Septembre 2016
La Turquie à la recherche d’une croissance forte et équilibrée / Par Asaf Savaş Akat et Seyfettin Gürsel
Émergence(s)RIS N°103 – Automne 2016
Les économies « émergentes » frappent par une diversité bien plus grande que les pays « développés ». Du point de vue des institutions fondamentales telles que l’État de droit, la démocratie, la transparence et la corruption, on ne peut classer dans la même catégorie ni la Chine et l’Inde, ni la Russie et le Brésil, ni non plus la Turquie, candidate à l’adhésion européenne malgré ses déboires actuels. Cette diversité englobe également les niveaux et modèles de développement. Le rôle des entreprises publiques, les stratégies d’industrialisation – substitution aux importations ou basées sur les exportations –, le degré d’ouverture ou de protection au commerce international, la liberté des mouvements de capitaux ainsi que l’étendue de l’État social diffèrent largement d’un pays à l’autre.
La Turquie, qui occupe le deuxième rang au revenu per capita (tableau 1) de l’ensemble des pays composant les « émergents » selon les diverses classifications qui en sont faites, a libéralisé les mouvements des capitaux en 1989, la circulation des produits industriels avec l’Union européenne (UE) en 1996 et privatisé la grande majorité de ses entreprises publiques dans les années 2000 : elle présente donc, de ce point de vue, plus de similarités avec la Pologne et le Brésil qu’avec la Chine. La Turquie fait aussi partie des pays émergents dont la dette publique est modeste – 30 % du produit national brut (PNB) –, grâce à une rude discipline fiscale – déficit budgétaire de moins de 1,5 % du produit intérieur brut (PIB). Par contre, elle continue à souffrir d’une inflation relativement élevée (7-8 %) et en tant que pays pauvre en ressources naturelles et doté d’une faible compétitivité internationale, se démène avec un large déficit extérieur depuis 2005 (entre 5 et 10 % du PIB).
Cette grande diversité souligne la nécessité d’éviter les approches globalisantes. Les problèmes propres à chacun doivent être pris en compte pour comprendre les enjeux particuliers face aux problèmes de l’économie internationale. La Chine tente ainsi de gérer une transition d’un régime de croissance basé sur les exportations à un régime plus équilibré, avec contribution de la demande intérieure, ce qui implique des ajustements économiques et sociaux pénibles et compliqués. La Russie et le Brésil, riches en ressources et grands exportateurs d’énergie et de matières premières disposant de larges surplus extérieurs, sont, pour leur part, en récession depuis deux ans. Leurs économies ont subi le choc négatif de la baisse considérable des prix du pétrole et des matières premières, alors que la Turquie en profite substantiellement.
Dans les années 2000, une forte croissance économique avait placé la Turquie parmi les têtes de pont des émergents. Mais les contraintes imposées par son déficit extérieur, qui s’est élargi dangereusement avec la forte croissance de la demande intérieure, lui a imposé un rééquilibrage dans un sens opposé à celui de la Chine, dans la mesure où il s’est agi de réduire substantiellement le déficit extérieur dans le premier cas et l’excédent dans le second. Ce rééquilibrage, non achevé pour le moment, maintient l’économie turque dans un régime de croissance plutôt médiocre – 3,3 % en moyenne depuis 2012.
Avant l’émergence
Durant la deuxième moitié du XXe siècle, les performances de l’économie turque furent relativement médiocres : ni un miracle comme la Corée du Sud et Taiwan, ni un désastre comme l’Argentine. Dans les années 1950, l’accumulation de capital et l’industrialisation ont été accélérées par le premier gouvernement élu au vote populaire, issu du Parti démocrate d’Adnan Menderes. Cette politique s’est basée sur un protectionnisme élevé, sur un taux de change surévalué ainsi que sur le développement des entreprises publiques héritées de la tradition étatiste et dont le cadre était déterminé par un interventionnisme administratif. On observa rapidement une expansion rapide de la production industrielle et du PIB, un progrès de l’urbanisation, etc. Cependant, la fin du « boom » des prix des produits agricoles avec la fin de la guerre de Corée ainsi que la poussée inflationniste appréciant la livre turque excessivement dans le cadre du régime de taux de change commencèrent à produire une pénurie de devises, qui a fortement réduit l’élan de la croissance économique.
