Le laboratoire chinois / Par Barthélemy Courmont

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À propos de : Stéphanie Balme, Chine, les visages de la justice ordinaire, Paris, Presses de Sciences Po, 2017, 334 p. Sylvie Bermann, La Chine en eaux profondes, Paris, Stock, 2017, 341 p. Jean-Marc Chaumet et Thierry Pouch, La Chine au risque de la dépendance alimentaire, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017, 211 p. Mathieu Dûchatel, Géopolitique de la Chine, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Que sais-je », 2017, 125 p. Jacques Gravereau, La Chine conquérante. Enquête sur une étrange superpuissance, Paris, Eyrolles, 2017, 274 p. Jean-François Huchet, La crise environnementale en Chine, Paris, Presses de Sciences Po, 2017, 152 p. Dominique de Rambures, La Chine, une transition à haut risque, La Tour d’Aigues, L’aube, 2017, 139 p. Philippe Richer, La Chine au milieu de l’Asie, Paris, Les Indes savantes, 2017, 236 p.

Dans un environnement international instable et imprévisible, marqué par un retrait des États-Unis, la Chine, dont la montée en puissance semble irrésistible, fait parler d’elle à travers plusieurs ouvrages mettant en relief ses ambitions, ses atouts, mais aussi les nombreux défis qui se dressent devant elle. La transition de puissance, qui caractérise ce passage de relais entre les États-Unis et la Chine, est une réalité en marche, mais elle se heurte cependant non seulement à des questions de fond – la Chine n’est ni un pays occidental ni une démocratie –, mais aussi de forme, les conditions de cette transition de puissance autant que ses conséquences restant incertaines. Cela a pour effet d’attiser les craintes, d’autant que cette évolution semble étroitement associée à celle du modèle chinois. Empruntant au passage une formule à Xi Jinping, Sylvie Bermann qualifie cette transition d’entrée en eaux profondes, là où Dominique de Rambures estime qu’elle sera à haut risque. Et ce risque ne sera pas limité à la Chine, à son économie et à sa stabilité politique : il a potentiellement des conséquences planétaires.

Cette période transitoire et les multiples défis qui l’accompagnent voient également, en parallèle, la Chine modifier sa posture à l’international et prendre des initiatives en rupture avec les années d’effacement, au risque de perturber les équilibres régionaux, voire internationaux. C’est ainsi que le monde – celui des experts, des décideurs politiques et économiques, mais aussi des sociétés civiles – regarde avec attention, fascination, mais aussi appréhension cette entrée en eaux profondes de Pékin et ses conséquences, au point que la Chine apparaît désormais comme une sorte de laboratoire des évolutions économiques et politiques mondiales du XXIe siècle. Dans ce décor, les publications qui lui sont consacrées ne se contentent plus désormais d’analyses en surface, mais étudient par thématiques les caractéristiques de cette puissance et de ses manifestations. En ce sens, la Chine est aussi, dans le regard que portent sur elle les observateurs, devenue une puissance comme les autres, en dépit de la singularité de sa culture, de son régime politique et de sa trajectoire, piliers de ce laboratoire chinois.

Après la croissance

Calquant parfois sur la Chine une pensée très occidentalo-centrée, au risque de ne pas suffisamment intégrer les caractéristiques propres à ce pays, Dominique de Rambures décrit un modèle de croissance en bout de course, qui menace de s’enfoncer dans la crise et devra nécessairement choisir entre le marché et l’État. De fait, la question de l’après-croissance, en référence aux trois décennies qui propulsèrent Pékin sur le devant de la scène économique internationale, est aujourd’hui posée avec insistance. Et de la capacité de la Chine à y répondre efficacement dépendra non seulement l’avenir de la stabilité économique et sociale de ce pays, mais aussi, par extension, de celle du reste du monde. Mais il ne faut pas non plus tomber dans une lecture qui ne fait que reprendre les innombrables idées reçues véhiculées depuis des décennies, et qui ont empoisonné le regard objectif que les sociétés occidentales devraient avoir sur le modèle de croissance et de développement de la Chine. D’autant que ce dernier n’est pas analysé de manière aussi critique dans les pays en développement, où il suscite au contraire parfois de multiples espoirs.

