La montée en puissance de l’expertise climatique du Sud / Entretien avec Saleemul Huq

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  • Saleemul Huq

    Saleemul Huq

    Directeur de l’International Centre for Climate Change and Development (ICCCAD) à l’Independent University, Bangladesh (IUB) et Senior Fellow à l’International Institute for Environment and Development (IIED).

  • Alice Baillat

    Alice Baillat

    Ancienne chercheuse associée à l’IRIS

Saleemul Huq – Il existe une expertise du « Sud » sur le changement climatique, produite par les pays en développement (PED), et qui diffère de l’expertise du « Nord », produite par les pays développés, de deux manières au moins.

La différence la plus importante se trouve dans la compréhension du problème climatique et dans la capacité à s’attaquer et à s’adapter à ses effets. De manière générale, les PED – et le Bangladesh en est un très bon exemple – ont déjà reconnu que le climat change, que les impacts sont visibles et qu’il est nécessaire d’agir maintenant. Presque tous ces pays, et particulièrement les pays les moins avancés (PMA), prennent déjà des mesures pour s’attaquer aux changements climatiques [1]. C’est en agissant que nous apprenons ce qui fonctionne, ce qui ne fonctionne pas, et quelles sont finalement les manières de s’attaquer aux impacts du changement climatique, qu’il s’agisse des plus sévères et immédiats découlant des inondations et des cyclones ou de ceux, plus progressifs, liés à la montée du niveau de la mer dans les zones côtières. Nous apprenons très vite comment nous adapter, probablement davantage que les pays de Nord, qui n’ont pas encore eu à faire face à trop d’événements de grande ampleur. Ils commencent seulement à prendre conscience que le changement climatique est une réalité et qu’ils doivent agir maintenant pour en limiter les effets.

La deuxième différence concerne le domaine de la réduction des émissions de gaz à effet de serre. Les pays en développement avancent très rapidement dans le développement des énergies renouvelables, particulièrement l’énergie solaire – pas tellement l’éolien – en partant de petites installations solaires et en les multipliant par millions. Le Bangladesh est un très bon exemple, là encore : plus de 4,5 millions de ménages produisent aujourd’hui de l’énergie via des panneaux solaires domestiques, qui fournissent essentiellement de l’éclairage pour des familles. Environ 20 millions de personnes vivant dans la pauvreté peuvent ainsi désormais éclairer leur maison, alors qu’ils ne le pouvaient pas auparavant. Le secteur public traditionnel générant et fournissant le réseau électrique n’avait pas réussi à atteindre ces gens au cours des trente ou quarante dernières années, malgré le fait que le réseau s’agrandissait ; ces personnes étaient donc laissées de côté. En quelques années, avec l’énergie solaire, les pauvres ont pu avoir accès à l’électricité. Nous avons appris comment distribuer cette énergie, à cette échelle, ce que les pays développés n’ont probablement pas encore fait, alors qu’ils connaissent des situations similaires.

Saleemul Huq – De mon point de vue, elle est applicable universellement, bien qu’elle soit plus utile dans le contexte immédiat entre pays du Sud, car les circonstances sont très similaires. Par exemple, si le Bangladesh parvient à s’adapter efficacement à la montée du niveau de la mer et à la salinisation des sols, alors d’autres pays deltaïques et îles de faible élévation peuvent apprendre de lui. Et le Bangladesh peut apprendre d’eux.

Mais les leçons sont également applicables dans le contexte des pays développés. L’apprentissage et le partage de connaissances du « Sud » vers le « Nord » ne concernent pas vraiment le domaine technologique, mais davantage celui de l’apprentissage social. Encore une fois, l’une des raisons pour lesquelles le Bangladesh peut se targuer d’être l’un des pays les plus résilients face au changement climatique réside dans le tissu social dont il dispose : les gens s’entraident dans les moments les plus difficiles. C’est quelque chose de très fort dans ce pays. Au cours des quatre derniers mois [2], par exemple, plus de 700 000 personnes sont arrivées au Bangladesh, pour la plupart des enfants et des femmes seuls, en provenance du Myanmar. Et nous nous sommes occupés d’eux. Nous ne nous sommes pas plaints, ne les avons pas rejetés ni mis dehors, nous avons considéré qu’il était de notre devoir d’aider ces populations en détresse. Nous sommes un pays pauvre, mais eux le sont encore davantage. Donc, nous partageons. Si nous pouvons les nourrir, nous les nourrissons. Selon moi, cela reflète le capital social très fort du Bangladesh, que beaucoup de pays riches n’ont pas : ils vivent dans des sociétés atomisées, ils ne s’occupent et ne s’aident pas les uns les autres, ils ne s’occupent que d’eux-mêmes, ils sont riches, mais ne dépensent pas leur argent pour aider les autres.

Saleemul Huq – Oui, c’est ce que j’appelle le capital social, qui se fonde sur la connaissance empirique, par opposition à la connaissance formelle.

Saleemul Huq – Je dirai, dans le cas du Bangladesh avec lequel je suis le plus familier, que cela s’est réalisé au fil de temps. Il n’y a pas eu un moment particulier. Nous avons graduellement pris conscience, au cours des dix dernières années, que nous étions un pays très vulnérable. Mais nous ne sommes pas restés assis à attendre que le monde nous vienne en aide ; nous avons commencé à réfléchir à ce que nous pouvions faire par nous-mêmes.