Durant les années 1980, Turgut Özal, Premier ministre de 1983 à 1989 et président de la République de 1989 à sa mort en 1993, issu du centre-droit, impulsa un tournant radical dans le système économique en démantelant l’appareil de l’économie administrée grâce à une série de réformes de marché : une libéralisation du commerce extérieur accompagnée d’une forte dépréciation de la livre turque (TL), des privatisations ainsi qu’un saut dans les investissements publics destiné à surmonter les goulots d’étranglement dans les infrastructures. Cette ouverture de l’économie et ces ajustements de marché permirent une reprise de la croissance économique à la suite d’une explosion des exportations entraînant la levée de la contrainte du déficit extérieur. Néanmoins, le même succès ne put être obtenu en ce qui concerne l’inflation, qui est restée élevée et volatile, variant entre 25 et 80 %. Une fois de plus, les troubles politiques entravèrent alors la stabilisation macroéconomique, notamment la stabilité des prix et du déficit budgétaire, et ne permirent pas de résoudre les fragilités du secteur bancaire. Dans les années 1990, l’économie turque fut ensuite traversée de crises financières ramenant la croissance économique moyenne à un niveau très faible. Notons que les économistes débattent toujours de savoir si la libéralisation des flux de capitaux en 1989 et l’établissement d’une union douanière avec l’UE en 1996 n’a pas été prématurée à ce titre.
L’an 2000 débuta par un programme de désinflation appuyé par un accord de confirmation avec le Fonds monétaire international (FMI), basé sur un taux de change semi-fixe. Il s’agissait d’une recette standard du consensus de Washington, comprenant austérité fiscale et réformes structurelles. Couronné de succès d’abord, le programme a ensuite déclenché, en février 2001, la plus profonde crise économique de l’histoire de Turquie. La violence de celle-ci accula le gouvernement, le poussant à l’abandon de sa résistance aux réformes politiquement difficiles. La nomination de Kemal Derviş, vice-président de la Banque mondiale, au ministère de l’Économie ouvrit la voie à un changement radical dans les politiques économiques, se traduisant par la flexibilité du taux de change et une forte consolidation fiscale, ainsi que par la mise en place d’une série de réformes majeures, incluant l’indépendance de la Banque centrale et une profonde restructuration du système bancaire. Encore aujourd’hui, les performances de l’économie turque dans les années 2000 sont souvent attribuées à K. Derviş et à son programme de « transition vers une économie forte » (2001) [1].
Politiquement, la secousse fut encore plus violente. Aux élections générales de novembre 2002, l’électorat « liquida » les partis politiques de gouvernement traditionnels et mena au pouvoir le Parti de la justice et du développement (AKP), nouvelle formation politique issue de la mouvance islamiste. L’AKP n’eut ensuite de cesse d’élargir sa base électorale. Obtenant la moitié des votes aux dernières élections de novembre 2015, il continue toujours de diriger la Turquie.
Les années dorées (2003-2007)
Quelle a été la performance de l’économie sous les gouvernements AKP [2] ? Le jugement reflète la polarisation intense de la société turque : remarquable selon le gouvernement, qui n’admet aucune erreur et renvoie la responsabilité des échecs aux complots – nationaux et internationaux ; lamentable et même catastrophique pour l’opposition, qui considère la politique économique comme un échec total et la crise inévitable. Autant de positions profondément tranchées qui ne reflètent pas la réalité.
Il est possible de distinguer trois sous-périodes. Entre 2003 et 2008, dans un contexte de stabilisation macroéconomique, l’on observe une croissance économique forte. S’ensuit une contraction sévère sous l’impact de la crise mondiale, puis une reprise spectaculaire avec l’appui des politiques expansionnistes entre 2009-2011. Enfin, émerge depuis 2012 un régime de croissance faible dans le contexte des efforts d’ajustement des déséquilibres macroéconomiques.