Les défis n’en demeurent cependant pas moins immenses, et de la capacité des autorités de Pékin à mener à bien de profondes réformes dépendront non seulement la santé de la croissance chinoise, mais aussi potentiellement la stabilité du régime. Il s’agit donc à la fois d’un enjeu économico-social et politique. Sur ce point, Dominique de Rambures identifie à juste titre les risques importants, qui coïncident avec l’accession de la Chine au rang de première puissance économique mondiale. Faut-il y voir une transition qui marquerait aussi l’avènement d’un nouveau modèle économique et, par extension, de gouvernance ? Cela n’est pas à exclure, tant Pékin bouscule désormais les institutions répertoriées sous le qualificatif de consensus de Washington, au point que la possibilité de voir un consensus de Pékin lui faire concurrence ne saurait être exclue. L’émergence de la Chine au rang de première puissance économique mondiale, véritable bouleversement des équilibres économiques internationaux autant que des rapports de forces politiques, est également une perspective qui justifie que l’on s’interroge sur ses effets sur le régime chinois.

Sur la scène intérieure, et à l’exception notable des multiples réformes économiques depuis près de quatre décennies, la Chine continue de se méfier de transformations profondes et radicales qui pourraient mettre en péril sa stabilité politique. Cette volonté de maintenir les institutions se traduit non seulement par un grand écart avec les réformes économiques, mais entretient également une forme d’immobilisme. Stéphanie Balme pointe ainsi du doigt la justice. Si le régime a engagé depuis 2012 une vaste campagne de lutte contre la corruption, celle-ci se décline davantage sous la forme d’une mise à l’écart des éléments subversifs que d’un nettoyage en profondeur des instances du pouvoir. Pas question non plus de toucher au système politique qui, par ce type de campagne, cherche à asseoir sa légitimité plus qu’à poursuivre de profondes réformes.

C’est cependant dans d’autres domaines que les transformations importantes ont pour objectif de renforcer la légitimité du pouvoir politique. La Chine fait face à un défi environnemental immense, bien introduit par Jean-François Huchet. Devenu le premier pollueur de la planète, rançon de sa croissance exponentielle, le pays le plus peuplé au monde est par ailleurs confronté à des problèmes de désertification, d’eaux polluées, de terres impropres, en plus de multiples problèmes liés à la qualité de l’air. Les autorités se montrent entreprenantes, à l’image de l’attachement de Pékin à l’accord de Paris de lutte contre le changement climatique, mais l’enjeu est si grand qu’il sera difficile d’apporter des réponses concrètes sans faire des mécontents.

Sur ce sujet aussi, l’objectif est clairement d’amorcer un spectaculaire virage environnemental, mais les contours et la portée restent encore incertains. Les questions alimentaires, bien exposées par Jean-Marc Chaumet et Thierry Pouch, sont également un défi de taille pour l’État-parti, d’autant que la Chine a un passé très mouvementé en matière de famines, la dernière, tragique, remontant au début des années 1960, en marge des réformes du Grand Bond en avant. L’enjeu est simple : soit les autorités parviennent à engager leur pays sur la voie de la suffisance alimentaire ou d’une meilleure gestion des importations et du contrôle de la qualité des produits, soit les problèmes auront une résonnance politique. Là aussi, il convient d’ouvrir la voie à des réformes de grande ampleur, afin que le régime n’en fasse pas les frais. Cette Chine en défi [1] restera encore dans les prochaines années un laboratoire de la capacité des autorités politiques à trouver un équilibre subtil entre croissance et bien-être, entre réformes et conservatisme. La stabilité de l’État-parti y est étroitement associée.

En matière de politique étrangère, les défis sont également nombreux. La montée en puissance chinoise, qui est économique mais se décline également par un renforcement considérable de ses capacités militaires, suscite des réactions très contrastées dans son environnement régional, qui rendent difficile un examen consistant à évaluer si elle est stabilisante, ou au contraire déstabilisante. Cette affirmation régionale devra donc se préciser avant qu’il soit possible d’en tirer des enseignements. Cependant, on relève déjà des situations de néo-vassalité dans des pays où le poids de l’économie chinoise est immense – Asie centrale, certains pays d’Asie du Sud-Est –, qui se traduisent par un alignement sur Pékin sur des questions sensibles, comme les différends maritimes et territoriaux. Cette montée en puissance suscite dans le même temps de fortes résistances, incarnées par certains pays, comme le Viêtnam et le Japon – et dans une moindre mesure l’Inde –, qui répondent à la perspective d’un hégémon régional chinois par des alliances répétées et un renforcement de leurs capacités. Les risques de course aux armements, que les augmentations des budgets de défense illustrent, seront l’un des principaux enjeux sécuritaires en Asie dans les prochaines années ; ils sont étroitement liés à l’affirmation régionale de la Chine, qui est de ce fait un élément déstabilisant de la sécurité dans la région.

