L’administration Obama et les Frères musulmans égyptiens dans les révolutions arabes / Par Mohamed-Ali Adraoui

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  • Mohamed-Ali Adraoui

    Mohamed-Ali Adraoui

    Enseignant et chercheur en science politique, il est notamment l’auteur de Du Golfe aux banlieues. Le salafisme mondialisé (Presses universitaires de France, 2013).

Les soulèvements qui ont caractérisé le monde arabe en 2011 ont eu pour conséquence notable de rapprocher dans de nombreux pays l’islam politique des sphères de pouvoir par le biais d’élections ouvertes et démocratiques. En Égypte, les États-Unis ont ainsi été amenés à (re)définir une véritable politique à l’égard du principal mouvement islamiste contemporain. Cette diplomatie à destination des Frères musulmans, et plus particulièrement de leur bras officiel – le Parti de la liberté et de la justice (PLJ) –, repose sur un ensemble de discours et de pratiques s’inscrivant dans le contexte d’un monde arabe en ébullition, mais plus largement sur une certaine compréhension intellectuelle de l’islam politique en tant que phénomène potentiellement radical, révolutionnaire et révisionniste [1]. Ces conceptions sont antérieures aux « printemps arabes », puisqu’elles alimentent depuis plusieurs décennies de nombreux débats universitaires et politiques au sujet de l’islamisme, mais ont, pour la première fois, trouvé à guider la diplomatie américaine avec un adversaire idéologique arrivé démocratiquement au pouvoir.

La définition de l’intérêt national américain, qui a débouché sur une politique d’engagement à l’égard des ikhwan que l’administration Obama a voulu aussi maîtrisée et exigeante que possible, s’est donc construite sur une appréciation de l’ambivalence inspirée par l’islamisme. Lorsque les circonstances ont été favorables aux Frères musulmans, l’accent a ainsi été mis sur la possibilité d’envisager une conversion définitive de ces derniers aux principes démocratiques et pluralistes. Les responsables américains ont donc favorisé le potentiel d’évolution de la synthèse islamo-nationale qui correspond à la phase d’intégration dans le jeu politique égyptien. Parallèlement, à chaque fois que les dirigeants islamistes ont pris des positions semblant contrarier le leadership américain, certaines voix se sont élevées pour rappeler le différentiel de valeurs qui opposait la puissance américaine aux tenants de l’islam politique. Il apparaît, à la lumière de l’analyse des déclarations émanant du président Obama, des secrétaires d’État successifs Hillary Clinton et John Kerry, ainsi que des diplomates américains en poste dans le monde arabe ou relevant du Bureau for Near Eastern Affairs au sein du département d’État, que prises de positions et décisions américaines ont été marquées du sceau de l’oscillation. L’engagement réel dont les Frères musulmans ont fait l’objet a ainsi semblé constamment mis en rapport avec l’évolution idéologique souhaitée une fois ceux-ci intégrés au jeu politique.

Cerner l’islam politique : le débat américain entre essentialisation et évolutivité

Si les connexions et dialogues entre autorités américaines et Frères égyptiens sont largement antérieurs aux soulèvements arabes, la période de la guerre froide ayant notamment été propice à la quête d’alliés potentiels contre l’Union soviétique [2], les soubresauts et tensions qui caractérisent la région depuis de nombreuses années ont conduit les États-Unis à envisager l’ensemble du spectre politique – forces islamistes incluses – comme interlocuteur potentiel [3]. Le maintien d’une forme de stabilité dans le monde arabe a ainsi généré certains débats sur la pérennité des autocraties établies ainsi que sur les probabilités de voir celles-ci un jour défaites par leurs oppositions, au premier chef celle se réclamant de l’islam. Plus particulièrement, la réflexion stratégique traitant de cette dernière depuis le début des années 2000 a été appréhendée dans le cadre de l’équation interne aux États arabes, l’islam politique faisant l’objet d’un questionnement sur sa compatibilité avec les règles de fonctionnement d’un système démocratique et d’une société plurielle.

