Septembre 2017
« L’Argentine est plutôt en phase descendante » / Entretien avec Omar da Fonseca
Transports et infrastructures : développement, désenclavement, puissanceRIS N°107 - Automne 2017
Pascal Boniface et Marc Verzeroli – Pourrions-nous revenir sur votre parcours et sur ce qui vous a conduit à devenir footballeur professionnel ?
Omar da Fonseca – Je viens d’une famille de classe moyenne normale. Mon père était ingénieur en électronique. Très jeune, il a eu l’idée d’aller aux États-Unis parce qu’à l’époque, dans les années 1950, en Amérique du Sud, on utilisait le papier journal pour emballer les aliments quand on allait à l’épicerie. Il avait entendu parler de la production de plastique, et il est parti voir de quoi il s’agissait pour tenter de l’importer. Il a ramené une machine et a commencé à travailler dans son garage. En ce sens, il a été un précurseur.
Lui avait fait des études, alors que mon grand-père était arrivé du Portugal. À la maison, tout le monde avait également fait des études et nous en parlions beaucoup. Ce qui est paradoxal, c’est que j’ai un frère qui est devenu ingénieur. Il est parti étudier aux États-Unis et il est actuellement en France, où il a notamment créé le pôle de Sophia Antipolis dans les années 1980 en faisant venir beaucoup de sociétés informatiques américaines. Quant à moi, j’étais dans un pays où le sport, et le football en particulier, était et continue d’être non pas une devise, ni même un drapeau, mais une véritable drogue, dans tout ce qu’il y a de plus excessif.
Je ne sais pas d’où me vient cette attirance pour le football. Je pense que je l’ai héritée de mon grand-père. Mon père n’était pas du tout attiré par le foot, alors que mon grand-père nous emmenait très souvent au stade. Mon père, lui, disait qu’il fallait aller à l’école, avoir son bac, etc. J’ai donc fait des études d’économie et de commerce, je suis allé trois ans à l’université, et j’ai même gardé des amis de cette époque qui, eux, sont allés au bout de leurs études. Mais j’ai toujours senti que c’était le côté forcé. J’étais complètement attiré par le football, de plus avec cette idée qu’il fallait à tout moment savoir partir, ce qui est une caractéristique assez commune en Argentine, davantage encore dans le football, mais plus généralement dans n’importe quel domaine. Les Argentins s’exportent. Même ceux qui font des études assez poussées doivent s’en aller à un moment donné. C’est un aspect grave.
J’ai commencé à jouer en Argentine, où l’on est toujours identifié à une équipe dès sa naissance, Vélez Sarsfield pour ma part. Nous habitions un quartier où il y avait beaucoup de clubs. À Buenos Aires, c’est la folie : il y a actuellement 14 équipes en première division, trois ou quatre autres assez proches de la ville, et les autres villes du pays se partagent le reste. Au total, la ville a 16 clubs, avec des stades allant parfois jusqu’à 60 000 spectateurs. Ceux du Racing et d’Independiente, par exemple, sont à peine distants de 300 mètres.
Comment expliquer cette passion de l’Argentine pour le football, qui est effectivement très à part ?
Omar da Fonseca – Il n’y a pas vraiment d’explication. Beaucoup font référence à l’influence italienne. Les Italiens sont arrivés à bord de bateaux, c’est ainsi que les clubs les plus anciens, comme River Plate et Boca Juniors, ont pris les couleurs des bateaux qui débarquaient dans le port de Buenos Aires. Ensuite, quelques présidents, comme Julio Argentino Roca, ont donné une impulsion pour construire des stades, de sorte qu’aujourd’hui encore, beaucoup de stades sont assez anciens.
En Europe, on ne peut pas ressentir cet aspect. Un exemple : quand Carlos Tévez est revenu jouer en Argentine, il gagnait 8 millions de dollars net par an, et la télévision avait fait un sujet montrant la vie de trois jeunes de 20-25 ans qui faisaient deux heures de transport, mangeaient dans les poubelles et dormaient dans la rue pour pouvoir s’acheter le billet du match et le maillot du joueur. Vous multipliez ces trois personnes par des milliers d’autres, alors que C. Tévez allait lui à Punta del Este, en Uruguay, en hélicoptère. L’Argentine, c’est ça : une masse complètement influencée et influençable par les médias. Il y a constamment cinq chaînes de télévision qui, dès 10 heures du matin, vont aux entraînements, l’une à Boca Juniors, l’autre à San Lorenzo, etc. Il y a énormément de sujets : est-ce qu’ils ont changé de chaussures ? est-ce que tel joueur arrive ? où a-t-il dormi la veille ? Tout n’est pas vraiment réaliste : à un moment donné, il faut inventer. Et souvent selon un aspect agressif : la conscience argentine est très forte entre la famille et les amis, mais avec le prochain, c’est le déni, l’agressivité, le non-respect. Nous avons une grosse influence italienne qui nous a inspiré cet aspect de débrouille, dans lequel le côté rusé, malin est valorisé.
