La Nation est-elle de droite ou de gauche ? / Par Jean-Yves Camus

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Si la Nation était un concept de droite ou de gauche, son contenu serait bien difficile à définir. Elle ne serait alors plus qu’une faction et cesserait d’être à la fois une communauté d’héritage et de destin. À moins d’avoir une conception de l’appartenance nationale fondée sur la race, ce qui n’existe plus qu’aux marges de la politique, nul ne nie en effet en France que la définition de la Nation soit avant tout idéologique, qu’elle comporte une part de mythe mobilisateur au moins aussi grande que la part d’histoire exacte. La question des origines, qui taraude tous les peuples, qu’ils soient ou non constitués en États, ne peut en effet trouver de réponse scientifique entièrement satisfaisante. Est-ce un mal ? Ce peut être en tout cas, dans notre pays du moins, une occasion de se retrouver, au-delà de la droite et de la gauche, autour de ce qui fait socle commun et permet de fonder une identité collective qui se projette dans l’avenir. Du moins lorsque le récit national est perpétuellement ajusté, revisité par les historiens, que son enseignement est lui aussi un objet en mutation et que la politique ne se mêle pas de le réduire à une passion des origines qui dégénère vite en machine à exclure. Ainsi, ce n’est pas tant la question de savoir si le concept de Nation est « de droite » ou « de gauche » qui importe au fond : c’est de déterminer qui, à droite comme à gauche, promeut une conception inclusive de la Nation et qui, le plus souvent à droite mais pas seulement, en promeut une conception exclusive [1].

La Nation française, une réalité évolutive

Le concept de Nation n’a pas toujours existé en Europe. Dans le cas français, la construction lente de l’État l’a précédé. Biographe de Louis XI, Amable Sablon du Corail rappelle ainsi qu’à cette époque où « le royaume de France [est] le plus vaste et le plus peuplé de la Chrétienté […] seuls les étrangers parlaient des “Français”, les habitants du royaume se définissaient plutôt comme des sujets du roi de France » [2]. La nation existe alors, et le mot s’écrit avec une minuscule : il désigne un groupe d’habitants d’une même région, de locuteurs d’une langue de France ou même une minorité religieuse – la « nation juive », terme utilisé jusqu’à l’émancipation. Ce sont bien les Lumières, puis la Révolution, qui vont changer la nature du problème en faisant des individus des citoyens, alors qu’ils étaient, sous l’Ancien Régime, des sujets dont les droits n’étaient pas naturels mais octroyés. La gauche dans son ensemble tient à cette idée d’une Nation de citoyens égaux en droits, réunis par un contrat qui comprend des droits et des devoirs équilibrés, et qui accueille en son sein tous ceux qui en acceptent les termes, d’où qu’ils viennent et quelque religion qu’ils professent, s’ils en ont une. C’est un universalisme, mais pas l’universalisme absolu de l’univers sans frontières et de l’utopie des « citoyens du monde », dont le paradoxe est qu’elle se réclame d’une gauche radicale, anticapitaliste et antiautoritaire, mais aboutirait à un monde dérégulé où, comme les marchandises dans l’espace du libre marché, les hommes circuleraient et s’établiraient certes à leur guise en apparence, mais en réalité comme des pions ballottés par les rapports de forces entre acteurs de la mondialisation.

La droite, pour sa part, s’est ralliée au fil de temps à la conception contractuelle et universaliste de la Nation et de la citoyenneté. Elle se différencie de la gauche essentiellement par la proportion inverse qu’elle assigne aux droits et aux devoirs, par l’importance qu’elle accorde à la continuité nationale par rapport aux ruptures et par celle qu’elle assigne aux symboles, là où son adversaire met en avant les « valeurs ». C’est dans ce contexte que la déchéance de nationalité, parce qu’elle a été proposée par la gauche, a créé un tel débat en son sein, alors que chacun admettait qu’elle était opérationnellement presque uniquement symbolique. Ceci étant, dans l’ensemble, la droite s’est ralliée depuis longtemps aux principes d’une Nation basée sur le droit des individus, désacralisée, laïcisée. On peut même dater assez précisément ce moment où, le sentiment légitimiste cessant d’être politique pour devenir fidélité ou mystique, sous la monarchie de Juillet, les royalistes intransigeants rallient ce que Stéphane Rials appelle « le parti de l’ordre » [3], celui qui va devenir plébiscitaire, conservateur avant tout et nationaliste. Or, le nationalisme était étranger aux doctrinaires de la contre-révolution comme aux émigrés, qui, récusant la totalité de la démocratie, pouvaient servir par nécessité un prince étranger sans pour autant cesser de se sentir français, puisqu’ils étaient avant tout sujets du roi légitime dont les droits et les biens avaient été confisqués par la Nation.

