Commission européenne de l’époque, Jacques Delors. Et la réalité de la puissance du système, ce sont ces myriades de réunions de comités qui font que quand les États ont des problèmes, ils les mettent sur la table et en discutent pour tenter de les régler.
La spécificité de l’OMC est qu’il n’existe aucune autre organisation internationale – qu’il s’agisse de l’environnement, de la santé, du travail – qui produit autant de règles à ce point prises au sérieux. Pour une raison finalement assez simple : il est dans l’intérêt de tous que personne ne triche ou que les capacités de tricheries soient limitées et sous surveillance collective. Car contrairement à l’UE, il n’existe pas de procureur à l’OMC. Le directeur général ne dispose d’aucune influence sur la mise en œuvre des règles, sauf à prendre des initiatives comme celles que j’ai prises pendant la crise de 2008 pour faire un monitoring qui allait très nettement au-delà de mon mandat juridique.
Les États surveillent les États : en cela, le système reste westphalien. Mais avec la possibilité d’un règlement des différends post-westphalien. L’organisation reste donc incontournable, malgré les difficultés qu’elle rencontre, aussi longtemps qu’il sera impossible de minoriser la Chine et les États-Unis.
Vous évoquez les oppositions entre grandes puissances qui freinent les négociations multilatérales. Ne pensez-vous pas que la multipolarité puisse être un frein au multilatéralisme ?
Pascal Lamy – C’est une question géopolitique intéressante. L’opposition multilatérale / multipolaire est sans doute pertinente en politique, sur les questions de sécurité. C’est beaucoup moins vrai en géoéconomie : elle n’est pas forcément pertinente en matière économique parce que les infrastructures sont aujourd’hui globalisées et qu’il existe des chaînes de valeur qui se sont implantées dans les systèmes de production.
Mais n’est-ce pas justement cet écart entre la géopolitique et la géoéconomie qui handicape aujourd’hui la mondialisation ?
Pascal Lamy – Tout à fait, c’est ce que nous avons exposé, avec Nicole Gnesotto, dans Où va le monde ? [3], en développant un désaccord sur l’essentiel, sauf sur l’Europe. C’est le problème classique de Karl Polanyi, « encastrement » ou « désencastrement ». C’est le problème redoutablement complexe de la globalisation, dans lequel il n’y a pas de solution du type « puisque nous sommes globaux, il faut une gouvernance globale ». J’écrivais cela il y a trente ans, j’ai depuis changé d’avis : je pense que plus nous devenons globaux, moins la solution consiste à globaliser les problèmes locaux, mais plutôt à localiser les problèmes globaux. C’est d’ailleurs pour cela que je ripe petit à petit vers la polygouvernance, par opposition à la multigouvernance.
L’on sort actuellement du système westphalien, auquel on a donné le monopole des relations internationales, et l’on rentre dans un système où des acteurs publics – et pas seulement des États –, des entreprises, des organisations non gouvernementales (ONG), des citoyens prennent le contrôle des sujets internationaux et aboutissent à des arrangements légitimes, et ce, beaucoup plus rapidement qu’entre entités seulement étatiques. Ce qui marche désormais, c’est ce qui s’est passé pour le sida : une sorte de coalition au départ assez improbable entre des entités publiques, des États, des villes, l’industrie pharmaceutique après un débat terrible en son sein et des organisations comme Act Up, dont je n’approuve pas les méthodes, mais à qui il faut reconnaître qu’elles sont parvenues à mobiliser les opinions.
Il ne s’agissait alors pas de régulation, mais d’accès, de distribution, de culture, à la différence du commerce, pour lequel on se situe vraiment dans la régulation. J’avais bien ouvert les portes de l’OMC aux ONG. Mais il n’est pas possible de faire une séance de négociation sur l’accord sur les subventions agricoles comme une séance de négociation à la COP21, avec 1 000 personnes dans la salle.
Va-t-il alors falloir dépasser le cadre actuel de l’OMC ?
Pascal Lamy – Oui. Il faut probablement impliquer davantage des parties prenantes, mais cela reste une organisation interétatique. D’ailleurs, le mécanisme de règlement des différends est interétatique. Le pas du mécanisme de règlement des différends entre entreprises et États n’a jamais été franchi à l’OMC.
La règle de la double majorité, que les États européens ont mis cinquante ans à trouver, mettra au moins encore cinquante ans à apparaître au sein de l’OMC. Par contre, il est possible de faire beaucoup mieux dans l’organisation de la négociation. Le fait que le secrétariat n’a pas officiellement de pouvoir de proposition est une incongruité. Actuellement, lorsqu’un problème est identifié, un pays concerné fait une proposition qui, évidemment, va être excellente pour lui et inacceptable pour les autres, et l’on va perdre cinq ans à rapprocher les points de vue.
Enfin, il y a une grande question d’avenir qui est celle du rôle de l’OMC dans l’harmonisation de la précaution, parce que l’on sort de son mandat, de son savoir-faire : il faut coordonner les vétérinaires, les environnementalistes, les chimistes, etc., ce qui est compliqué. Je pense qu’il faut donner à l’OMC un mandat de surveillance pour être certain que cela se passe dans des conditions de transparence et de technicité qui sont le standard de qualité de l’OMC. Que l’on ait besoin d’une table multilatérale en la matière ne fait aucun doute pour moi. Elle reste à inventer.
Le 12 juin 2017.
- [1] NDLR : Pascal Lamy, Quand la France s’éveillera, Paris, Odile Jacob, 2014.
- [2] NDLR : Du nom des militants altermondialistes qui sont parvenus à bloquer la conférence annuelle de l’OMC à Seattle en 1999.
- [3] NDLR : Nicole Gnesotto et Pascal Lamy, Où va le monde ?, Paris, Odile Jacob, 2017.