Mars 2018
Le gaullo-mitterrandisme, un concept toujours pertinent / Par Pascal Boniface
Agir pour le climat : arènes, enjeux, pouvoirsRIS 109 - Printemps 2018
Deux articles récents, écrits par des spécialistes reconnus, sont revenus sur le concept de « gaullo-mitterrandisme », afin d’en interroger la pertinence ou d’en souligner l’obsolescence. Michel Duclos, ancien ambassadeur de France, a publié en août 2017, via le blog de l’Institut Montaigne, un article intitulé, « Gaullo-Mitterrandisme contre néo-conservateurs à la française – un vrai-faux débat ? » [1]. Justin Vaïsse, directeur du Centre d’analyse, de prévision et de stratégie (CAPS) du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, a consacré, dans la revue Esprit, une contribution stimulante au concept de gaullo-mitterrandisme, sous le titre « Le passé d’un oxymore » [2]. Ces articles soulèvent de nombreux points qui ne sont pas de simples querelles doctrinales pour férus de théorie, mais des débats concernant les choix concrets de politique étrangère que doit faire la France au sein d’un monde en profonde mutation.
Une simple querelle générationnelle ?
Pour J. Vaïsse et M. Duclos, le gaullo-mitterrandisme n’existe pas, ou plus. Mais, à l’inverse, les gaullo-mitterrandistes seraient pour leur part encore bien présents, ne serait-ce que pour poursuivre leurs chimères. J. Vaïsse décrit ainsi deux camps bien identifiés : celui, « sage et clairvoyant », désigné gaullo-mitterrandiste, et celui, « militariste et moraliste », des néoconservateurs à la française. Cette présentation ironique peut laisser penser qu’il n’a guère d’empathie pour les premiers et considère les seconds comme injustement caricaturés. On pourrait retourner l’argument en expliquant que les analystes se divisent de cette manière : les ringards archaïques, adorateurs d’une religion désuète, et les modernistes en phase avec les réalités actuelles…
J. Vaïsse souligne également la moyenne d’âge élevée du « club des vingt » [3] – plus de 75 ans – pour souligner le caractère désuet du gaullo-mitterrandisme. La rupture est pourtant loin d’être uniquement générationnelle. Le clivage ne se résume pas à des brontosaures gaullo-mitterrandistes face à de jeunes fringants atlantistes. Il y a, au Quai d’Orsay, dans le monde académique et politique, une nouvelle génération qui se reconnaît dans ce concept. On peut, de plus, contester le fait qu’il estime que ces étiquettes n’ont pas plus de consistance pour décrire les enjeux contemporains que « la division entre Armagnacs et Bourguignons ».
Le fait de « ringardiser » la politique étrangère du général de Gaulle, poursuivie par François Mitterrand, n’est pas tout à fait nouveau. Lorsque le premier retire la France des organes militaires intégrés de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), Le Figaro voit dans le retour à une défense indépendante le « retour aux vieilles formules du passé » [4]. Dans les années 1980, le second était déjà critiqué pour ne pas être suffisamment « moderne », c’est-à-dire comprendre que l’avenir signifiait effacer les vieilles querelles du passé pour se rallier à la cause atlantiste. Le débat entre modernité et archaïsme est tout sauf nouveau, ses qualificatifs pouvant être apposés à l’un ou l’autre concept, selon l’optique choisie. Balayer le gaullo-mitterrandisme, loin d’être un gage de modernité, pourrait ainsi consister à revenir aux joies de la IVe République : atlantisme viscéral et hostilité face aux peuples du Sud et à Moscou. J. Vaïsse appuie sur ce trait quand il évoque « la déconnexion de ces observateurs par rapport aux réalités diplomatiques contemporaines ». La formule, cinglante, ne doit pas laisser croire que le désaccord intellectuel qu’il émet avec le gaullo-mitterrandisme puisse se transformer en procès pour incompétence, adressé à ceux qui en sont partisans.
Un clivage qui résiste au temps
Pour les tenants de la ligne gaullo-mitterrandiste, la France ne peut se résumer à son seul statut de pays occidental. Elle a un rôle spécifique à jouer avec les pays du tiers-monde hier, émergents aujourd’hui, dans leur intérêt comme dans le sien. Cela n’est possible qu’avec une France indépendante, non-partie d’un système d’alliances figées. La France est alliée, mais non alignée. Elle doit se montrer en phase avec l’intérêt général, et favoriser le multilatéralisme et la multipolarité. Enfermer ou résumer la France revient à en limiter l’identité et la capacité d’action. La France est large et plurielle : son identité se rattache à l’universel.