Les différents indicateurs macroéconomiques montrent une excellente performance de l’économie durant les cinq premières années (2003-2007) du pouvoir AKP : la croissance moyenne du PIB a atteint 6,9 % en rythme annuel, le taux d’inflation à la consommation est passé sous la barre des 10 % pour la première fois depuis trente ans et la dette publique (définition UE) est passée de 74 % (2002) à 40 % du PIB. Le mérite de ce redressement spectaculaire revient à la prudence fiscale de l’AKP ainsi qu’à sa détermination à poursuivre la vague de réformes structurelles et de privatisations requises par le programme de stabilisation, mais aussi très appréciées par les marchés financiers. Les investissements d’infrastructures bien ciblés – dans les réseaux routier et ferroviaire notamment – ainsi qu’une réforme des services publics de santé bien menée ont rendu visible la transformation économique aux yeux de la rue, ce qui explique certainement le succès de Recep Tayyip Erdogan aux élections de 2007, au cours desquelles le vote en faveur de l’AKP est passé de 35 % à 46 %.
Mais deux ombres venaient déjà obscurcir ce tableau. La politique monétaire a été excessivement restrictive, maintenant les taux d’intérêt à des niveaux abusifs, ce qui a provoqué des flux de capitaux intenses causant une appréciation substantielle de la TL et une explosion des crédits bancaires au secteur privé, relançant fortement la demande intérieure. De la perte de la compétitivité dans le secteur industriel combinée à l’expansion de la demande intérieure a résulté un large déséquilibre dans les comptes extérieurs. En 2006-2007, l’épargne privée a reculé jusqu’à 13 % du PIB (23 % en 2002) et le déficit du compte courant a atteint jusqu’à 6 % du PIB, record historique à cette date. Ces évolutions défavorables ont ravivé les craintes d’une crise du taux de change apte à provoquer un hard landing. Dans ce contexte, l’économie turque avait déjà commencé à connaître un ralentissement sensible au cours de l’année 2007, alors qu’elle s’est mise à se contracter à partir du second trimestre de 2008.
L’impact de la « grande récession » et la reprise spectaculaire (2008-2011)
La crise financière mondiale a donc doublement heurté la Turquie. Les exportations comme la confiance se sont effondrées. Au pic de la crise, au premier trimestre 2009, la contraction du PIB turc a atteint 14,7 %. Les préoccupations concernant la stabilité financière avaient alors retardé les mesures contracycliques, aussi bien en matière de politique fiscale que monétaire, jusqu’au printemps de 2009. Néanmoins, une fois ce paquet de stimuli en place – taux d’intérêt bas, dépenses publiques élevées accompagnées de réductions d’impôts –, la demande a fait un bond, poussant la croissance du PIB jusqu’à 9,2 % en 2010 et la maintenant à 8,8 % en 2011. Étant donné la très faible demande extérieure et la forte reprise basée exclusivement sur la consommation – le rythme d’augmentation annuel des crédits bancaires avait atteint 40 % –, le déficit extérieur déjà existant s’est creusé dangereusement, atteignant 10 % du PIB fin 2011.
Il convient de noter que ces politiques macroéconomiques expansionnistes ont coïncidé avec la fin du programme du FMI, en 2010. Alors que l’enthousiasme pour les réformes structurelles se tarissait parallèlement à la détérioration des relations avec l’UE et que les fragilités financières apparaissaient dans le secteur productif et bancaire, le « boom » économique a certainement facilité une nouvelle victoire de l’AKP aux élections de 2011, avec à nouveau une progression du vote en sa faveur, de 46 % à près de 50 %.
Les tentatives de rééquilibrage et l’émergence d’une croissance faible (2012-2015)
À la suite de ces élections, le pouvoir AKP s’est confronté à la dureté des réalités. L’économie se trouvait alors sur une voie insoutenable, à la merci des marchés internationaux, risquant une crise financière imminente. Le vice-Premier ministre Ali Babacan et son équipe ont alors opté pour un atterrissage en douceur, officiellement appelé « croissance équilibrée », dont le but annoncé était de placer l’économie sur une trajectoire moyenne de 5 % de croissance, considérée comme le taux potentiel de l’économie turque et à laquelle la contribution de la consommation privée serait faible pendant que celle des exportations nette serait positive.