On continue à dire qu’en Argentine, il y a une véritable stratégie à vouloir abrutir les gens à travers le football. Ce n’est même plus du sport : on le montre plutôt sous un aspect de guerre, de conquête, de supériorité. Ils développent cet aspect d’adversité permanente. Au stade, il y a une espèce d’agressivité, de maladie, même chez les enfants. L’an dernier, j’ai emmené un groupe de huit Français voir un match de Vélez Sarsfield. Une rencontre sans importance, mais il y avait du monde au stade. Et c’était totalement étrange de voir une personne tenir un bébé habillé aux couleurs du club, faire des gestes vulgaires, etc. Cet aspect de l’Argentine me semble inhumain.
Je crois aussi que la dictature a généré cet aspect d’« opium du peuple » pour que tout le monde fasse du sport, parle de sport, et pour que le sport soit accessible à tout moment. En Argentine, le football vient chez vous. Quand il fait sa première déclaration, le président de la République est obligé de dire dès la deuxième ou troisième phrase à quel club il appartient. Pour Mauricio Macri, les gens savaient : il a été président de Boca Juniors. Mais plus généralement, tout le monde le fait : quand vous occupez un poste important dans n’importe quelle société, vous devez le faire. Parce qu’il y a aussi une connotation : quand vous êtes de Boca, par exemple, vous êtes de la masse, des gens qui transpirent. Les quartiers sont très identifiés, chacun sent une espèce d’identité, mais encore une fois, j’ai du mal à comprendre pour quelles raisons c’est « à la vie, à la mort », et même plus important parfois que sa propre famille.
Aux États-Unis, les gens portent les couleurs de leur école ou de leur université, c’est-à-dire de l’institution qui leur donne un apprentissage, une culture, un environnement. En Argentine, le football ne donne rien, il appauvrit. Le dimanche, tout le monde s’arrête et regarde. Et depuis maintenant quatorze ans déjà, le football appartient à l’État, qui cautionne le « Fútbol para todos ». Depuis huit ans, c’est la grosse imposture : ce sont les impôts argentins qui financent le football. Vous imaginez cela en Europe ? Nous serions tous dans la rue.
Vous faites référence au moment où Cristina Kirchner a racheté les droits pour diffuser le football gratuitement [1] ?
Omar da Fonseca – Oui, parce que tout le monde regardait. Mais la situation est tout aussi indécente en Europe, quand on voit que Lionel Messi gagne quelque chose comme 35 millions d’euros par an. Je ne crache pas dans la soupe : j’ai vécu et je vis encore à travers le football, mais la balance penche mal. En Europe, néanmoins, la distribution me semble un peu plus équitable. Les Argentins, eux, s’en satisfont : ils vivent dans la magouille et la corruption totale. En Argentine, vous pouvez encore, en 2017, acheter une place de théâtre et vous entendre dire à votre arrivée que c’est complet. Vous êtes alors obligé de sortir trois pesos. Le mécanisme existe ainsi dès la plus basse échelle. Quand un policier vous arrête, votre première réaction est de regarder dans vos poches ce que vous pouvez lui donner, ce peut même être un paquet de bonbons déjà entamé. Il y a une sorte de mécanique qui est complètement intégrée dans notre jeunesse.
Quant au football, encore une fois, personne ne peut l’expliquer. Nous avions de grands écrivains qui disaient soutenir tel ou tel club. René Favaloro, un médecin qui est devenu une éminence dans tout ce qui touche aux opérations du cœur, adorait le football et en parlait tout le temps. Il y a vraiment peu d’explications, mais le football continue d’être, en Argentine, davantage que la religion, une sorte de fanatisme. Pas dans le bon sens, parce que c’est un fanatisme agressif. Les Argentins ne sont jamais pour leur équipe, mais contre l’autre. Il y a une guerre constante, et une mafia structurée dans les clubs. La plupart d’entre eux, à l’exception de trois, continuent à être des associations où les socios gèrent les assemblées. C’est-à-dire que 90 % des présidents ont une durée de mandat de quatre-cinq ans durant lesquels ils ne feront que du business. Droits de propriété des joueurs, mafias, etc. : toutes les plus grosses formes de corruption dans les transferts de joueurs ont été créées ou en tout cas exploitées en Argentine, au Brésil, au Chili, etc.
