Mars 2016
L’application de la responsabilité de protéger en Libye : retour à la case départ ? / Par Mohammed Faraj Ben Lamma
Corruption. Phénomène ancien, problème nouveau ?RIS 101 - Printemps 2016
Dix ans après la publication, en décembre 2001, par la Commission internationale de l’intervention et de la souveraineté des États (CIISE) d’un important rapport sur la responsabilité de protéger (R2P) [1] et six ans après son entrée dans le champ juridique international, le 24 octobre 2005, au cours du sommet mondial pour le 60e anniversaire des Nations unies, la R2P a fini par recevoir une application concrète : à l’occasion de la crise libyenne, en 2011, la résolution 1973 du Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies (ONU) du 17 mars 2011 y fait expressément référence [2]. Elle autorise un État, agissant seul ou dans le cadre d’organismes ou d’arrangements régionaux, à prendre « toutes [les] mesures nécessaires » pour protéger la population civile libyenne.
L’affaire libyenne revêtait donc l’importance d’un test essentiel, la responsabilité de protéger franchissant l’état prospectif qui était encore en partie le sien pour passer à l’état prescriptif dans sa dimension la plus cruciale au regard du système juridique international. Le succès de son application pouvait confirmer son entrée dans un processus d’émergence d’une norme internationale en faveur de l’intervention afin de protéger les civils de massacres de masse.
Mais le dépassement du mandat du Conseil de sécurité lors de l’intervention en Libye a suscité beaucoup de critiques et provoqué la réaction virulente d’États qui se sont estimés contraints à ne pas s’opposer au vote de la résolution 1973. Par ailleurs, l’échec de la communauté internationale pour répondre aux atrocités qui se produisent en Syrie a relancé le débat sur la question de savoir si la R2P devenait un principe de droit international. Les États sceptiques ont également émis de sérieux doutes quant à l’usage de la force militaire à des fins humanitaires.
L’émergence de la responsabilité de protéger
Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la doctrine de l’intervention humanitaire fait l’objet d’un débat permanent au sein des Nations unies, des États, de la communauté académique et de la société civile. Au cœur de cette controverse, la tension entre deux principes fondamentaux du droit international : d’une part, l’interdiction de l’usage de la force ; d’autre part, l’obligation de respecter et de protéger les droits de l’homme.
L’expression « responsabilité de protéger » apparaît de manière significative et pour la première fois dans le rapport de la CIISE, instituée par le gouvernement canadien en décembre 2001. Ce rapport rappelle que la souveraineté ne donne pas seulement à un État le droit de contrôler ses propres affaires, mais qu’elle lui confère aussi la responsabilité première de protéger les personnes vivant à l’intérieur de ses frontières. L’essentiel de l’argument de la CIISE est que la souveraineté de l’État implique une responsabilité principale de protection de son peuple. La thèse du rapport veut que lorsqu’un État s’en montre incapable – qu’il ne le puisse pas ou qu’il ne le veuille pas –, la responsabilité soit transférée à la communauté internationale.
La R2P est d’abord et avant tout l’affaire de l’État. La prévention commence au niveau national, la protection des populations étant un attribut de la souveraineté caractéristique d’un État au XXIe siècle. La CIISE insiste sur la prévention et, si elle est inopérante, sur la rapidité, la souplesse, l’adéquation et la proportionnalité de l’intervention. Finalement, cette nouvelle terminologie permet surtout de concrétiser, par une expression consacrée, un nouveau paradigme : les Nations unies choisissent d’aborder sous un nouvel angle la question de la sécurité des individus, plaçant désormais la sécurité humaine au-dessus de tout autre principe, la sacralisant en quelque sorte. Désormais, l’accent est mis sur l’individu, et non plus sur l’État. Ce nouveau paradigme permet, d’une certaine manière, de résoudre le problème du droit d’ingérence : c’est à l’État qu’incombe la responsabilité de protéger ses populations, mais s’il ne le fait pas, cette tâche revient – au nom du principe de subsidiarité – à la communauté internationale.