L’héritage intellectuel le plus important est sans doute celui de l’historien Bernard Lewis, extrêmement influent sous la présidence de George W. Bush, et plus particulièrement au sein des courants néoconservateurs. Il se distingue sur la fin de sa carrière par une vision essentialiste du fait islamique, présupposant une identité musulmane atemporelle structurant une forme de ressentiment à l’endroit des peuples supposés responsables du déclassement historique des sociétés musulmanes après leur âge d’or. Si B. Lewis n’a jamais conclu à une incompatibilité scripturaire entre corpus islamique et démocratie, son interprétation de l’islamisme comme avant-garde d’un mouvement plus profond de quête de suprématie de la part de nombreux musulmans est une idéeforce au sein de nombreux cercles notamment proches de certains républicains. D’autres universitaires tels que John Esposito, influent au sein de l’administration Obama, et Leonard Binder ont, pour leur part, défendu une interprétation d’abord sociale et politique de l’islamisme, insistant sur la modernité de cette idéologie et sa capacité à intégrer les catégories de souveraineté populaire et de libre compétition pour le pouvoir. Les mêmes divergences se retrouvent dans le monde des think tanks, au sein desquels ceux qui sont généralement perçus comme « centristes » [4] ont certes mis en lumière la radicalité revendiquée de nombreux islamistes, mais ont également insisté sur leur évolutivité à travers l’histoire. À rebours, d’autres institutions, le plus souvent proches de certains courants républicains, sont restées intransigeantes sur leur appréhension de l’islamisme, la menace sécuritaire étant souvent leur prisme d’analyse, tandis que sur le plan doctrinal, les Frères musulmans sont perçus comme bien plus proches des mouvements djihadistes que des démocrates musulmans [5].

La stratégie du Democratic Push à l’épreuve des Frères musulmans

La politique de B. Obama a été motivée par la conscience que les Frères musulmans étaient un acteur désormais incontournable, même si elle s’est heurtée à de réelles inquiétudes sur leur potentielle radicalité, comme au temps de la présidence de G. W. Bush. Ce dernier paraissait néanmoins faire montre d’un certain réalisme lorsqu’interrogé en 2006 sur la participation du Hezbollah aux élections libanaises, il déclarait : « J’aime l’idée que le peuple décide qui sera au pouvoir. […] Peut-être certains s’engageront dans la course et diront : “Votez pour moi, je détruirai l’Amérique”. Mais je ne pense pas. Je crois que, généralement, les personnes qui concourent pour être aux affaires disent plutôt : “Votez pour moi, je vous sortirai de vos problèmes” » [6]. Amené à s’exprimer peu de temps avant son élection à propos des ikhwan égyptiens, son successeur démocrate avait fait preuve de scepticisme, déclarant publiquement que ceux-ci étaient « peu dignes de confiance », promouvaient des « opinions anti-américaines » et « n’honoreraient certainement pas le traité de paix avec Israël » [7].

Au moment des révolutions arabes, la politique de l’administration Obama oscille entre défiance et nécessité d’engagement avec les Frères, d’abord sur fond de questionnement au sujet de la résilience du président Moubarak. Quelques mois avant le soulèvement égyptien, le président américain avait ainsi fait passer à ses plus proches conseillers diplomatiques une note intitulée « Political Reform in the Middle East and North Africa », qui mettait en lumière l’impasse dans laquelle se trouvaient les régimes arabes contemporains et appelait, dans la continuité du discours du Caire du 4 juin 2009, à la démocratisation. Les interrogations sur la soutenabilité de nombre d’États arabes, à commencer par l’Égypte, semblent inciter les responsables américains à envisager un changement d’optique synonyme d’ouverture nécessaire de manière à prévenir une déflagration plus grave. Cette doctrine du Democratic Push va trouver à se mettre en pratique quelques mois plus tard à peine.

Conscients que l’éthique du statu quo n’est plus pertinente, l’administration Obama n’en demeure pas moins réticente à prendre acte du changement d’ère qui paraît s’opérer à partir de janvier 2011. Alors que des centaines de milliers de personnes confluent vers la place Tahrir, la position difficile du raïs commence par occuper les responsables américains, qui prennent toutefois soin de ne point nommément soutenir un régime perçu par certains comme vacillant. La secrétaire d’État Hillary Clinton déclare alors : « Ces révolutions ne sont pas les nôtres, ne sont pas faites par nous, pour nous, ou contre nous » [8], avant de rappeler que le gouvernement encore aux affaires était à même de répondre aux aspirations populaires [9].