Quelles sont les raisons qui vous ont conduit à venir jouer en France, en 1982 ?
Omar da Fonseca – Il y a de tout. C’est un moment très important, parce que j’avais commencé à jouer en première division en 1977-1978, et je commençais à avoir de bonnes propositions. Et une très, très bonne proposition venait de Colombie. À cette époque, les championnats colombiens et mexicains étaient très forts, surtout celui de Colombie car les narcotrafiquants mettaient énormément d’argent dans le football. Les clubs avaient des stades magnifiques et payaient très bien. Même mon entraîneur et mon président me poussaient à signer en Colombie.
Puis, j’ai eu la chance de connaître Carlos Bianchi et Oswaldo Piazza, qui avaient quitté la France pour revenir jouer en Argentine en 1980, au Vélez Sarsfield, là où j’évoluais également. J’étais encore un jeune joueur et un jour, je leur explique que je vais partir en Colombie. Eux m’ont dit de ne pas y aller et m’ont présenté leur agent, qui s’appelait Rafael Santos. Les Colombiens, eux, continuaient à m’appeler et nous donnaient même de l’argent. Mon père m’a alors dit de laisser tomber et que même si l’influence de l’argent conditionnait beaucoup la vie, il fallait que je fasse mon choix pour l’Europe, où j’allais me développer autrement et où je vivrai forcément différemment, même si peut-être moins riche au départ. Il n’était pas du tout attiré par le football, mais il m’a conduit à écouter C. Bianchi et O. Piazza, à un âge où – j’avais 20-21 ans – je crois que j’aurais eu la réflexion primaire de me dire qu’il fallait que je signe à Cali, qui était un grand club, dont je connaissais le gardien avec qui j’avais déjà joué et qui m’avait lui aussi appelé. J’avais même subi quelques pressions : des coups de téléphone à la maison à trois heures du matin, etc.
Comment vivez-vous alors votre arrivée à Tours, où la passion n’est pas tout à fait la même qu’en Argentine ?
Omar da Fonseca – Je crois que l’on s’y prépare plus ou moins. On m’avait déjà parlé de tout cela et je l’ai extrêmement bien vécu.
Et puis, je suis arrivé dans un club très familial. Monsieur Jean Royer était maire de Tours à l’époque et la ville était alors la plus sportive de France, avec des clubs en première division de football, de volley, de basket. On allait tout le temps voir des matchs.
Et J. Royer, quand il m’a vu pour la deuxième fois, m’a appelé pour me dire – je ne parlais pas un mot de français – « biblioteca ». Le traducteur m’a alors dit : il t’a déjà inscrit à la bibliothèque. Je m’en souviendrai toute ma vie, J. Royer a été ensuite mon témoin de mariage, et j’ai eu une relation importante avec lui. Ce qui m’a marqué, c’est qu’il ne m’a pas dit « Comment es-tu ? À quel poste vas-tu jouer ? etc. », mais « Je t’ai inscrit à la bibliothèque ». Et je suis allé à l’Institut de Touraine pour apprendre le français. C’est aussi un peu grâce à lui si, plus tard, j’ai repris des études à Toulouse, à l’Institut d’administration des entreprises. J’étais jeune et complètement dans le foot, je voulais réussir et je vivais pour cela, mais lui, par cet aspect, m’a donné une ouverture. Il m’a fait comprendre que la vie d’un homme passait forcément par là.
Parce que dans le football, en réalité, tout le monde fait tout pour vous. Je connais un peu les centres de formation, les jeunes lisent France Football, L’Équipe et regardent en boucle tous les buts, les actions, etc. Donc, ils ne vont pas me raconter qu’ils savent remplir un chèque ou payer l’électricité. À partir de 15-16 ans, ils ne savent plus rien, ils sont pris en main pour tout. Je crois qu’à un moment donné, il faut prendre son temps et lire deux-trois choses pour comprendre. Ne serait-ce simplement que par rapport aux agents, qui sont dans une situation où ils gèrent leur pouvoir. Je pense qu’il faut pouvoir s’enrichir autrement.
Vous quittez donc l’Argentine en 1982, dans un contexte assez « lourd » : la junte militaire, au pouvoir depuis six ans, s’est lancée dans la guerre des Malouines. Comment perceviez-vous alors le contexte politique et géopolitique de votre pays ?