Selon le rapport, la R2P implique une gradation. D’abord vient la responsabilité de prévenir, c’est-à-dire l’obligation de traiter les causes premières des conflits internes et autres catastrophes engendrées par l’homme. Elle est considérée comme une étape nécessaire, permettant de réduire, voire même de pallier la nécessité d’une future intervention. Trois conditions essentielles doivent être réunies pour que cette prévention soit efficace : « l’alerte rapide », qui fait référence à l’analyse de la situation et de sa fragilité ; « l’outillage préventif », qui a trait aux politiques susceptibles de modifier la situation ; et « la volonté politique » [3]. Si ces mesures de prévention échouent et que la sécurité de la population est gravement menacée, la communauté internationale a la responsabilité de réagir, en répondant aux crises humanitaires par des mesures adéquates, y compris des mesures coercitives telles que des sanctions ou des poursuites internationales – l’intervention militaire, considérée comme une mesure exceptionnelle et extraordinaire, n’étant envisagée qu’en dernier recours, après analyse approfondie de ses conséquences. En effet, l’usage de la force comporte toujours le risque de pertes humaines involontaires et d’instabilité. Enfin, vient la responsabilité de reconstruire. La CIISE considère, en effet, que la reconstruction est une étape cruciale dans le continuum de la responsabilité de protéger [4]. La R2P s’étend donc à l’aide nécessaire au redressement, à la reconstruction et à la réconciliation, notamment après une intervention militaire et en tenant dûment compte des causes de la crise humanitaire objet de l’intervention. Elle ne prend pas fin lorsque le conflit s’arrête ; il s’agit plutôt d’un processus continu qui exige un renforcement des capacités post-conflit afin d’éviter une répétition d’atrocités.
L’opération Protecteur unifié : protection civile ou changement de régime ?
L’intervention dans les affaires d’un État est strictement encadrée d’un point de vue juridique. Par souci de maintenir des relations internationales pacifiées, il est en principe impossible de se donner le droit d’intervenir militairement pour protéger la population victime de violations massives des droits humains dans un État tiers, à moins que le Conseil de sécurité des Ntions Unies ne l’autorise.
Quelques jours après le début des manifestations contre le régime Kadhafi, la mobilisation internationale s’organise. Le 26 février 2011, le Conseil de sécurité adopte à l’unanimité la résolution 1970, rappelant qu’il est de la responsabilité des autorités libyennes de protéger leur peuple et considérant que les attaques systématiques et généralisées contre la population civile sont de nature à constituer des crimes contre l’humanité. Le Conseil de sécurité demande alors au gouvernement d’agir dans le respect des droits de l’homme et du droit international.
Une semaine plus tard, les délibérations débouchent sur la résolution 1973. Le texte déplore l’échec des autorités libyennes à respecter la résolution 1970. La Conseil de sécurité exprime sa vive préoccupation face à la dégradation des droits de l’homme et à l’escalade de la violence dans le pays. Il rappelle la responsabilité du gouvernement libyen dans la protection de sa population (paragraphes 4 et 5) et prévoit la mise en place d’une zone d’exclusion aérienne (paragraphes 6 à 12). Le Conseil autorise les États membres à « prendre toutes les mesures nécessaires […] pour protéger les populations et zones civiles menacées d’attaque en Jamahiriya arabe libyenne […] tout en excluant le déploiement d’une force d’occupation étrangère ».
Le projet de résolution présenté par le Royaume-Uni, la France et le Liban fut adopté par 10 des 15 membres du Conseil de sécurité. L’Allemagne, la Russie, l’Inde, le Brésil et la Chine s’abstinrent, estimant qu’une intervention militaire, même encadrée, n’était pas la bonne solution à cet instant, que la diplomatie pouvait encore agir et que la stratégie militaire n’était pas claire, notamment concernant son application.
L’opération Protecteur unifié fait donc l’objet d’une autorisation par la résolution 1973 du Conseil de sécurité. La campagne de bombardement fut menée par une coalition formée de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) et de pays « partenaires » (Suède, Maroc, Jordanie, Qatar et Émirats arabes unis), comme s’il s’agissait d’une organisation internationale et d’États en lutte contre un autre État, la Libye [5]. Dès les premiers jours de l’opération, d’abord sous commandement français puis otanien, la campagne aérienne fut axée sur la désactivation de la défense aérienne libyenne et la destruction des armes lourdes de l’armée libyenne dans les environs des villes encerclées. L’usage de la force armée trouvait alors toute sa légitimité et sa légalité dans le texte de la résolution 1973, et la première concrétisation de la R2P apparaissait aux yeux de beaucoup comme un succès [6].