Pour les atlantistes ou néoconservateurs, la France se définit d’abord par son appartenance à une famille politique. Son principal devoir est d’en être solidaire. Si une menace met le pays en danger, hier l’Union soviétique, aujourd’hui l’islamisme ou la montée en puissance de la Chine, elle doit conduire à accepter de s’inscrire dans les pas du leadership occidental. La France est donc avant tout un pays occidental, caractère déterminant ses choix en matière de politique étrangère.
Le clivage gaullo-mitterrandisme / atlantisme n’aurait, pour beaucoup, pas survécu à la fin de la guerre froide. D’autres estiment qu’il s’est réincarné en un clivage gaullo-mitterrandisme / néoconservatisme – ou occidentalisme. Ainsi le refus français de la guerre d’Irak en 2003, tout en étant bien postérieur à la disparition du clivage Est / Ouest, est une parfaite incarnation de la ligne gaullo-mitterrandiste, parce qu’il se réfère à des principes universels, en l’occurrence la primauté du droit international, et à la spécificité de la France face à l’imperium états-unien.
Si la famille gaullo-mitterrandiste existe, ceux qui n’en font pas partie ne sont pas nécessairement des néoconservateurs. J. Vaïsse et M. Duclos ne sont d’ailleurs eux-mêmes ni l’un ni l’autre. La figure intellectuelle de référence du premier est Zbigniew Brzezinski, à qui il a consacré une biographie, géopoliticien en rien néoconservateur et même généralement très apprécié des gaullo-mitterrandistes.
Mais les néoconservateurs à la française existent. Ils ont bruyamment soutenu la guerre en Irak et diabolisé ceux qui s’y opposaient, présentés comme des suppôts de Saddam Hussein ou des personnes principalement animées par un antiaméricanisme pavlovien. Ils se montrent généralement peu tolérants, plus réfractaires aux débats contradictoires que leurs homologues américains. Il est d’ailleurs « amusant » de constater comment ils tentent à présent de faire oublier leur soutien passé à cette guerre, de manière aussi pathétique qu’intellectuellement malhonnête. La plupart d’entre eux sont restés discrets après l’échec manifeste de l’invasion de l’Irak, pour ensuite bruyamment soutenir la perspective d’une opération militaire contre l’Iran, seule manière à leurs yeux d’empêcher ce pays de se doter de l’arme nucléaire. Ils ont généralement condamné, pour sa supposée naïveté, l’accord sur le nucléaire iranien conclu en juillet 2015, qui prouvait le contraire. Ils n’émettent par ailleurs aucune critique des actions du gouvernement israélien, vu comme la base avancée du monde occidental au Proche-Orient, au premier rang de la « guerre contre le terrorisme ». De manière générale, ils estiment que le monde occidental bénéficie de valeurs supérieures aux autres civilisations, et qu’il est justifié de les défendre ou de les imposer par la force. Ils considèrent qu’un monde unipolaire guidé par les États-Unis est préférable à un monde multipolaire, car ces derniers sont une démocratie, contrairement aux pôles de puissance concurrents.
De façon plus précise, on peut contester le fait que le discours de Dominique de Villepin devant les Nations unies, moment important de la diplomatie française, soit, comme J. Vaïsse l’analyse, surinterprété. Le fait que Jacques Chirac ait hésité avant de s’opposer à la guerre d’Irak ne vient pas diminuer la portée de son refus ni l’immense popularité de la France, à une époque où beaucoup croyaient à la réalité du monde unipolaire. S’il y a eu coopération par la suite, c’est précisément parce que J. Chirac lui-même a apporté une inflexion majeure à sa propre politique. Le vote de la résolution 1559 du Conseil de sécurité portant sur la situation au Liban, le 2 septembre 2004, s’inscrit dans le cadre d’une volonté globale de réconciliation avec Washington et le caractère particulier de la nature des relations entre J. Chirac et la famille Hariri.