La politique fiscale fut resserrée notablement, assumant le rôle d’ancrage nominal. Afin d’améliorer la compétitivité, la Banque centrale de Turquie a baissé ses taux d’intérêt pour assurer une dépréciation contrôlée de la TL. En même temps, des instruments monétaires hétérodoxes ont été mis en place pour limiter l’expansion vertigineuse des crédits bancaires, dans le but de calmer l’appétit des consommateurs. Le « boom » de la consommation a pu être maîtrisé mais l’investissement privé a commencé à stagner, alors que la contribution des exportations nettes variait de positive à négative. En somme, le taux moyen de croissance s’est établi à 3,3 % entre 2012 et 2015. En revanche, le déficit du compte courant n’a pu être ramené qu’à 4,5 % en 2015, malgré une dépréciation réelle de 20 % de la TL et la chute colossale du prix du pétrole.
Il faut garder à l’esprit que ces efforts d’ajustement se sont déroulés dans un environnement mondial et régional difficile. La morosité régnant dans l’UE, principale destination des exportations turques, le prix très élevé du pétrole en 2012-2013, les sanctions à l’égard de l’Iran, les conflits syrien et ukrainien auxquels s’est ajoutée récemment la crise bilatérale avec la Russie ont eu des effets négatifs sur l’économie. La situation politique intérieure n’a pas non plus été exempte de difficultés. Les dérives autoritaires du pouvoir, obnubilé par l’établissement d’un régime présidentiel à la turca, la lutte politique ouverte entre l’AKP et le mouvement güleniste, le retour à la violence armée entre les forces de l’ordre et le Parti communiste du Kurdistan (PKK) ont empêché le gouvernement de mettre en œuvre des réformes structurelles-clés. Finalement, les efforts de rééquilibrage n’ont eu qu’un succès partiel et limité. Le risque de hard landing a certes été largement évité, mais l’objectif d’une croissance équilibrée à 5 % avec un déficit extérieur confortablement soutenable n’a pu être atteint.
La nature inclusive de la croissance et les succès électoraux de l’AKP
Avant d’évoquer les défis auxquels fait actuellement face la Turquie, il convient de revenir sur le soutien politique dont a bénéficié l’AKP durant la dernière décennie. Il est, en effet, pertinent de considérer cette dimension politique lorsque l’on analyse les économies émergentes, dans la mesure où les institutions au sens large, et particulièrement de marchés, de ces économies ne sont ni solidement établies ni efficaces dans leur fonctionnement [3].
L’AKP n’avait obtenu la majorité des sièges qu’avec 35 % des voix aux élections de novembre 2002, puisque seulement deux partis avaient pu dépasser le barrage électoral des 10 % nécessaires à la représentation parlementaire. Aux élections suivantes, tenues en juillet 2007, le vote AKP est monté à plus de 46 %, puis à plus de 49 % en juin 2011. Quatre ans plus tard, en juin 2015, le vote en faveur du parti a pour la première fois reculé, à près de 41 % des suffrages exprimés, mais n’a pas tardé à revenir à 49,5 % aux nouvelles élections de novembre 2015, après que le président Erdogan a mené une stratégie empêchant la formation d’un gouvernement de coalition durant le délai légal de quarante-cinq jours.
Sans doute s’agit-il d’une performance électorale assez exceptionnelle, qui mérite d’être soulignée. Il est vrai que des facteurs politiques, tels que la consolidation des votes conservateurs et de centre-droit, la reprise récente des confrontations armées avec PKK ainsi que les craintes d’un retour aux instabilités des années 1990, ont joué un rôle dans ce succès. Cependant, la nature inclusive de la croissance économique, favorable aux couches sociales défavorisées, a aussi constitué un facteur déterminant [4].