Cette pente vers le nationalisme que prend la droite dans les années succédant à 1848 est fondamentale. D’une part parce qu’elle se produit en même temps qu’une nouvelle phase de centralisation et la technocratisation du pouvoir qui, poursuivant l’œuvre napoléonienne, met à bas les anciennes fidélités locales et les solidarités naturelles de l’ancienne France. D’autre part parce qu’elle intervient alors que l’industrialisation fait de la partie la plus pauvre du peuple une masse qui, au fur et à mesure qu’elle aura accès au suffrage, constituera pour le bloc réactionnaire un vivier électoral auquel il pourra faire oublier la prégnance de la question sociale en le faisant communier dans la mystique de la Nation. Or cette mystique, nous en avons la preuve chez Maurice Barrès comme chez Charles Maurras, ne peut être qu’une machine à exclure puisqu’elle définit, et ce bien avant que Carl Schmitt le fasse, une distinction politiquement opératoire entre celui qui appartient au corps national – l’Ami – et celui qui lui est étranger – l’Ennemi : ceux qui ne peuvent se réclamer de la « terre et des morts », ceux qui par la naissance ou le choix font partie des « États confédérés » sont à exclure du corps national. C’est bien à cette forme de la Nation qu’une partie de l’actuelle droite, profondément culturaliste, prête une oreille lorsqu’elle entend définir des incompatibilités civilisationnelles ou culturelles que même la volonté individuelle ne saurait surmonter. Constat qui ne doit pas conduire, cependant, la gauche à se considérer comme naturellement immune à de telles évolutions. En effet, Zeev Sternhell touche juste lorsqu’il évoque la Nation, entre 1870 et 1914, comme « unité de solidarité fondamentale » [4] pour tous ceux qui cherchaient à penser la réaction à ce qu’Édouard Berth appelait, dans Satellites de la ploutocratie (1912), « l’ignoble positivisme » de la société bourgeoise. Le socialisme dit « national » s’est aussi laissé prendre à ce piège-là. Mais il avait été tendu par la droite, dès les années 1830, lorsqu’elle avait érigé en valeurs supérieures la richesse et l’économisme, le conformisme moral, la conservation des positions acquises, non pas contre la Révolution française mais en en gardant le primat de l’individu et en en sortant le peuple.

L’impossible mythe des origines, l’impossible absence du mythe national

« Le désir d’égalité, succédant au désir de liberté, fut la grande passion des temps modernes. Celle des temps postmodernes sera le désir d’identité ». Alain de Benoist, figure de proue de la « Nouvelle droite », énonçait cette prédiction en 1977 dans son ouvrage Vu de droite. Elle ne s’est pas démentie. Le problème que pose cette passion de l’identité, à gauche comme à droite, est qu’elle est normale et légitime tout en étant créatrice de fortes et multiples tensions. La France en particulier, cas à peu près unique d’un pays où la conception républicaine de la Nation s’est construite à partir d’une sorte de table rase du passé et des identités particulières, est devenue un pays multiculturel dans les faits, tandis que continue à perdurer, en droit, l’idée d’une collectivité dont les citoyens sont sommés d’être tous semblables, sorte d’individus désincarnés dont les seules racines seraient l’Idée républicaine et les « valeurs de la République ». C’est cette contradiction qui doit être politiquement résolue si l’on ne veut pas que cède définitivement le sentiment d’appartenance à la Nation française. Or l’exercice est particulièrement compliqué pour les deux grandes familles politiques, et ce, pour des raisons différentes.