Le texte de la résolution 1973 indique que la solution à la crise doit permettre de répondre aux demandes légitimes du peuple libyen (par. 2) en vue de la mise en place d’un ordre constitutionnel démocratique. Les sanctions contre le régime énoncées dans la résolution 1973, si elles visent bien à le forcer à changer d’attitude, confortent donc aussi les insurgés. Ainsi, le changement de régime aurait été un moyen légitime pour réaliser l’objectif du mandat du Conseil [7]. C’est en tout cas ce que certains États occidentaux ont tenté d’affirmer, poussant la R2P au bout de sa logique. Un mois seulement après l’adoption de la résolution 1973, les architectes du texte et de la campagne de l’OTAN, Barack Obama, Nicolas Sarkozy et David Cameron, rejetant le mandat du Conseil de sécurité, annonçaient ainsi dans une tribune publiée dans The Times, Le Figaro, The International Herald Tribune et Al-Hayat : « Il existe un chemin vers la paix porteur d’un nouvel espoir pour le peuple de Libye. Un avenir sans Kadhafi […] tant que Kadhafi sera au pouvoir, l’OTAN et les partenaires de la coalition doivent maintenir leurs opérations ».
Ce dépassement certain du mandat du Conseil de sécurité n’a pas manqué de susciter des réactions au sein de la communauté internationale, puisqu’au lieu de protéger les populations civiles, il a abouti à une véritable guerre faisant plusieurs milliers de victimes et de déplacés [8]. Certains États y ont même vu une illustration flagrante des dérives et des ingérences politiques que peut engendrer le principe de R2P. La mise en œuvre de la résolution 1973 a notamment provoqué des critiques virulentes de la part des BRIC (Brésil, Russie, Inde, Chine). Ils ont accusé l’OTAN d’avoir outrepassé son mandat et transformé une opération de protection des populations en opération de changement de régime. De fait, à partir du moment où la résolution permettait une intervention de protection sur l’ensemble du territoire libyen et où « l’agresseur » était le chef de l’État lui-même, la frontière entre les deux types d’opération était facilement brouillée. Dès le début des opérations, des tensions sont ainsi apparues au sujet de l’interprétation de la « protection des civils ». Dans une réaction officielle au lendemain des premières frappes occidentales, le secrétaire général de la Ligue des États arabes, Amr Moussa, déclarait ainsi : « Ce qui s’est passé en Libye diffère du but qui est d’imposer une zone d’exclusion aérienne ; nous voulons la protection des civils et pas le bombardement d’autres civils » [9]. Fin octobre 2011, Marcel Boisard, ancien sous-secrétaire général de l’ONU, affirmait à son tour : « Rien n’a été respecté. Aucun cessez-le-feu n’a été véritablement négocié. La domination exclusive du ciel fut utilisée pour appuyer les insurgés. La protection des civils fut le prétexte pour justifier n’importe quelle opération. Il ne s’agissait plus de protéger, mais de changer de régime. Le principe de “responsabilité de protéger” est mort en Libye, comme celui de l’“intervention humanitaire” avait péri en Somalie, en 1992 » [10].
Sans ouvrir complètement la boîte de Pandore, l’intervention en Libye a été encadrée juridiquement par une procédure régulière puisqu’il incombait à la communauté internationale de protéger les civils. Le terrain était donc propice à la mise en pratique de la responsabilité de protéger. Cependant, l’ambiguïté de la résolution 1973 va exposer l’application de la R2P à de considérables difficultés, le flou de la formule « toutes mesures nécessaires » empêchant d’emblée d’affirmer la compatibilité des mesures adoptées avec les buts affirmés dans la résolution.
La violation de l’esprit du principe de la R2P
L’affaire libyenne pose donc la question de l’argumentaire pour une intervention militaire, de son étendue et de ses conséquences finales. À cet égard, il importe de rappeler que selon la CIISE, six critères du jus ad bellum doivent être observés pour que l’intervention militaire revête le caractère d’un acte légitime : autorité appropriée, juste cause, bonne intention, dernier recours, proportionnalité des moyens, perspectives raisonnables. Ils sont largement inspirés des critères traditionnels de la « guerre juste ». Mais l’interprétation élargie défendue par la coalition ne respecte pas parfaitement ces critères.
Premièrement, la question de l’autorité appropriée demeure indéniablement un élément-clé – la CIISE y consacre tout un chapitre – parmi les précautions envisagées pour atténuer les effets pervers de l’intervention militaire. Affichant sa conviction profonde en faveur du multilatéralisme, la Commission estime qu’il revient au préalable à l’ONU, a fortiori au Conseil de sécurité, de jouer le rôle de leader quant à la détermination des modalités entourant l’intervention ; de par son caractère représentatif de la communauté internationale, sa compétence et sa marge de manœuvre d’un point de vue juridique, l’organe se veut l’autorité la plus légitime [11].