La véritable rupture arrive à la fin du second mandat de J. Chirac, lorsque le French bashing culmine aux États-Unis [5]. Alors que les faits donnaient raison au président français et que l’on commençait à entrevoir les catastrophiques conséquences de la guerre d’Irak, J. Chirac fait de la réconciliation avec les États-Unis une priorité. Il craint la mise à exécution de la menace de Condoleezza Rice : « pardonner aux Russes, oublier les Allemands et punir les Français ». Presque saisi d’angoisse face à sa propre audace, il va ainsi rentrer dans le rang. Être conciliant avec Ariel Sharon [6] sera l’un des instruments pour y parvenir, afin de couper court aux accusations d’antisémitisme contre la France, nombreuses à l’époque aux États-Unis et en Israël. Son successeur, Nicolas Sarkozy, n’aura dès lors pas à provoquer la rupture qu’il annonçait lors de sa campagne électorale, mais pourra se contenter de suivre un mouvement déjà enclenché.
De multiples nuances
Là où J. Vaïsse touche juste, c’est que l’on ne peut pas diviser les analystes en deux camps : il existe de multiples nuances. Ceux qui font de l’appartenance de la France à la famille occidentale une priorité n’ont pas nécessairement la vision agressive des néoconservateurs. Ils pensent néanmoins que la France appartient avant tout à cette famille occidentale ou atlantiste. Et il existe un cercle plus large que les néoconservateurs stricto sensu, qui maintient une tradition atlantiste. Des personnalités à la vision moins radicale considèrent, en effet, qu’il existe une « communauté occidentale », cette appartenance constituant le critère de distinction et le clivage majeurs avec les autres communautés. Comment expliquer, sinon, que l’on puisse établir des sanctions contre la Russie après l’annexion de la Crimée, alors qu’aucune ne fut même évoquée contre les États-Unis après la guerre illégale menée contre l’Irak en 2003, et dont les conséquences stratégiques furent bien plus lourdes ? Pour beaucoup, poser cette simple question est presque un délit intellectuel. Il existe bien le sentiment prégnant d’appartenir à une même famille bénéficiant de règles à part. Ces postures, où l’entre-soi prévaut, expriment l’incompréhension, voire la panique de ceux qui ne parviennent à concevoir que, désormais, les puissances occidentales ne sont plus en situation d’imposer leurs décisions au reste du monde, comme ce fut le cas durant plusieurs siècles.
Mais il n’y a pas, d’un côté, les purs patriotes que seraient les gaullo-mitterrandistes et, de l’autre, les vendus à l’étranger que seraient les atlantistes. Si, parmi ces derniers, certains renoncent à toute indépendance – il existe de réels agents d’influence –, d’autres sont convaincus que la France sortirait gagnante d’être le premier allié des Américains, à un moment où le Royaume-Uni apparaît, de plus, en difficulté. Pour eux, le patriotisme s’incarne dans une relation avec les États-Unis, qui fait de la France leur supplétif ou leur adjoint. Il y a nécessairement, pour des « nécessités fonctionnelles » et du fait du rapport de forces, un lien plus ou moins fort de subordination entre la France et les États-Unis.
Pour M. Duclos, le concept de « néoconservatisme à la française » n’est d’ailleurs pas d’une clarté limpide. Dans la période récente, le clivage sur la guerre d’Irak, l’analyse du conflit au Proche-Orient et le soutien plus ou moins affirmé à une solution militaire en Iran – ou le refus par principe de toute solution diplomatique – tracent néanmoins une ligne de démarcation. Ce qui la rend cependant moins claire, c’est que les occidentalistes ou atlantistes sont un ensemble plus large que celui des néoconservateurs et que ces derniers, notamment depuis l’échec de la guerre en Irak, font davantage profil bas.
Des postures contestables
Pour sa démonstration, J. Vaïsse part d’un principe et d’une interprétation qui peuvent être tous deux contestés. Le premier est que le gaullo-mitterrandisme se définit avant tout par sa volonté de se distinguer des États-Unis. C’est historiquement exact, mais conceptuellement discutable. L’objectif du gaullo-mitterrandisme ne peut être résumé à cette seule caractéristique, qui représente plutôt le moyen que la fin et se rattache nécessairement à une période donnée. Comme le relève J. Vaïsse, les troupes états-uniennes et otaniennes sont largement implantées en France au début des années 1960. Ce sont alors bien les États-Unis qui sont les plus susceptibles de peser sur la prise de décision française, et c’est par rapport à eux qu’il convient de dégager certaines marges de manœuvre. Mais le premier objectif du gaullo-mitterrandisme est l’indépendance : augmenter les marges de manœuvre de la France. Et ce but demeure valable, même au sein d’un monde où l’influence des États-Unis a diminué.