Néanmoins, à mesure que les protestations prennent un visage révolutionnaire, les autorités américaines commencent à mettre en garde contre une erreur de jugement qui ne serait sans avoir d’incidences majeures sur leurs intérêts dans le pays, mais également dans la région. L’ancien candidat démocrate J. Kerry, dans une tribune remarquée parue le 31 janvier 2011 dans le New York Times, alerte alors explicitement le leadership américain, tout en faisant clairement référence à « l’ombre » des Frères musulmans qui semble planer sur l’après-Moubarak : « certains critiquent maintenant la tolérance passée envers le régime égyptien qui a caractérisé les États-Unis. Il est vrai que notre rhétorique publique n’a pas toujours épousé nos intérêts particuliers […] Nos intérêts ne sont pas servis en regardant la chute de gouvernements amis sous le poids de la colère et des frustrations de leurs peuples, ni en voyant le pouvoir passer à des groupes radicaux qui étendraient l’extrémisme […] Durant trois décennies, les États-Unis ont eu une politique Moubarak. Maintenant, nous devons regarder au-delà de l’ère Moubarak et définir une politique égyptienne. » [10]

Les mentions croissantes faites au principal mouvement islamiste égyptien sont alors proportionnelles aux propos officiels insistant sur le changement de leadership, voire de régime, et de moins en moins sur la nécessité de simples réformes. Si certaines voix se font encore entendre vers les mois de mars et avril 2011 pour mettre en garde contre la possible arrivée au pouvoir des dirigeants fréristes [11], H. Clinton, à mesure qu’un semblant de début de transition politique s’observe, commence à ouvrir explicitement la porte à ces derniers. Plusieurs fois, en effet, entre le printemps et l’automne 2011, elle aura ainsi l’occasion de faire expressément écho à la nécessité de composer avec eux, reconnaissant que les présupposés de la politique étrangère américaine envers certains États de la région devaient être questionnés. En juin 2011, lors d’une visite à Budapest, H. Clinton exprime finalement clairement la doctrine américaine : « Nous pensons, étant donné le changement de paysage politique en Égypte, qu’il est dans l’intérêt des États-Unis de s’engager avec tous les partis pacifiques et qui ont fait le choix de la non-violence, et qui ont l’intention de concourir pour le Parlement et la présidence […] Nous ouvrons, par conséquent, la possibilité d’un dialogue avec les membres des Frères musulmans qui souhaitent parler avec nous » [12]. En novembre 2011 semble même poindre ce qui peut sembler une autocritique : « Pendant des années, les dictateurs ont dit à leur peuple qu’ils devaient accepter les autocrates qu’ils connaissaient afin d’éviter d’avoir des extrémistes qu’ils craignaient. Trop souvent, nous avons nous-mêmes accepté ce récit » [13]. La révolution a donc généré une situation dans laquelle les questions soulevées par l’idéologie islamiste ont trouvé matière à se traduire concrètement. Progressive, l’ouverture américaine aux Frères musulmans s’est renforcée jusqu’à devenir officielle une fois acquise la certitude qu’un retour en arrière était impossible.

Les Frères au pouvoir : à la recherche du fine tuning diplomatique

Les victoires fréristes lors des élections législatives et présidentielle de 2012 font passer la politique des États-Unis au stade de relations entre chefs d’État. Même s’ils continuent de nourrir certaines inquiétudes, l’inclusion, les consultations et l’engagement restent de mise au moment où le président Morsi prend les rênes de l’Égypte. Ainsi, l’année 2012 va être celle des visites et des rencontres de haut niveau entre dirigeants égyptiens et officiels américains. Ces derniers cherchent notamment à maintenir un canal d’échange de manière à s’enquérir des positions fréristes à un moment où la région s’agite. Le fait de vouloir renforcer les relations avec les Frères musulmans s’explique ainsi tant par la situation égyptienne que par un désir américain de connaître leur position par rapport aux conflits régionaux, dans lesquels des mouvements fréristes sont du reste impliqués.