Deuxièmement, pour qu’une intervention militaire soit justifiée, il faut que des préjudices graves et irréparables soient infligés à des êtres humains ou soient à craindre de façon imminente. Or, la situation en Libye en mars 2011 était bien loin d’un génocide ou de crimes contre l’humanité au sens de l’article 7 du statut de la Cour pénale internationale (CPI). Donatella Rovera, principale conseillère d’Amnesty International pour les situations de crise, est revenue d’un séjour de trois mois en Libye effectué en 2011 avec une version des faits bien différente de celle qui a servi à justifier l’intervention. Le nombre de morts dans la version « officielle » a été, à son avis, grandement exagéré. Selon elle, au moment où l’on affirmait que la répression à Benghazi avait fait environ 2 000 victimes, il aurait plutôt fallu parler de 100 à 110 morts [12]. Cette surestimation alléguée des victimes n’est pas si surprenante et peut être mise en parallèle avec les doutes qui animaient les représentants de l’Inde, qui regrettaient lors des débats au Conseil de sécurité « qu’il n’existait pratiquement aucune information crédible sur la situation sur place » [13]. S’il n’est absolument pas question de dédouaner le régime de Mouammar Kadhafi, cette distorsion de la réalité de la part de ceux qui sont intervenus, bien souvent par l’entremise de leur presse nationale, force à s’interroger sur la question de savoir si cette justification de la responsabilité de protéger n’était pas qu’un prétexte plutôt qu’un motif de l’intervention.
Troisièmement, le respect du critère de la juste cause est primordial afin d’enclencher le processus d’intervention. Une attention toute particulière lui est d’ailleurs accordée dans le rapport : la légitimité de l’acte est somme toute tributaire de la satisfaction d’autres critères, à commencer par la bonne intention. « Faire cesser ou éviter des souffrances humaines », voilà le but exclusif autour duquel les efforts des intervenants devraient converger, toute autre motivation de l’engagement militaire d’un État constituant un détournement de la R2P. Or, l’engagement dans l’opération Protecteur unifié n’était pas entièrement animé d’une « bonne intention ». La position de la plupart des pays membres de l’OTAN était, en effet, constante sur la nécessité du départ de M. Kadhafi. Dès le 4 mars, B. Obama déclarait ainsi que M. Kadhafi avait perdu sa légitimité face au monde entier et qu’il devait à présent partir. En outre, l’OTAN a continué à bombarder des villes comme Syrte ou Bani Walid même après la chute de Tripoli. L’Alliance a soutenu les rebelles, avec pour conséquence la mort de milliers de civils. Ainsi le but légalisé de protéger la population civile a-t-il été sacrifié, sans ambages, au but non légalisé de renverser le régime [14].
Quatrièmement, la mise en œuvre de la R2P porte sur la protection des civils et doit être principalement considérée comme préventive, l’action militaire n’étant qu’un ultime recours. L’intervention militaire ne se justifie qu’une fois envisagés tous les moyens non militaires pour la prévention ou la résolution pacifique de la crise, et que tout laisse raisonnablement croire que des mesures de moindre portée seraient vouées à l’échec. En effet, la médiation, l’action diplomatique, les mesures non armées ont un rôle à jouer au stade de la réaction, avant qu’une intervention armée puisse être envisagée. Parmi les actions réactives envisageables existe la possibilité d’enquête du Conseil de sécurité. À ce stade, les missions d’établissement des faits par le Conseil des droits de l’homme, par exemple, peuvent encore dépêcher un rapporteur spécial chargé de donner toute information utile. Ces exemples montrent que la réaction rapide de la communauté internationale peut encore relever d’un effort de prévention tendant à éviter que l’État ne bascule définitivement dans les crimes de masse [15]. La réalité est que, dans la crise libyenne, l’ONU n’a pas participé à la recherche d’une solution pacifique. Bien au contraire, l’OTAN a même sapé une solution pacifique présentée par l’Union africaine (UA) appelant à un cessez-le-feu immédiat. Le 25 mars 2011, I’UA avait en effet adopté une feuille de route pour la paix, prévoyant la mise en œuvre de réformes politiques et le déploiement d’un mécanisme de suivi – rapidement rejetée par le Conseil national de transition libyen.