Une seconde erreur d’interprétation – et que J. Vaïsse ne fait pas – consiste à considérer 2007 comme une date-clé, un tournant capital, en affirmant que Nicolas Sarkozy a alors rompu avec la tradition gaullo-mitterrandiste. Le changement est en réalité survenu auparavant. N. Sarkozy va, certes, proclamer à de nombreuses reprises l’appartenance de la France au monde occidental comme aucun président ne l’avait fait précédemment, mais cela conduira davantage à une inflexion de la politique étrangère qu’à un alignement systématique sur les États-Unis [7]. Si N. Sarkozy a beaucoup communiqué sur ce point, il s’est finalement inscrit dans la continuité de J. Chirac. Le glissement, et non la rupture, est antérieur.
Ni J. Vaïsse ni par ailleurs M. Duclos ne voient de rupture depuis 2007. Ils montrent que sur certains sujets, N. Sarkozy et F. Hollande se sont opposés à la volonté américaine. J. Vaïsse n’a pas tort d’écrire que les « dix dernières années » – donc les mandats de N. Sarkozy et F. Hollande – ont davantage été marquées par l’adaptation et la continuité que la rupture, et ce pour deux raisons. La première est, comme indiqué précédemment, que le véritable changement s’est produit deux ou trois ans avant l’arrivée de N. Sarkozy au pouvoir et qu’il n’a pas constitué davantage une inflexion qu’une véritable rupture. La seconde est que la politique menée tant par N. Sarkozy que F. Hollande a conduit à un relatif effacement du gaullo-mitterrandisme, mais pas à sa mise à mort ni à une adhésion au néoconservatisme ou à l’atlantisme [8]. Toujours est-il qu’Emmanuel Macron a, pour sa part, jugé utile de se distinguer de la politique néoconservatrice suivie au cours des dix dernières années, ce qu’il a pour le moment mis en pratique.
L’occultation du conflit au Proche-Orient
Le conflit au Proche-Orient est le grand absent de l’analyse de J. Vaïsse. La position de la France à son égard a pourtant été l’un des éléments-clés de la politique gaullo-mitterrandiste. Après la guerre des Six Jours de 1967 et avoir mis Israël en garde contre le fait d’en être à l’initiative, le général de Gaulle avait en effet rompu l’alliance stratégique franco-israélienne, un des piliers de la IVe République. Dans une conférence de presse demeurée fameuse, en novembre 1967, il s’inquiétait des risques de l’occupation et de la répression, qui allaient générer la résistance.
Considéré comme proche d’Israël, F. Mitterrand n’allait pourtant pas rompre avec cette politique. Au contraire, il sera le premier à évoquer devant la Knesset la nécessité d’un État pour les Palestiniens. La France était alors le seul pays occidental à évoquer le droit des Palestiniens à disposer d’eux-mêmes, en se basant sur des principes politiques universels, et non sur une solidarité civilisationnelle. Une singularité qui lui faisait honneur. J. Chirac, très proche de la communauté juive française, était lui aussi supposé prendre le contre-pied de son prédécesseur. Mais, dès 1996, son algarade avec des policiers israéliens à Jérusalem le transformait en héros du monde arabe et icône des Palestiniens.
Certes, on peut dire que la perspective d’une paix est désormais tant éloignée qu’il n’est plus nécessaire que la France prétende s’en occuper. Mais l’un des critères du gaullo-mitterrandisme réside justement dans le fait de faire prévaloir les principes universels, bien qu’un rapport de forces puisse être défavorable. C’est l’une des raisons majeures du respect qu’inspirait la France et de sa popularité, qui s’étendait au-delà du monde occidental : elle incarnait la voix de ceux qui n’en ont pas, ou peu. C’est cette politique qui s’est étiolée, non pas depuis 2007, mais depuis 2004-2005.
Qu’auraient-ils fait ?