Les élections ont auparavant été l’occasion d’officialiser encore davantage la doctrine américaine en la matière, dans la mesure où J. Kerry reconnaît les victoires fréristes et les diplomates américains alors en poste au Caire affichent clairement vouloir collaborer avec « les partis vainqueurs », insistant plus précisément sur le fait que les cadres du PLJ « ont tenu à délivrer un message modéré – sur la sécurité régionale et les affaires intérieures, sur les problèmes économiques également » [14]. Les craintes antérieures aux élections législatives sont dépassées par la position officielle américaine synonyme d’ouverture et d’intégration du mouvement. Ainsi Jeffrey Feltman, secrétaire-adjoint au Bureau for Near Eastern Affairs, affirme-t-il que « les partis enracinés dans des valeurs religieuses vont jouer un grand rôle. […] il sera vital […] d’établir et de maintenir les types de coopérations qui nous aident à protéger et promouvoir nos intérêts […] Notre soutien aux gouvernements légitimes est le meilleur moyen de contrer l’extrémisme violent. Les transitions pacifiques en Tunisie et en Égypte sapent fondamentalement le message extrémiste que la violence est la seule voie vers le changement politique. » [15] En avril 2012, une délégation de représentants du mouvement sera accueillie à la Maison-Blanche pour s’entretenir avec les plus hautes autorités américaines, quelques mois après que des représentants américains de haut niveau, comprenant William Burns – chargé des relations avec les ikhwan – avaient été reçus au Caire.

Le rapprochement indéniable entre les deux parties n’en demeure pas moins exempt de critiques concernant notamment les inquiétudes que continue de susciter l’idéologie des Frères. Si l’on en juge par les propos de l’ambassadrice Anne Patterson, les mois de gouvernance frériste ont aussi bien généré un satisfecit pour ce qui est de la responsabilité dont les ikhwan ont fait preuve sur le plan économique et international – notamment lors du conflit de Gaza en novembre 2012 [16] – qu’une défiance toujours visible au sujet des valeurs sociétales et différences d’agenda stratégique pour la région. En 2011, A. Patterson se disait par exemple « encore mal à l’aise avec eux », reconnaissant leur engagement pour les libertés économiques, mais nourrissant des inquiétudes quant à leurs vues « peu libérales en matière de droits des femmes » ainsi qu’au sujet de leur position par rapport au traité de paix de 1978 avec Israël [17], bien que ce dernier n’ait jamais été remis en cause par les Frères musulmans.

Depuis le coup d’État : maintenir les liens

Après un peu plus d’une année seulement, l’éviction des Frères musulmans du pouvoir, en juillet 2013, a conduit les États-Unis à redéfinir à nouveau leur diplomatie à l’égard d’une Égypte revenue aux mains des militaires. Ils ont été contraints d’accompagner cette « transition » sans fermer la porte aux ikhwan et, ce faisant, compromettre leur influence pour l’avenir. Le dualisme qui caractérise ainsi l’après-Morsi se retrouve dans les déclarations des responsables américains pour qui il est question de travailler avec le maréchal Sissi sans s’aligner sur ses positions anti-fréristes, sécuritaires et non démocratiques, qui culminent notamment en août 2013 lors des combats et émeutes qui agitent Le Caire ainsi que de nombreuses villes dans la foulée du coup d’État du 3 juillet. Si J. Kerry affirme que les généraux « ont restauré la démocratie » [18], B. Obama s’exprime en des termes différents, alertant contre une possible dégradation de la situation : « Nous sommes profondément inquiets de la décision des forcés armées égyptiennes de faire partir le président Morsi et de suspendre la Constitution égyptienne. J’appelle les militaires égyptiens à agir rapidement et à rendre, de manière responsable, la pleine autorité à un gouvernement civil démocratiquement élu […] au moyen d’un processus inclusif et transparent, et à éviter toute arrestation arbitraire du président et de ses sympathisants. Étant donné les événements d’aujourd’hui, j’ai également demandé aux départements et services concernés d’étudier les conséquences prévues par la législation américaine en ce qui concerne notre aide au gouvernement égyptien » [19]. Reprise par les diplomates du département d’État, cette position illustre les complications qui affectent le discours et l’action des États-Unis, à plus forte raison que des liens ont désormais été tissés avec les Frères musulmans. Elizabeth Jones, secrétaire adjointe du Bureau for Near Eastern Affairs, s’exprime en ces termes : « Monsieur Morsi s’est montré peu désireux ou incapable de gouverner de manière inclusive, s’aliénant de nombreux Égyptiens. Répondant aux désirs de millions d’Égyptiens qui ont pensé que la révolution avait pris une mauvaise direction […] le gouvernement d’intérim a remplacé le gouvernement Morsi. Mais le gouvernement intérimaire a également pris des décisions incohérentes avec la démocratie inclusive. Nous avons été troublés par les événements du 3 juillet et la violence de la mi-août. La décision d’exclure M. Morsi, la force excessive utilisée contre ceux qui protestaient en août, les restrictions sur la presse, la société civile et les partis d’opposition ; la détention continue de nombreux membres de l’opposition ; et l’extension de l’état d’urgence ont été troublants ». La porte-parole du ministère, Marie Harf, déclare quant à elle le 12 février 2014, alors que toute conciliation entre le régime militaire restauré et et l’organisation islamiste semble largement relever de l’utopie : « Les États-Unis […] n’ont pas désigné les Frères musulmans comme une organisation terroriste. Nous avons été très clairs qu’en Égypte nous travaillerions avec toutes les parties de manière à faire avancer le processus inclusif […] Nous continuerons à parler aux Frères musulmans ».