Cinquièmement, la durée et l’intensité de l’intervention militaire envisagée doivent correspondre au minimum nécessaire pour atteindre l’objectif humanitaire poursuivi. On peut mentionner le risque imminent et actuel de génocide ou de crimes de masse ; le but non ambigu de l’intervention qui doit être de prévenir ou d’arrêter ces atrocités ; l’inefficacité ou l’inadéquation avérée des mesures pacifiques pour parvenir à ce résultat ; la proportionnalité de l’action avec le but pour lequel elle est conduite. Il est opportun, en effet, de jeter un regard sur la mise en balance des conséquences : le 2 novembre 2011, le procureur de la CPI, Luis Moreno Ocampo, fait état devant le Conseil de sécurité de différents éléments, dont le fait qu’il existait « des allégations faisant état de crimes commis par les forces de l’OTAN, […] par les forces liées au Conseil national de transition, notamment des allégations selon lesquelles des civils soupçonnés d’être des mercenaires auraient été placés en détention et des combattants détenus auraient été tués » [16]. Dans le même temps, le secrétaire général de l’OTAN, Anders Fogh Rasmussen, déclarait que l’opération en Libye était l’opération la mieux réussie de l’Alliance atlantique [17]. Bien que l’organisation ait justifié sa mission en Libye par des raisons humanitaires, les opérations menées par l’OTAN traduisent alors une implication accrue dans un conflit interne. Elles ressemblent de plus en plus à des opérations d’assistance militaire à l’avancée des insurgés vers Tripoli, plutôt qu’à des opérations de protection de la population sans motif politique. Parallèlement à la pression militaire, qui neutralisait progressivement la capacité des forces loyalistes, le groupe de contact en Libye, qui comprenait les pays participant à la campagne de l’OTAN, demandait en toute occasion la fin du régime, à commencer par les réunions de Rome le 5 mai, d’Abou Dhabi le 9 juin et d’Istanbul le 15 juillet.
Sixièmement, il faut qu’il y ait une chance raisonnable d’arrêter ou de prévenir les souffrances à l’origine de l’intervention. Si l’emploi de la force n’a aucune chance de réussir ou s’il a le potentiel d’engendrer un conflit plus vaste encore, alors la Commission estime qu’il est préférable de ne pas intervenir. Même face à des atrocités de masse, lorsque toutes les autres tentatives pour mettre fin à la violence ont échoué, l’intervention militaire n’est pas justifiée si elle est susceptible d’aggraver la situation. Dans le cas de la Libye, l’intervention avait effectivement une chance raisonnable d’éteindre la menace et sans doute y est-elle parvenue, ce qui confirme que le sous-critère de la balance des conséquences a été partiellement atteint. Néanmoins, cet équilibre reste fragile : même s’il ne peut y avoir aucune évaluation sur la question ni de certitude sur les résultats – meilleurs ou pires – de l’inaction, l’application de la résolution 1973 a, contrairement à l’objet du chapitre VII de la Charte, augmenté la menace à l’endroit de la sécurité internationale au lieu de la réduire. Ce qui était essentiellement un conflit interne résultant d’un soulèvement armé est ainsi devenu un conflit international. En intervenant aux côtés d’une seule partie, les États qui se sont chargés d’appliquer la résolution, individuellement et à travers l’OTAN, ont attisé le conflit et provoqué une situation qui pourrait désormais conduire à une désintégration de la Libye [18]. La tentative d’appliquer la R2P a, en outre, clairement démontré qu’une attention insuffisante avait été portée au renforcement des institutions post-conflit. L’intervention en Libye n’a ainsi pas débouché sur une paix durable, ni réussi à empêcher un regain de violence.
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L’affaire libyenne a été un pas en avant en ce qu’elle a mobilisé le Conseil de sécurité pour agir de façon décisive, à une vitesse remarquable et en pleine conformité avec la R2P. De surcroît, le Conseil a démontré sa volonté répétée à autoriser l’utilisation de la force militaire en faveur de la protection des personnes sous couvert d’intervention humanitaire avec l’adoption de la résolution 1973, fût-ce contre la volonté d’un État en fonctionnement. Enfin, et malgré les échecs du passé, le cas libyen a révélé que la communauté internationale pouvait agir en temps opportun pour arrêter des atrocités de masse lorsque la volonté politique et la capacité opérationnelle suffisante existent.