Omar da Fonseca – Encore une fois, j’étais complètement imprégné du football. Cependant, mon frère aîné, qui est aujourd’hui ingénieur, était alors à l’université. Tous ses amis étaient de gauche, ils étaient Montoneros [2]. Pour ma part, je continuais à aller à l’école, puis au lycée. Parmi mes amis proches, il y en a eu un que nous n’avons plus revu : sa Fiat 800 était toujours dans son garage, mais nous n’avons plus jamais eu de ses nouvelles à partir de 1978-1979. C’est une chose qui nous a interpellés. Nous entendions des bruits, mais tout était contrôlé : les médias, les journaux. Nous avions zéro « bonne » information.
Quelque part, cette guerre, cela se savait. Je me souviens notamment qu’un grand journaliste politique avait dès le début déclaré : « on veut nous faire sentir patriotes, qu’on a la niaque ». Mais nous n’avions en réalité aucun moyen d’aller occuper les Malouines. Et ils ne l’ont pas fait avec les gens de Buenos Aires : ils ont pris tous les pauvres jeunes de l’intérieur de l’Argentine, des provinces de Tucumán, de Mendoza, ceux qui avaient encore moins de possibilités de se plaindre. Nous, à Buenos Aires, continuions à aller à l’école, et personne autour de nous n’avait été appelé à faire la guerre, ou en tout cas à occuper. Donc, même en supposant que les Anglais ne bougeraient pas, ils ont envoyé 20 000-30 000 très jeunes garçons qui ne savaient pas se battre. En plus, la plupart de ces gens venaient du Nord de l’Argentine et n’avaient jamais connu des températures comparables à celles des Malouines.
Donc, disons que la suite nous a donné une rage, une frustration. C’est ce que l’on se dit tout le temps entre amis : quelle tristesse que personne ne se soit révolté. Et on est même allé au-delà puisqu’en 1978, la junte s’est servie de cette bêtise autour de la passion humaine du « on a gagné » au football, alors qu’elle tuait des gens dans le même temps.
Mais les Montoneros, par exemple, n’avaient pas appelé au boycott de la Coupe du monde en 1978. C’était même le contraire : « venez en Argentine, vous verrez la répression ».
Omar da Fonseca – Oui, j’ai même lu plus tard qu’ils pensaient pouvoir profiter de la présence des touristes et des journalistes pour faire des opérations un peu violentes. Mais certains disent qu’à un moment donné, les véritables leaders ont négocié avec les militaires. Ensuite, ils ont fait de la prison.
Le résultat, c’est qu’à la Coupe du monde – et j’y étais –, on vivait le foot, on était complètement dedans. Il y avait zéro problème économique, ni aucun autre. Personnellement, je vivais complètement ma passion et je n’ai jamais été véritablement confronté à la réalité de la dictature. Ma mère nous disait de faire attention si l’on était nombreux, même dans notre quartier, parce qu’il y avait l’état de siège et qu’il était interdit de se regrouper. Nous étions très jeunes, nous nous en fichions un peu et n’avons jamais eu de problèmes.
Donc, jusqu’en 1982, à l’exception de cet ami disparu, vous n’aviez aucun moyen de savoir ce que faisait la dictature ?
Omar da Fonseca – Non, jamais. Dans mon entourage, nous n’avons jamais entendu tout cela.
Je dis tout le temps qu’en tant qu’êtres humains, nous n’aurions jamais dû cautionner ce qu’ils ont fait. Certains, à l’époque, ont voulu montrer cela, notamment un grand musicien qui était venu en France et dont le nom m’échappe à présent. Aujourd’hui, je me dis – mais j’ai maintenant 60 ans – « mais pourquoi les gens n’occupaient pas la place de Mai ? »
Après la Coupe du monde 1978, le général Videla est devenu un héros, il n’était plus « le vilain ». Même César Luis Menotti, le sélectionneur de l’époque, dit maintenant qu’il n’avait pas vraiment connaissance des faits, mais qu’il y avait tout de même beaucoup trop de bruits au sujet de gens qui disparaissaient, sur le fait que la justice n’existait pas et que la guerre était perdue d’avance. C’est quand même étonnant qu’un personnage comme lui n’ait rien fait, parce qu’avec l’influence du foot, il avait alors un poids médiatique énorme : il était l’entraîneur champion du monde. Il le laisse à présent entrevoir, j’ai lu des articles dans lesquels il dit qu’ils auraient peut-être dû faire autrement, dire « on ne joue pas », en tout cas mettre une force de contradiction. Mais c’est peut-être trop facile de voir tout cela de cette façon aujourd’hui, et j’avoue que je ne peux expliquer cette situation.