Depuis le coup d’État militaire de juillet 2013 et le retour à la clandestinité du mouvement frériste, les États-Unis ont donc une nouvelle fois dû reformuler leur politique sous l’effet d’une double contrainte : ménager le nouveau régime issu du renversement non démocratique du président Morsi, tout en veillant à maintenir les canaux de communication avec le mouvement islamiste et ses dirigeants (visites de ceux-ci en prison, dialogues avec les militants, etc.). Cette critique raisonnée des deux protagonistes du jeu politique égyptien dans le but de se ménager la plus grande marge de manœuvre possible sans donner le sentiment de valider un coup d’État par définition illégal reflète plutôt une posture du « et-et » que du « ni-ni » de la part de l’administration Obama. Une position qui se veut à la fois attentiste – ne pas prendre explicitement parti dans l’immédiate période post-coup – et engagée – maintenir le lien avec l’ensemble des animateurs de la crise. L’étude de la politique islamiste américaine envers les Frères musulmans illustre ainsi, de manière saisissante, l’irrésistible dynamique d’autonomisation des acteurs moyen-orientaux et les marges de manœuvre toujours plus faibles des États-Unis dans une région pourtant encore vitale pour leurs intérêts, et dont les acteurs proagissent là où la principale puissance mondiale ne fait le plus souvent que réagir. L’après-Obama, surtout si Hillary Clinton devait avoir la main présidentielle sur la politique américaine au Moyen-Orient, peut difficilement être synonyme de changement radical quant à la relation aux Frères musulmans. Si Donald Trump a explicitement dit préférer des pays arabes dirigés par des dictateurs et qu’il ne voyait pas ce que les dynamiques révolutionnaires avaient apporté de positif, laissant par-là deviner que les islamistes égyptiens ne seraient pas sa priorité, l’ancienne secrétaire d’État se veut plus sensible, ne serait-ce que sur la forme, à ménager les différents visages de l’opposition au régime actuel. En outre, le fait d’avoir déjà composé directement avec les ikhwan lui procure une connaissance personnelle plus poussée du dossier. Si cela ne saurait signifier un désaveu à l’égard du maréchal Al-Sissi, il est permis de croire que la diplomatie américaine, consciente du poids de la confrérie dans le tissu égyptien et de ses capacités à continuer à peser sur le jeu politique, ne saurait conclure qu’elle est définitivement défaite.

Enfin, l’étude des relations entre cette dernière et le principal visage de l’islam politique contemporain illustre la difficulté à conclure de manière univoque sur la compatibilité entre cette offre idéologique et les principes démocratiques. Si le cas tunisien est ainsi souvent cité pour avoir permis une certaine intégration du mouvement Ennahda dans un système démocratique en construction, l’exemple égyptien est davantage mobilisé pour argumenter une thèse opposée. La reprise en main de l’État par l’appareil militaire à partir de juillet 2013 oblige à considérer le rapport problématique à la démocratie de nombre d’acteurs de la vie politique dans ce pays par-delà la simple question des Frères musulmans. Le temps passé par ceux-ci aux affaires a néanmoins donné des justifications aux commentateurs sceptiques à l’idée de la compatibilité, poussant au final à reporter les espoirs d’une réelle démocratisation sur des générations de militants prenant aussi bien acte de l’échec d’une autocratie militaire que d’un mouvement islamiste pour l’instant encore trop peu capable de gouverner de manière inclusive.