Bien sûr, nul ne peut savoir ce qu’auraient fait le général de Gaulle ou même F. Mitterrand face aux situations actuelles. Ces derniers ont parfois même fait exception à leurs principes généraux en matière de politique étrangère.
Ainsi, lorsque J. Chirac reprend les essais nucléaires en 1995, inscrit-il son action dans une pensée gaullo-mitterrandiste ou est-il en rupture avec cette dernière ? Ce qui est certain, c’est qu’il rompt alors avec la politique de F. Mitterrand, qui avait décrété un moratoire sur les essais nucléaires, pour s’inscrire dans la lignée du général de Gaulle, qui en fut le précurseur, malgré les oppositions d’une grande partie du monde. Mais la situation de 1995 est très différente de celle de 1960, lorsque F. Mitterrand pouvait penser que le coût politique de nouveaux essais nucléaires était supérieur à leurs retombées technologiques. Peut-être que le général de Gaulle aurait eu la même analyse à cette période, et aurait ainsi résisté aux pressions du Commissariat à l’énergie atomique. Cet exemple prouve qu’il n’est en tout cas pas aisé de dresser une ligne entre ce qui relève ou non du gaullo-mitterrandisme.
Au-delà des étiquettes, ce qui reste le plus important est donc bien la fidélité aux spécificités et aux fondamentaux de la politique extérieure de la France, sans lesquels le pays risquerait d’être sans cesse à la remorque des événements, sans aucune boussole. C’est également une question de calendrier et de moment historique qui peut expliquer la différence d’attitude entre le général de Gaulle et F. Mitterrand vis-à-vis des Nations unies. Le premier a pris le pouvoir lorsque la France était sous le feu des critiques internationales, du fait de la guerre d’Algérie et des essais nucléaires. Et ce n’est pas trahir sa pensée que d’imaginer que, dans les années 1980, il aurait eu conscience des avantages que la France avait à tirer d’un siège de membre permanent au Conseil de sécurité et des succès de la diplomatie multilatérale. À l’Organisation des Nations unies (ONU), la France du général de Gaulle était en effet sur la défensive, jusqu’à l’arrivée au pouvoir de F. Mitterrand : elle est alors à l’offensive, avec un certain succès.
J. Vaïsse note, à juste titre, une contradiction. Le général de Gaulle ou F. Mitterrand auraient-ils pris part à l’intervention de l’OTAN au Kosovo ? C’est loin d’être certain. En l’espèce, la solidarité atlantique devait-elle prévaloir sur le respect du droit international ? Fallait-il céder aux pressions médiatiques quasi générales en faveur de l’intervention ? Cette guerre illégale, menée au nom de la morale, ne préfigurait-elle pas l’invasion de l’Irak, en 2003 ? Ministre des Affaires étrangères en 1999, Hubert Védrine, en expliquant que cette guerre constituait une exception, et non un précédent, rendait alors compte d’une certaine gêne.
Le soft power atlantiste
À la disparition du clivage Est / Ouest, F. Mitterrand a tenté de conserver un espace pour la France et l’Europe, afin d’éviter d’être étouffé par l’OTAN, qualifiée de « Sainte-Alliance ». La tentative de faire de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE), transformée en Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), un élément central de la sécurité européenne, a échoué. L’Union de l’Europe occidentale (UEO), seule organisation de défense purement européenne, a été mise à mort. La réintégration totale des organes militaires intégrés de l’OTAN, sous N. Sarkozy, n’a pas fondamentalement changé la donne : la France était déjà très largement réintroduite, hormis au sein du Comité des plans de défense. Mais le geste fut symboliquement extrêmement fort. Or, en diplomatie, les symboles et gestes comptent. À tort ou à raison, cela fut ainsi perçu au sein du monde occidental comme un alignement de la France sur les États-Unis. Le fait que des officiers français aient obtenu de prestigieux postes au sein de l’OTAN a en tout cas davantage contribué à « otaniser » ces derniers qu’à étendre l’influence française au sein de l’organisation. Il a fallu légitimer leur présence en s’adaptant au modèle existant, et non en le transformant. Ainsi, la présence accrue des militaires français au sein de l’OTAN a eu un important effet indirect : développer l’influence de l’OTAN auprès des officiers français, plus que développer l’influence de la France au sein de l’organisation. La France n’est pas peu fière de montrer son efficacité et sa fiabilité à l’OTAN. Les compliments provenant de l’Alliance atlantique sur l’efficacité de l’intégration française sont bien accueillis. Le ministère de la Défense a toujours été plus atlantiste que le Quai d’Orsay, et la réintégration accentue cette caractéristique. Affectés au quartier général de l’OTAN, les officiers sont plongés dans un bain amniotique qui crée une influence culturelle. J. Vaïsse a raison d’écrire que la réintégration n’a pas modifié l’indépendance de décision de la France. Mais les postes de responsabilités obtenus par les Français n’ont pas modifié leur capacité d’influencer les décisions de l’OTAN, alors que celle de l’organisation sur nos responsables n’a cessé de croître.