D’après les données de Survey of Income and Living Conditions (SILC) [5], les trois principaux instruments de mesures des inégalités, le coefficient de Gini, le ratio S80 / S20 [6] et le seuil de pauvreté relative témoignent tous d’une baisse significative et régulière, à l’exception de la période de crise 2008-2009. De 0,428 en 2005, le coefficient de Gini a baissé à 0,391 en 2013. Durant la même période, le ratio de revenu S80 / S20 et le seuil de pauvreté relative ont reculé respectivement de 9,6 % à 7,4 % et de 24,5 % à 20,9 %. Ces performances de la Turquie sont notables si on les compare avec celles des principaux pays émergents, d’après les estimations de la Banque mondiale (tableau 2).
Mais l’appréciation de la croissance économique à l’égard de l’équité sociale ne peut être restreinte à la répartition des revenus. Il faut aussi tenir compte de l’évolution des dépenses publiques en matière d’éducation et de santé, qui contribuent directement au bien-être social, particulièrement à celui de ceux qui disposent de revenus faibles. D’après les données de TurkStat, les parts des dépenses publiques d’éducation et de santé dans le PIB sont respectivement passées de 3,3 à 4,6 % et de 3,9 à 4,4 % entre 2004 et 2015. La Banque mondiale considère cette rapide expansion des dépenses de santé comme la seconde meilleure performance dans l’OCDE [7].
Ambitions et réalités : les défis existants peuvent-ils être relevés ?
L’économie turque se trouve de nos jours bien loin des objectifs plus qu’ambitieux annoncés par le gouvernement issu de l’AKP en 2011. Ce dernier avait en effet promis un revenu par tête de 25 000 dollars américains et la place de dixième économie mondiale à horizon 2023, date du centenaire de la République, pour ne citer que deux objectifs chiffrés. Il est aujourd’hui extraordinaire d’entendre les dirigeants turcs prétendre que ces objectifs, en fait irréalistes dès le départ, figurent toujours à son agenda, en dépit de l’existence de grands défis intérieurs comme extérieurs.
Sur le plan extérieur, les multiples conflits qui se déroulent au Moyen-Orient depuis un certain temps ont fait chuter brutalement les exportations destinées à cette région. Par exemple, celles à destination de l’Irak, qui avaient atteint un pic de 12 milliards de dollars en 2013, faisant de ce pays le deuxième client de la Turquie, ont subi une chute considérable en baissant à 8,5 milliards en 2015. Cette forte baisse s’est poursuivie concernant les six premiers mois de 2016, de 4,5 à 3,5 milliards en un an à la même période. Le chiffre devrait donc atteindre à peine 7 milliards de dollars à la fin 2016. Les exportations vers le marché européen, qui constituent presque la moitié du total de celles-ci, avaient récemment commencé à augmenter avec l’amorce d’une reprise dans l’UE. Or, le « Brexit » risque maintenant d’inverser cette dynamique favorable, tant concernant les exportations que les afflux de capitaux, avec des lourdes conséquences pour la balance courante et le système financier turcs. La crise récente avec la Russie a amplifié les problèmes liés à l’exportation et au tourisme avec ce pays. Des craintes principalement liées aux risques d’attentats dans les grandes villes et à l’image d’une Turquie où les libertés fondamentales sont de plus en plus bafouées ont, en outre, réduit de 30 % le nombre de visiteurs allemands.
Sur le plan intérieur, les défis auxquels fait face l’économie turque ne sont pas moindres. La dérive autoritaire du pouvoir AKP contre toute sorte d’opposition, la reprise de la confrontation armée dans le Sud-Est et les attaques à la bombe perpétrées par l’État islamique et le PKK ont détérioré la confiance des investisseurs. Ce manque d’appétit risque de s’accroître en cas de rupture des négociations d’adhésion menées avec l’UE depuis 2005. Le président Erdogan vient d’ailleurs de suggérer un référendum sur la poursuite ou l’arrêt de celles-ci, en pressant les dirigeants européens pour « qu’ils disent clairement s’ils veulent de la Turquie ou non ». Ces diatribes, non pertinentes à première vue, semblent bien être les prémices d’un abandon de cet objectif d’adhésion, pourtant reconnu comme un ancrage économique et politique solide.