À gauche, on a quelque mal à se départir de l’attitude qui consiste à réduire l’appartenance nationale à un contrat fondé sur les fameuses « valeurs de la République ». Déjà malmenées par la différence existant entre l’égalité formelle et l’égalité réelle, elles paraissent souvent abstraites, voire inadaptées en partie à l’évolution de la société française, plus diverse au plan des origines et des religions qu’il y a quelques décennies. Les populations dites « issues de l’immigration », dont les musulmans qui se réclament de l’islam ou y sont assignés par le regard de l’autre, mais aussi les juifs d’une génération qui ne veut plus vivre selon les codes des « israélites français » du siècle précédent se retrouvent, dès lors, en porte-à-faux avec une famille politique qui a pourtant porté, au long de son histoire, le combat pour l’égalité et l’émancipation. On connaît les critiques de ceux qui, constatant la manière dont une partie de la gauche passe de la critique indispensable de l’islam politique à celle de l’islam comme culture, estiment que la gauche n’a toujours pas rompu avec les préjugés et le paternalisme de l’époque coloniale. Ces reproches sont audibles. Mais à la vérité, la difficulté de la gauche française à trouver un point d’équilibre entre la défense de la laïcité et la prise en compte de la réalité de l’islam a des raisons bien plus profondes, qui tiennent dans la tentation permanente dont elle est l’objet de couper l’individu de toute forme d’ancrage dans un groupe primaire affinitaire pour le faire accéder supposément à l’universel. Les langues régionales, les « pays », les cultes ont tous fait les frais de cette prétention à créer, à partir de la Révolution, le citoyen normé et coupé des corps intermédiaires vus comme des vestiges aliénants de l’ordre ancien, avec cette conséquence imprévue qu’à l’ère de la globalisation, cette vision de la Nation réduit les individus à leur fonction productive et marchande et amène nombre d’entre eux, par réaction, à se replier sur le fantasme d’une Nation fermée.

À droite, le débat sur le contenu de la notion de Nation n’est guère plus clair. La droite libérale partage, philosophiquement, le logiciel des valeurs individualistes issues des Lumières et l’idée d’une citoyenneté ouverte et contractuelle. Elle a largement adhéré à l’idée selon laquelle l’État-nation était une forme dépassée, qui devait être remplacée par un État supranational européen, mieux adapté à l’espace dans lequel se déploie désormais le capital. Elle l’a fait contre le gaullisme qui, déjà dans les années 1960, lui paraissait être un anachronisme, un nationalisme d’arrière-garde qui partait encore du postulat que la France a une destinée propre, dont elle doit avoir la maîtrise et qui s’inscrit dans l’histoire longue, au moins millénaire. La droite post-gaulliste, qui est en fait un conservatisme classique, a du coup eu quelques difficultés à élaborer une vision cohérente de la Nation, dès lors qu’elle a été confrontée, dès les années 1980, à l’émergence électorale d’une concurrence nationaliste, ethnocentriste et souverainiste, dont le Front national est l’incarnation. Dépourvue de véritable vision géopolitique, désemparée par la profondeur du processus de sécularisation qui touche non seulement la société, mais également elle-même au point qu’elle invoque le « long manteau de cathédrales » sans que ses électeurs ne soient plus capables de les remplir, confrontée à la modification radicale que constitue l’enracinement de l’islam, devenue seconde religion – d’origine au moins – dans notre pays, elle a lancé en novembre 2009 un « débat sur l’identité nationale » légitime mais mal pensé, non abouti, davantage créateur de tensions et de questionnements que de consensus minimum sur ce qu’est la Nation française du XXIe siècle. Une partie d’elle-même en vient, parce qu’elle ramène la question de la Nation à celles de l’immigration et de l’islam, à embrayer sur la rhétorique identitaire qui postule que le substrat ethnico-religieux du peuple français est en passe de changer totalement de nature, en raison d’une immigration de peuplement d’origine extra-européenne de plus en plus importante par rapport aux Français dits « de souche ».