Il n’y a peut-être plus d’implantations militaires américaines en France, mais le poids des États-Unis au sein du débat stratégique national est plus important qu’au début des années 1960. À cette époque, il était encore assez rare de se rendre aux États-Unis pour étudier, y être invité par une fondation ou travailler dans un centre de recherche. Sans parler des multiples séminaires et déplacements, organisés par l’OTAN, du poids des think tanks et des revues américaines dans le débat d’idées international. Sur les questions stratégiques, le passage par les États-Unis semble ainsi être devenu une « figure imposée » pour tout chercheur qui veut s’affirmer. Et les dossiers régulièrement publiés sur les « réseaux russes » en France ne peuvent masquer le fossé abyssal qui les distingue de ceux venant de Washington.
Cela induit donc une communauté intellectuelle, pas nécessairement néoconservatrice ou occidentaliste, mais clairement occidentale, guidée par une croyance collective, au sein de laquelle il peut y avoir de légères nuances, mais qui crée tout de même une séparation avec le monde extérieur. Le fait que le directeur d’un des principaux think tanks français puisse récemment devenir secrétaire général adjoint de l’OTAN montre la perméabilité entre le monde de la recherche stratégique française et les cercles de l’Alliance.
Cet environnement crée des réflexes acquis qui, contrairement aux apparences, ne sont en rien naturels. Comment expliquer par exemple que des « experts » qui, par le passé, ont repris les éléments de langage fournis par les Américains sur l’existence d’armes de destruction massive en Irak en 2003 ou qui, à partir de 2007, ont annoncé que l’Iran était à quelques mois d’obtenir des capacités nucléaires militaires – légitimant ainsi une intervention militaire –, puissent encore être considérés comme fiables par les médias, voire les think tanks ? Ils ont pourtant prouvé leur incompétence ou leur malhonnêteté.
Le débat sur l’intervention militaire ne met pas aux prises les tenants d’une politique interventionniste à ceux qui l’estiment contre-productive. Le réel clivage se situe entre ceux qui sont en faveur de l’intervention à condition qu’on lui donne les moyens de réussir – un cadre légal, le soutien du pays dans lequel on intervient, de préférence de ses voisins et de l’ONU, une solution politique (réfléchir au « jour d’après ») – et ceux qui sont généralement partisans de l’intervention militaire ou ceux encore – troisième catégorie – qui s’y opposent par principe.
M. Duclos voit ainsi dans l’intervention en Libye la preuve que le clivage néoconservatisme / gaullo-mitterrandisme n’est pas pertinent. Il a raison de souligner que la résolution 1973 autorisait le recours à la force. Mais celle-ci a été obtenue de justesse par Alain Juppé, N. Sarkozy étant tenté de se passer d’un feu vert onusien. Il s’interroge : « Les Français et les Britanniques, une fois engagés, pouvaient-ils raisonnablement arrêter leurs opérations en attendant des jours meilleurs ? » C’est justement un point fondamental qui illustre le clivage néoconservateur / gaullo-mitterrandiste. Changer le mandat en cours de route a eu de graves répercussions : outre les conséquences que l’on connaît en Libye, et dans les pays voisins – jusqu’au Mali –, un coup fatal a été porté au concept de responsabilité de protéger, qui permettait d’échapper au dilemme ingérence / impuissance. Par ailleurs, les Russes se montrent désormais intransigeants en Syrie. Le peuple syrien est la double victime de la guerre d’Irak et de l’intervention en Libye. Sergueï Lavrov, le ministre russe des Affaires étrangères, avait ainsi bien signifié à son homologue français Laurent Fabius : « Vous nous avez baisés en Libye, vous ne nous baiserez pas en Syrie. »
Les néoconservateurs trouvent logique de poursuivre l’intervention, dans laquelle ils voient une opportunité de renverser Mouammar Kadhafi. Les gaullo-mitterrandistes se seraient arrêtés à la mission de protéger la population de Benghazi. Faut-il rappeler les interrogations de 1991 sur la question de savoir si, une fois le Koweït libéré, il fallait pousser l’avantage pour aller jusqu’à Bagdad ? George H. W. Bush et F. Mitterrand s’en étaient alors strictement tenus au mandat onusien.