En 1986, après la guerre des Malouines, comment vivez-vous la victoire sur l’Angleterre en quart de finale de la Coupe du monde ?
Omar da Fonseca – Heureusement, j’étais déjà en Europe, et je dis tout le temps qu’en Argentine, on est envahi, aveuglé par cet aspect du patriotisme. Par exemple, quand je suis arrivé à Tours, j’ai rencontré Richard George, un ancien joueur anglais qui était lui aussi à l’Institut de Touraine. Quand certains de mes amis argentins sont venus me voir, ils m’ont dit : « comment peux-tu avoir un ami anglais, tu es fou ? » Alors qu’en France on parle de racisme, en Argentine on continue de considérer que les Boliviens et les Paraguayens sont « negritos » et on les appelle ainsi. Pour les Argentins, les Péruviens sont en dessous, ils sont néfastes. Les gens qui sont partis ou qui sortent du pays savent cependant faire la part des choses.
En 1986, à la Coupe du monde, la philosophie était complètement négative. On dit toujours qu’il y avait deux joueurs et demi, le reste était des « bouchers ». C’était un football mesquin, qui ne nous identifiait pas. Mais cette victoire a été énormément utilisée, et continue de l’être. Nous avons encore aujourd’hui des chants contre les Anglais. C’est ce que je disais tout à l’heure : en Argentine, les exemples sont toujours faits pour aller contre. Nous sommes façonnés à nous créer un ennemi, un adversaire. Nous avons été champions du monde, mais ce n’était pas notre philosophie. Alors oui, nous avons gagné, je l’ai fêté, mais je n’aimais pas du tout la façon dont nous jouions : tous derrière, avec des joueurs catastrophiques comme Sergio Batista ou Julio Olarticoechea, que des « tueurs », pas de créativité ni d’audace.
Vous avez également étudié l’économie. Que vous inspire la situation économique de l’Argentine ?
Omar da Fonseca – Cela va faire trente-six ans que je suis en France. Ma mère habite à Olavarría, à 400 kilomètres de Buenos Aires : il n’y a rien, que des moutons, des vaches, des canards. Tout est plat. Et puis, il y a une route à double voie où l’on paie un péage, aussi cher que quand je retourne à Tours, alors que l’on ne peut pas passer à certains endroits quand il pleut trop. Il y a près de 100 000 habitants, et l’hôpital est une catastrophe. Ils ont même fermé des écoles.
En fait, rien n’a vraiment changé. La méthode, les choses qu’ils veulent essayer de réussir, c’est souvent à travers cet aspect du verbe et de grands discours. Nous avons je ne sais combien d’années de retard dans énormément de domaines. On pense encore que celui qui transpire, qui se déboutonne la chemise, a forcément vécu la souffrance.
Et on a cet aspect qui nous tue encore : la corruption. La plupart des gouverneurs, des dirigeants sont corrompus, mais c’est ainsi en Amérique latine. Je croyais au départ que nous étions protégés par les Américains, comme ce peut être le cas au Chili, mais depuis un certain temps je me dis qu’il y a quand même des manières qui se sont instaurées et qui touchent même les sociétés qui viennent d’ailleurs. Ces gens-là deviennent argentins dans leur façon de faire : ils s’adaptent dans le mauvais sens. Donc, la situation se dégrade.
Ma mère a eu 11 frères et sœurs, et nous sommes 27 cousins. À l’exception de trois, tous habitent à Olavarría. Certains sont médecins, d’autres maîtres d’école. J’ai une cousine qui a 52 ans et n’a jamais vu la mer, qui est pourtant à 600 kilomètres. Ils ont encore des vies dures et il y a encore en Argentine des situations d’existence que l’on ne peut pas concevoir en Europe.
Et ce n’est pas qu’une question de moyens : les bidonvilles à Buenos Aires, c’est catastrophique. J’étais récemment dans un bel hôtel, à côté du deuxième aéroport de la ville : il y a un bidonville où vivent 200 000 à 300 000 personnes, qui vient presque toucher l’hôtel, dans le meilleur quartier de Buenos Aires. Tout le monde dit que ce sont des Paraguayens et des Boliviens, mais peu importe : la pauvreté existe.
En ce sens, comment percevez-vous les différences avec la France, votre pays d’adoption ?