Quelle que soit son attitude, la droite a tendance à perdre de vue une évidence. En effet, le changement majeur qui s’est accompli à la fin du siècle dernier n’est pas l’immigration, mais un fait qui a sans doute précédé l’accélération de celle-ci : être français ne fait plus naturellement sens pour celles et ceux-là mêmes qui ne viennent pas « d’ailleurs ». Le lien naturel, instinctif avec la communauté nationale, le sentiment que l’on avait d’être un héritier et un continuateur, dans une lignée que l’on savait magnifiée par nos livres d’histoire – qui de nous a réellement cru descendre des Gaulois, dont la mentalité comme la langue nous sont inaccessibles ? – mais qui incarnait tout de même la permanence d’un fait national, est perdu, sans doute à jamais. Il existe, aux marges de la droite, un mouvement identitaire qui, depuis les années 1970, cherche à reconstruire un passé national mythifié, davantage européen que proprement français d’ailleurs, ayant des racines ante-chrétiennes remontant aux Indo-Européens. La conclusion que ce mouvement prétend en tirer pour le présent et l’avenir est que la Nation française ne doit accepter en son sein que ceux dont les origines sont traçables jusqu’à ce passé reconstruit.

Or si l’histoire, la linguistique et l’archéologie permettent de déterminer avec une relative précision qui a vécu sur l’actuel territoire français, elles ne peuvent aboutir qu’à une seule conclusion : une multitude d’ethnies s’y sont succédé, croisées et mélangées au fil des siècles, de sorte que nulle ethnicité-souche n’est définissable de manière sûre et crédible, et ne saurait séparer qui est français – « de souche » – et qui ne l’est pas. Il a existé des Indo-Européens, des Celtes, des Francs, des Vikings et des Romains qui, entre bien d’autres, ont fait la France, mais leur univers mental nous est sinon inconnu, du moins peu compréhensible, et toute reconstitution de ce qu’ils ont été ou ont fait, pour aussi interpellant que cela soit sur les origines de la France, doit rester l’apanage des savants. Cependant, nous avons besoin d’un roman, d’un mythe national pour faire Nation. Il ne peut être d’ordre ethnique. Il ne peut plus être à soubassement religieux, non seulement parce que l’État est devenu laïc, mais parce que l’idée d’une Gesta Dei per Francos, si elle peut donner son titre à une conférence de Philippe de Villiers devant les royalistes du Cercle de Flore (1er décembre 2015) est devenue totalement étrangère à la quasi-totalité de ceux qui se déclarent catholiques. Voilà pour ce que la droite ne peut pas ou plus donner comme réponses. La gauche ne peut plus davantage proposer la Nation de l’Homme abstrait, coupé, osons le mot, des réalités charnelles qu’il faut dépasser, et non nier. Remise en question par des citoyens français qui vivent des réalités charnelles opposées au récit national élaboré par la partie culturellement dominante de la population – c’est tout l’enjeu que pose la gauche dite « postcoloniale » –, elle ne peut ni les ignorer, ni leur céder dans la déconstruction de la Nation. Car celle-ci reste une nécessité politique, sans quoi c’en serait fini de l’Histoire et adviendrait l’ère du tribalisme, du nomadisme généralisé et du relativisme culturel, c’est-à-dire du chaos individuel et collectif.


  • [1] Alexandre Zevaes rappelle, dans son Histoire de la IIIe République (1938), qu’au moment des expéditions du Tonkin et de Tunisie, les radicaux s’opposent à Jules Ferry et déclarent que « la politique coloniale est contraire aux principes de la Révolution […], contraire à la Déclaration des droits de l’Homme qui ne distingue point des races supérieures et des races inférieures » (p. 147). Cependant, il commet une omission qui résume l’ambiguïté de la gauche sur les motivations de la colonisation : il attribue exclusivement l’attitude de J. Ferry à la nécessité d’étendre les marchés économiques, bref à son inféodation au capitalisme, alors que le président du Conseil évoquait aussi lui-même une « mission civilisatrice ». De fait, la gauche, même en Algérie, ne réussit jamais à mettre en œuvre une politique de réelle égalité intégratrice, ni en fait ni en droit.
  • [2] Amable Sablon du Corail, Louis XI ou le joueur inquiet, Paris, Belin, 2011, p. 7.
  • [3] Stéphane Rials, Le légitimisme, Paris, Presses universitaires de France, « Que sais-je ? », 1983, p. 21.
  • [4] Zeev Sternhell, « Les origines intellectuelles du racisme en France », L’Histoire, n° 17, novembre 1979, p. 146 et s.