M. Duclos a raison d’écrire que la France n’a pas attendu les néoconservateurs américains pour établir une tradition interventionniste. Mais s’il y a bien eu près de 30 interventions militaires sous les deux mandats de F. Mitterrand, elles furent réalisées, en général, dans un cadre légal du point de vue du droit international. On ne peut en rien comparer la guerre du Golfe de 1990-1991 à celle d’Irak en 2003.
Une boussole ancienne pour de nouveaux défis
On peut se mettre d’accord sur les huit principaux défis posés à la diplomatie française énoncés par J. Vaïsse à la fin de son article : les moyens financiers de notre politique étrangère, la place de l’Europe dans notre politique étrangère, l’intervention militaire, le continent africain, la Chine, la Russie, la posture à adopter face aux monarchies sunnites du golfe Arabo-Persique, et le multilatéralisme et la place de l’ONU. Selon lui, aucun d’entre eux n’est déterminé par la nature de la relation avec Washington. Que l’on prenne ces défis conjointement ou séparément, l’important réside dans la réponse apportée, en ce qu’elle laisse ou non d’importantes marges de manœuvre à la France. Là, la boussole du gaullo-mitterrandisme est toujours utile. Les cas des relations avec la Chine et la Russie peuvent, par exemple, être disjoints. Il ne s’agit pas des mêmes enjeux, mais du même type de puissance. Dans les deux cas, une question se pose toutefois : comment gérer la relation avec des pays dont l’histoire, la nature du régime et les intérêts stratégiques sont différents, mais qui exercent une forte influence au sein du monde actuel ? De quelles flexibilité et capacité d’action la France dispose-t-elle ? Comment faire pour ne pas se montrer aveugle ou buté face aux différences, et ne pas obligatoirement couper toute relation avec ces pays ?
Dans la nature des relations que la France aura avec la Chine et la Russie, l’option « gaullo-mitterrandiste ou non » n’est pas sans incidence. Face à ce qui est parfois ressenti comme une résurgence de la menace russe, la diplomatie française doit-elle avoir pour priorité la solidarité avec les États-Unis et faire corps avec l’OTAN ? La montée en puissance de la Chine posant un tel défi et n’étant pas assurément pacifique, doit-elle élaborer une réponse commune avec Washington ? Ou, dans les deux cas, doit-elle conserver une marge d’autonomie et ne pas faire dépendre ces relations des aléas des décisions de Washington ?
On ne peut que rejoindre J. Vaïsse sur le débat portant sur les moyens financiers de la politique étrangère française. Ceux-ci ont été constamment réduits, quels que soient les présidents et les ministres. L’engagement de porter les dépenses de défense à 2 % du produit intérieur brut (PIB) ne s’est aucunement accompagné d’une sanctuarisation, et encore moins d’une augmentation des crédits destinés à promouvoir l’influence de la France dans le monde, au moment où le soft power et le débat d’idées sont plus que jamais déterminants et que nombreux sont les pays qui s’y mettent activement. De même, J. Vaïsse a raison de dire que les huit défis dressés ne peuvent être uniquement vus sous l’angle de la relation avec Washington. Tous peuvent conduire à des choix différents selon l’option choisie : préserver ou non au maximum ses marges de manœuvre. Et c’est bien la différence fondamentale qui demeure.
Un président jeune adepte d’un concept vieillot ?