Omar da Fonseca – J’ai lu encore récemment que les riches devenaient sans cesse plus riches. Mais on ne peut pas ignorer qu’en Europe, et surtout en France, il y a une classe moyenne, et que nos impôts sont relativement bien utilisés. Il y a tout de même une certaine solidité et les choses sont assez équitables. En Amérique du Sud, cela continue à ne pas exister du tout, à l’inverse de la corruption et du piston. Je dis toujours qu’en Argentine, il suffit de mettre une veste et de parler à la télévision pour que tout le monde dise : « il a raison, il a raison ». On est dans une espèce de zéro discernement. Parce que tout est déjà téléguidé. Dès la troisième page, vous savez de quel côté sont les journaux. La justice n’existe pas et il y a des situations invraisemblables. Si vous tuez mais que vous êtes quelqu’un d’important, vous n’irez jamais en prison. Ce sont des cas complètement isolés en Europe, pas en Argentine.
La famille Kirchner, par exemple, a développé un patrimoine d’environ 2 milliards de dollars. C’est une caste riche, qui vit encore et qui se développe dans un État de non-droit. De plus, il y a 20 % d’inflation, c’est incroyable. On paie une sécurité sociale pour ma mère tous les mois, mais le relevé ne fournit aucune explication. Même chose pour le loyer : les propriétaires l’augmentent sans raison. On se dit que les Argentins sont vraiment bons pour pouvoir vivre, parce qu’ils n’ont aucune règle. Par exemple, j’ai acheté une maison il n’y a pas longtemps : il faut encore aller chez le notaire avec une valise pleine d’argent. On est dans une hypocrisie totale. Comment s’en sortir ? À présent, on produit moins de viande et il semblerait qu’on ait plus vraiment les moyens d’exploiter le pétrole dans le Sud du pays. L’Argentine est plutôt en phase descendante.
Il y a là en tout cas un paradoxe intéressant. J’avais fait un déplacement avec François Hollande en Amérique latine, et j’avais alors appris que 25 000 Français vivent à Buenos Aires. Nous en avons rencontré quelques-uns : ils adorent l’Argentine, ils s’adaptent, ils sont complètement séduits. Pourtant, le Français est l’opposé en tout point de ce que je viens de décrire. L’Italien, l’Espagnol sont beaucoup plus latins, le Français est plus organisé, avec un recul sur ses stratégies futures.
J’ai énormément d’amis argentins qui ont 40 ans et qui n’ont jamais cotisé pour la retraite. Il y a eu tellement de crises économiques, d’inflation, les banques ont fermé et l’argent a été bloqué. Des choses complètement irrationnelles qui ont donné une nature de vivre constamment dans l’insouciance et dans le présent. Je dis pour cela que l’Argentin est ouvert, spontané, rigolo et amical au premier contact, parce qu’il s’en fiche du moment qu’il a un morceau de viande et qu’il va au stade le dimanche. Même moi, quand j’y retourne, il me prend des colères au bout de trois jours : on essaie sans cesse de me doubler, de me voler, alors qu’en plus je suis argentin. On retrouve certains de ces éléments dans le football : le footballeur argentin est – je ne sais pas si c’est malin – une sorte de mélange de rage, de frustration, de révolte, de magouille.
Quel regard portez-vous, enfin, sur le processus de renégociation de la dette de l’Argentine avec ce que l’on appelle les « fonds vautours » ?
Omar da Fonseca – C’est de la spéculation négative. Ils rachètent les dettes des États qui ne peuvent pas payer et exigent ensuite les sommes avec des intérêts astronomiques. M. Macri a passé un accord avec eux, là où Cristina Kirchner avait refusé et disait qu’elle avait été très dure. M. Macri a plutôt le discours selon lequel l’Argentine doit revenir dans le marché international, avant notamment le prochain G20 à Buenos Aires.
Le 11 juillet 2017.
- [1] En 2009, l’ex-présidente Cristina Kirchner lance l’initiative « Football pour tous », destinée à permettre aux Argentins de voir gratuitement et sans abonnement les rencontres du championnat national de football. Depuis, l’État argentin finance ainsi le football par l’achat de droits TV. Début 2017, le président Mauricio Macri a annoncé vouloir revenir sur cette mesure.
- [2] NDLR : Organisation politico-militaire argentine de gauche active entre 1970 et 1979 et pratiquant la lutte armée, visant notamment au retour du général Juan Domingo Perón au pouvoir et à la construction d’une nation socialiste.