  • [1] Le révisionnisme renvoie à l’ambition de revoir structures et règles du système international de manière à permettre aux puissances insatisfaites de redéfinir la répartition des rapports de forces à leur avantage. Lire Ronald L. Tammen et al. (dir.), Power Transitions : Strategies for the 21st Century, New York, Seven Bridges Press, 2000.
  • [2] Voir Maria do Ceu Pinto, Political Islam and the United States. A Study of US Policy towards Islamist Movements, Reading, Ithaca Press, 1999 ; et Fawaz Gerges, America and Political Islam : Clash of Cultures or Clash of Interests ?, Cambridge, Cambridge University Press, 1999.
  • [3] Voir Shadi Hamid, Temptations of Power : Islamists and Illiberal Democracy in a New Middle East, Oxford, Oxford University Press, 2014.
  • [4] Shadi Hamid, « The Enduring Challenge of Engagins Islamists : Lessons from Egypt », Project on Middle East Democracy, Brookings Institution, mai 2014. Plus généralement, avant les révolutions, des think tanks tels que Brookings, Carnegie et Wilson Center font de la renonciation à la violence – qui est la position officielle des Frères égyptiens depuis les années 1970 – la première condition de dialogue avec les forces islamistes.
  • [5] C’est le cas de la RAND Corporation, qui a aussi bien pu produire des analyses proches de celles citées plus haut (Jeffrey Martini, Dalia Dassa Kaye et Erin York, The Muslim Brotherhood. Its Youth, and Implications for US Engagements, Santa Monica, RAND Corporation, 2012), que des regards plus essentialisant à la fois sur le fait islamique que sur la question islamiste (Cheryl Benard, Civil Democratic Islam. Partners, Resources and Strategies, Santa Monica, RAND Corporation, 2003). Dans ce dernier rapport est par exemple dressée une typologie des musulmans dans le monde, divisant ceux-ci entre « sécularistes », « traditionalistes », « modernistes » et « fondamentalistes ». Rangés dans la dernière catégorie, les Frères musulmans sont non seulement analysés comme difficilement conciliables avec la démocratie, mais également plus proches d’organisations djihadistes et terroristes comme Al-Qaïda que d’acteurs modérés, la thèse défendue étant celle d’un continuum idéologique unissant l’ensemble des acteurs du spectre de l’islam militant.
  • [6] Shadi Hamid, op. cit., p. 39.
  • [7] Fawaz Gerges, « What Changes have taken place in US foreign policy towards Islamists ? », Contemporary Arab Affairs, vol. 6, n° 2, 2013.
  • [8] Citée par Shadi Hamid et Peter Mandaville, « Bringing the United States Back into the Middle East », The Washington Quarterly, vol. 36, n° 4, automne 2013.
  • [9] David E. Sanger, « As Mubarak Digs In, U.S. Policy in Egypt Is Complicated », The New York Times, 5 février 2011.
  • [10] John Kerry, « Allying Ourselves With the Next Egypt », The New York Times, 31 janvier 2011.
  • [11] Fawaz Gerges, « The Obama Approach to the Middle East : the End of America’s Moment ? », International Affairs, vol. 89, n° 2, 2013.
  • [12] Mary Beth Sheridan, « U.S. to expand relations with Muslim Brotherhood », The Washington Post, 30 juin 2011.
  • [13] Fawaz Gerges, « The Obama Approach to the Middle East », op. cit.
  • [14] David D. Kirkpatrick et Steven L. Myers, « U.S. Reverses Policy in Reaching Out to Muslim Brotherhood », The New York Times, 3 janvier 2012.
  • [15] Jeffrey Feltman, Assessing U.S. Foreign Policy Priorities and Needs Amidst Economic Challenges in the Middle East, Washington, U.S. Department of State, 2012.
  • [16] Leur rôle durant les combats ayant été salué par les officiels américains, ainsi que leur capacité à faire pression sur le Hamas, au point qu’il fut qualifié de « positif ». Lire Fawaz Gerges, « The Obama Approach to the Middle East », op.cit.
  • [17] Matt Negrin et Reem Abdellatif, « US ambassador to Egypt won’t sit down with Muslim Brotherhood… Yet », GlobalPost, 18 octobre 2011.
  • [18] Shadi Hamid et Peter Mandaville, « Bringing the United States Back into the Middle East », op.cit.
  • [19] L’administration américaine prendra soin quelques semaines plus tard d’envoyer une nouvelle délégation – comprenant nombre des officiels qui avaient effectué le voyage en 2012, dont William Burns – en Égypte de manière à s’entretenir avec les militaires et les Frères musulmans entre-temps arrêtés. En outre, sur un plan militaire, les opérations communes prévues à ce moment sont tout bonnement annulées par la partie américaine.