Cependant, l’intervention militaire elle-même n’a pas été conduite dans l’esprit de la R2P : son objectif est allé au-delà la protection des civils en visant un changement de régime. Cela a conduit à une réaction des États contre la R2P, fondée sur le souci légitime du détournement du concept à des fins inavouées. D’où la difficulté actuelle pour les membres du Conseil de sécurité des Nations unies de voter une résolution sur la Syrie. À cet égard, la France avait lancé l’idée que les membres permanents du Conseil de sécurité s’engagent volontairement et collectivement à ne pas opposer leur veto à un projet de résolution visant à protéger les populations en cas d’atrocités de masse. Il faut bien constater que cette initiative ne serait pas en mesure de mettre rapidement fin à une utilisation jugée obstructive et abusive du droit de veto, à l’image de la Russie et de la Chine. Cependant, la limitation de cette utilisation abusive lors de tels crimes apparaît comme un objectif important à moyen terme. Enfin, l’expérience libyenne a soulevé et réveillé les antagonismes et controverses d’hier autour de la notion du droit d’ingérence humanitaire. Au lieu de constituer un pas décisif, la R2P serait alors, à cause d’une interprétation extensive de l’expression « toutes [les] mesures nécessaires », un retour à la case départ.
- [1] CIISE, La responsabilité de protéger. Rapport de la Commission internationale de l’intervention et de la souveraineté des États, Ottawa, Centre de recherche pour le développement international, décembre 2001.
- [2] Résolution 1973 (2011), adoptée par le Conseil de sécurité le 17 mars 2011, S/RES/1973 (2011).
- [3] Voir Julie Lemaire, « La responsabilité de protéger. Un nouveau concept pour de vieilles pratiques ? », Note d’analyse du GRIP, 31 janvier 2012.
- [4] Voir Melik Özden et Maëli Astruc, « Responsabilité de protéger : progrès ou recul du droit international public ? » Cahier critique, n° 12, CETIM, décembre 2013.
- [5] Éric David, « L’opération unified protector en Libye au regard du droit international humanitaire », Droits. Revue française de théorie de philosophie et de culture juridique, n° 56, Presses universitaires de France, 2014 / 2, p. 51.
- [6] Voir Marc-Antoine Jasson, « Intervention de l’OTAN en Libye : “responsabilité de protéger” ou ingérence ? », Observatoire des mutations politiques dans le monde arabe, IRIS, 18 octobre 2011.
- [7] Sandra Szurek, « La responsabilité de protéger : du prospectif au prescriptif …et retour. La situation de la Libye devant le Conseil de sécurité », Droits. Revue française de théorie de philosophie et de culture juridique, n° 56, Presses universitaires de France, 2012 / 2, pp. 94-95.
- [8] Voir Clara Egger, « L’encadrement du recours à la force et le concept de « Protection Responsable » : ce que l’intervention Unified Protector a changé », Centre interarmées de concepts, de doctrines et d’expérimentation, avril 2013.
- [9] Cité par Alex Bellamy et Paul Williams, « The new politics of protection ? Côte d’Ivoire, Libya and the responsibility to protect », International Affairs, vol. 87, n° 4, juillet 2011, pp. 825-850.
- [10] Marcel Boisard, « La responsabilité de protéger, un principe jetable et à usage unique », Le Temps, 28 octobre 2011.
- [11] Voir Louis-Philippe Vézina, La responsabilité de protéger et l’intervention humanitaire : de la reconceptualisation de la souveraineté des États à l’individualisme normatif, Université de Montréal, avril 2010.
- [12] Voir Rémi Bachand et Mouloud Idir, « Décoloniser les esprits en droit international », Mouvements, n° 72, La Découverte, 2012 / 4, pp. 89-99.
- [13] Sandra Szurek, op. cit., pp. 91-92.
- [14] Reinhard Merkel, « L’intervention de l’OTAN en Libye : quels fondements juridiques ? », Institut de la démocratie et de la coopération, 16 janvier 2012.
- [15] Voir Sandra Szurek, « La responsabilité de protéger : Mauvaises querelles et vraies questions », Anuario Colombiano de Derecho Internacional, n° 4, 2011, pp. 47-69.
- [16] Cité par Sandra Szurek, op. cit., pp. 91-92.
- [17] Reinhard Merkel, op. cit.
- [18] Hans Kochler, « Mémorandum relatif à la Résolution 1973 du Conseil de sécurité et à son application par une “coalition de volontaires” sous le commandement des États-Unis et de l’OTAN », Horizons et débats, n° 19, 16 mars 2012.