L’affirmation régionale de la Chine peut cependant également être perçue comme potentiellement stabilisante, en ce qu’elle introduit un principe d’équilibre des puissances en Asie, à l’heure où les risques de retrait progressif des États-Unis interpellent et soulèvent de grandes incertitudes. Cette affirmation régionale peut ainsi être identifiée comme un passage de relais entre le rôle de stabilisateur des États-Unis, que Pékin pourrait désormais incarner. Si de telles perspectives préoccupent légitimement les cercles stratégiques américains et alimentent toutes les thèses sur la rivalité entre Pékin et Washington, elles n’en demeurent pas moins un enjeu de géopolitique qu’il serait coupable de ne pas envisager. Ainsi, qu’elle soit déstabilisante et porteuse de risques sécuritaires ou au contraire un élément de rééquilibrage, l’affirmation de la Chine dans son environnement régional, cette Chine au milieu de l’Asie pour reprendre les termes de Philippe Richer, est l’une des questions les plus sensibles des relations internationales contemporaines. La capacité de Pékin à se faire accepter auprès de ses voisins, immense défi qui se heurte à une multitude de résistances, est aussi un test grandeur nature de la possibilité pour ce pays de se tourner vers l’extérieur.

Le repli sur soi et les multiples difficultés que ce pays a rencontrées au cours des cent cinquante dernières années se sont caractérisés par une absence de géopolitique de la Chine. Cette longue parenthèse, qualifiée d’humiliante en Chine, semble désormais se refermer comme le précise Mathieu Dûchatel. Pékin porte une nouvelle dynamique à l’international, essentiellement à l’aide de ses moyens financiers colossaux. Au-delà de son espace géographique régional, la Chine a ainsi multiplié les initiatives, en particulier depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping.

Lancée en 2013, l’initiative de la ceinture et de la route – dont l’intitulé a été révisé à plusieurs reprises – est le plus grand chantier des relations internationales actuelles, et potentiellement des prochaines décennies. À l’aide d’investissements massifs et de développements des infrastructures, la Chine s’ouvre au monde, et exporte non seulement ses capitaux et ses marchandises, mais aussi son modèle de développement et, dans certains cas, de gouvernance. L’initiative de la ceinture et de la route ne saurait donc se limiter à un vaste projet d’investissements, mais a une dimension politique que l’on pourrait résumer par la volonté de la Chine de s’affirmer sur la scène internationale. Là aussi, le laboratoire est en marche, et de l’aptitude de la Chine à réussir son pari dépendra en grande partie l’avenir de l’économie mondiale. Nombreux sont les États qui l’ont compris et ont rejoint la Banque asiatique d’investissements dans les infrastructures (AIIB), la réponse chinoise à la Banque asiatique de développement, mais aussi au Fonds monétaire international (FMI) et à la Banque mondiale, pour en faire le volet financier de sa politique extérieure.

La politique internationale de la Chine ne saurait cependant se limiter désormais à ces investissements massifs, tant elle est multiforme. Puissance de plus en plus décomplexée, qui affirme ses ambitions et ses revendications, la Chine se pose comme un compétiteur potentiel des États-Unis. Prenant à contre-courant toutes les initiatives de Washington, en particulier depuis l’arrivée au pouvoir de Donald Trump, Pékin profite du déficit d’image des États-Unis pour consolider son influence, à coup de stratégies de soft power et de renforcement de ses capacités militaires. Hier cantonnée à un espace restreint, la Chine dispose même aujourd’hui de bases militaires et de partenariats stratégiques, parfois très loin de son territoire. Cette affirmation de puissance progressive reste cependant pragmatique, et même parfois timide, évitant tant que possible de bousculer les équilibres internationaux. Cela s’explique tant par une volonté de ne pas prendre des responsabilités trop importantes, et par conséquent risquées, que par le subtil et difficile équilibre entre les moyens diplomatiques et stratégiques d’une part, et sa capacité économique et financière d’autre part, qu’il convient d’utiliser au mieux pour avancer dans ces eaux profondes.

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La Chine serait ainsi une « puissance étrange », pour reprendre la formule de Jacques Gravereau, qui semble répondre à celle du sinologue américain David Shaumbaugh de « puissance partielle », et qu’il est parfois difficile de décrypter. Une puissance qui interpelle, qui inquiète aussi, et qui bouleverse les grilles de lecture des relations internationales, autant que les équilibres auxquels les cercles stratégiques sont habitués.


  • [1] Voir Barthélémy Courmont et Emmanuel Lincot, La Chine en défi, Paris, Érick Bonnier, 2012.