Pourquoi M. Duclos et J. Vaïsse estiment-ils nécessaire de planter le dernier clou dans le cercueil du gaullo-mitterrandisme si celui-ci est depuis longtemps en voie de décomposition ? Est-il indispensable de faire le procès d’un mythe lointain, qui ne serait célèbre que pour quelques adorateurs cacochymes réfugiés dans les catacombes stratégiques ? N’est-ce pas la vigueur renouvelée d’un concept rejeté par N. Sarkozy et ignoré par F. Hollande qui justifie leurs articles ? Car E. Macron s’est référé à trois reprises au gaullo-mitterrandisme au cours de la campagne électorale qui l’a vu remporter l’élection présidentielle. Considérant son âge – il est né sept ans après la mort du général de Gaulle et F. Mitterrand a quitté le pouvoir avant qu’il n’atteigne la majorité –, il paraît difficile d’y voir le signe d’un ringardisme ou d’un attachement à de vieilles lunes. Sauf à le soupçonner d’avoir invoqué un concept auquel il ne croit pas, le gaullo-mitterrandisme doit tout de même avoir une certaine réalité, y compris pour le plus jeune président de la Ve République.
Il n’est pas davantage anodin de constater que des figures néoconservatrices françaises, initialement présentes au sein des équipes de campagne d’E. Macron, ont été, à leur grand dam, progressivement mises de côté. Et que le président nouvellement élu a fait une déclaration tonitruante contre le néoconservatisme : « Avec moi, ce sera la fin d’une forme de néoconservatisme importée en France depuis dix ans », déclarait-il à huit quotidiens européens le 21 juin 2017 [9]. Vu la place qu’occupe le président de la République dans la définition de la politique étrangère de la France, il est pour le moins curieux de proclamer la mort du gaullo-mitterrandisme au moment où E. Macron s’en est plusieurs fois réclamé. Le président se place ainsi en rupture avec ses deux prédécesseurs, qui n’avaient jamais employé le terme, par conviction occidentale pour l’un, par refus des concepts contraignants pour l’autre.
Les premières actions d’E. Macron depuis son élection s’inscrivent-elles dans une ligne gaullo-mitterrandiste ? Indéniablement par certains aspects, notamment dans la gestion de ses relations avec Donald Trump ou Vladimir Poutine. Il a résisté à la tentation de ne pas inviter ce dernier, comme le réclamaient les cercles médiatiques, et tout en se montrant chaleureux avec le premier, il n’a pas hésité à s’opposer à lui sur certaines questions essentielles. Finalement, E. Macron va avant tout poursuivre une politique adaptée aux défis du temps présent. Le gaullo-mitterrandisme n’est ni un code fixe ni un manuel que l’on consulte avant de prendre une décision, mais davantage une philosophie globale et une certaine vision du rôle et de l’action de la France au sein d’un monde en mutation.
- [1] Michel Duclos, « Gaullo-Mitterrandisme contre néo-conservateurs à la française – un vrai-faux débat ? », Blog, Institut Montaigne, 3 août 2017.
- [2] Justin Vaïsse, « Le passé d’un oxymore. Le débat français de politique étrangère », Esprit, n° 439, novembre 2017.
- [3] Club qui réunit d’anciens responsables politiques et diplomates qui se réclament du gaullo-mitterrandisme.
- [4] Voir Éric Branca, L’ami américain. Washington contre de Gaulle, 1940-1969, Paris, Perrin, 2017.
- [5] Sur ce point précis, voir Bertrand Badie, Nous ne sommes plus seuls au monde. Un autre regard sur l’« ordre international », Paris, La Découverte, 2016 ; et Pascal Boniface, Je t’aimais bien tu sais. Le monde et la France, le désamour ?, Paris, Max Milo, 2017. Deux ouvrages pourtant cités par J. Vaïsse, sans que les thèses ne soient évoquées.
- [6] Reçu triomphalement à Paris à l’été 2005 et présenté comme un homme de paix pour avoir annoncé le retrait unilatéral de Gaza, dont il était pourtant déjà évident qu’il ne produirait aucune avancée concrète du processus de paix.
- [7] Voir Pascal Boniface, Le monde selon Sarkozy, Paris, Jean-Claude Gawsewitch, 2012.
- [8] Voir Pascal Boniface, Je t’aimais bien tu sais, op. cit.
- [9] « Emmanuel Macron : “l’Europe n’est pas un supermarché” », Le Figaro, Le Soir, Le Temps, The Guardian, Corriere della Sera, El Pais, Süddeutsche Zeitung et Gazeta Wyborcza, 21 juin 2017.