Ces défis, particulièrement ceux qui sont d’origine extérieure et politique, pourraient facilement piéger la Turquie dans le célèbre middle income trap, d’autant plus que le revenu par tête stagne aux environs de 10 000 dollars depuis quatre ans. Pour en sortir, il est désormais nécessaire de mettre en œuvre une croissance tirée par la productivité et de promouvoir les secteurs à haute valeur ajoutée. Ce changement de cap requiert une nouvelle vague de réformes structurelles et une politique industrielle active. Dans le cas des réformes structurelles, il est difficile d’être optimiste pour deux raisons principales : les plus faciles ont déjà été accomplies, alors que celles qui restent en attente – de l’éducation, du marché du travail, du système fiscal – risquent d’être politiquement coûteuses, alors que l’objectif politique prioritaire de l’AKP est l’installation d’un régime présidentiel afin d’attribuer les pleins pouvoirs au président de la République, ce qui nécessitera un référendum constitutionnel. Par ailleurs, une prise de conscience du nouveau gouvernement AKP concernant l’importance des encouragements sélectifs dans le domaine d’innovation (larges subventions et exonérations en recherche et développement aux entreprises et universités) et de l’appui de l’État aux compagnies ayant un potentiel d’avant-garde – particulièrement dans l’industrie de défense – s’observe à travers les discours officiels.
La Turquie a donc pour le moment moyennement réussi son parcours de transformations politiques, économiques et sociales pour se placer parmi les pays émergents prometteurs. Néanmoins, pour poursuivre sur sa lancée de la première décennie du XXIe siècle, il lui faudra surmonter des contrevents qui soufflent fortement aussi bien de l’intérieur que depuis l’extérieur.
- [*] Cet article a été rédigé avant le coup d’État manqué du 15 juillet 2016. Les auteurs n’ont pas souhaité reformuler certains passages de la dernière partie traitant des défis existants, d’autant que ceux-ci risquent de prendre de l’ampleur dans les circonstances actuelles.
- [1] Banque centrale de Turquie, Strengthening the Turkish Economy. Turkey’s Transition Program, Ankara, 2001.
- [2] Voir Asaf Savaş Akat et Ege Yazgan, « Observations of Turkey’s Recent Economic Performance », Atlantic Economic Journal, novembre 2012 ; Daron Acemoglu et Murat Üçer, « The Ups and Downs of Turkish Growth. 2002-2015 : Political Dynamics, the Role of the EU and Institutional Slide », NBER Working Paper, n° 21 608, octobre 2015 ; et Seyfettin Gürsel, « Turkey as Regional Power : Unfounded Ambition or Future Reality », in Riva Kastoryano (dir.), Turkey Between Nationalism and Globalization, Londres, Routledge, 2013.
- [3] Voir Daron Acemoğlu et James Robinson, Prospérité, puissance et pauvreté. Pourquoi certains pays réussissent mieux que d’autres, Genève, Markus Heller, 2015.
- [4] Voir Ali T. Akarca, « Inter-Election Vote Swings For The Turkish Ruling Party : The Impact of Economic Performance and Other Factors », Quarterly Journal of Economics and Economic Policy, vol. 6, n° 3, septembre 2011.
- [5] L’Institut de statistiques de Turquie (TurkStat) commença à réaliser ces enquêtes conformément à la méthodologie d’Eurostat à partir de 2006, les informations relatives aux revenus des ménages se reportant à l’année précédente. Nous disposons donc des estimations sur la période 2005-2013.
- [6] Le ratio S80 / S20 mesure la disparité relative de la distribution d’une grandeur donnée. Pour une distribution de revenus, il rapporte la masse des revenus détenue par les 20 % d’individus les plus riches à celle détenue par les 20 % les plus pauvres.
- [7] Banque mondiale, « Turkey’s Transitions : Integration, Inclusion, Institutions », Country Economic Memorandum, décembre 2014, p. 14.