Nous avons ainsi développé un plan national de lutte contre le changement climatique, entre autres choses. Nous avons investi notre propre argent dans l’exécution de ce plan national. Et en mettant en œuvre ces mesures, nous avons appris ce qui fonctionnait et ce qui ne fonctionnait pas. Ce processus d’apprentissage et de production de nouveaux savoirs par la pratique est au cœur même de notre approche de l’adaptation au changement climatique. Et nous avons partagé nos connaissances et nos acquis. C’est là que le capital social entre en jeu : nous apprenons les uns des autres, nous nous aidons pour nous en sortir.

Saleemul Huq – Elle est prise en compte de manière croissante, mais ce n’était pas le cas au début. Le GIEC a beaucoup évolué depuis sa création, à plusieurs égards.

La première évolution réside dans la représentation géographique des scientifiques impliqués, qui venaient initialement très majoritairement des pays développés, et très peu des pays en développement. Ce déséquilibre est désormais plus ou moins rectifié. J’ai, pour ma part, rejoint le GIEC pour le troisième rapport. Pour les deux premiers rapports, presque aucun scientifique venant de PED n’avait participé, mais nous sommes beaucoup plus nombreux à avoir contribué aux trois suivants. Cela apporte de nouvelles perspectives.

La seconde évolution concerne les domaines d’études du GIEC. Alors qu’il ne s’intéressait qu’aux scénarios d’émissions de gaz à effet de serre et aux solutions pour les réduire, il intègre désormais les études sur l’adaptation, qui sont devenues une partie très importante de son travail. Quand j’ai rejoint le GIEC, c’était la première fois que l’on s’intéressait à l’adaptation. Dans les rapports suivants, elle n’a cessé d’occuper une place croissante, ce qui a permis de partager l’expérience des pays en développement en matière d’adaptation.

Le travail du GIEC est donc maintenant beaucoup plus équilibré, autant dans la représentation géographique des scientifiques que dans les problèmes abordés.

Saleemul Huq – L’adaptation, c’est-à-dire comment faire face aux impacts du changement climatique, concerne le plus les pays en développement. Le GIEC prend maintenant cela en compte, ce qui n’était pas le cas initialement.

Saleemul Huq – La conférence Gobeshona – qui signifie « recherche » en bengali – et l’initiative Gobeshona en général sont une manière de tenter de rassembler l’expertise considérable qui a été développée au Bangladesh, un pays dont on connaît la très grande vulnérabilité aux aléas naturels, mais qui possède aussi un grand nombre d’universités et de centres de recherche travaillant sur différents aspects du changement climatique. Le but de la conférence Gobeshona est de réunir toutes ces personnes. Et le résultat est impressionnant, sachant que le Bangladesh est l’un des pays les moins avancés de la planète. En effet, plusieurs centaines de personnes venant de différentes institutions et de l’ensemble du pays, ainsi que des chercheurs étrangers, participent chaque année à la conférence pour partager leurs travaux sur le changement climatique. À ce titre, nous sommes comparables à beaucoup de petits pays développés : nous produisons un volume important de savoirs nouveaux et de qualité, basés sur la collecte de données empiriques et sur des recherches de terrain, en particulier dans le domaine de l’adaptation au changement climatique, sur lequel nous concentrons nos efforts.

Saleemul Huq – Premièrement, il y a un manque de capacités. Nous sommes en train de les développer, mais cela reste insuffisant. Par rapport aux pays développés ou même à certains grands pays en développement comme la Chine, l’Inde ou le Brésil, nous manquons encore de capacités d’analyse, de chercheurs, de crédits de recherche pour mener des études. Ces pays ne jouent pas dans la même catégorie que les plus pauvres, comme le Bangladesh.

Deuxièmement, je dirai que le milieu et la littérature scientifiques sont biaisés en faveur des pays développés. L’essentiel des publications dans les grandes revues scientifiques à comité de lecture se réalise par exemple en anglais. Écrire dans une autre langue n’aura pas la même valeur ni la même portée que si vous pouvez écrire en anglais. Il y a aussi un biais par rapport aux revues et publications scientifiques produites par les pays développés, qui sont reconnues mondialement, alors que celles produites par les pays en développement ne le sont généralement pas.

Saleemul Huq – Je commencerai par rappeler l’article 11 de l’Accord de Paris, conclu lors de la 21e conférence des parties (COP21) à la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC). Il se concentre sur le besoin de renforcement des capacités, et ajoute un autre élément : le besoin de construire des systèmes nationaux de renforcement des capacités à long terme. Jusqu’à présent, la plupart des connaissances sur le changement climatique étaient apportées par des consultants internationaux qui allaient dans les pays vulnérables pour faire des séminaires, puis rentraient chez eux. Ces modalités de renforcement ad hoc des capacités ne sont pas satisfaisantes : nous voulons des systèmes de renforcement des capacités directement implantés dans les pays concernés.

Un deuxième argument est qu’il existe, même dans les pays les plus pauvres du monde, des institutions que l’on appelle universités, dont le travail est de construire les capacités des futures générations de décideurs. La plupart d’entre elles ont été négligées et, par conséquent, ne sont actuellement pas en mesure de jouer un rôle important dans la lutte contre le changement climatique. Mais il est possible de leur donner les moyens d’y parvenir. Avec le président du groupe des PMA signataires de la CCNUCC, nous avons donc décidé de former un consortium réunissant des universités des PMA. Ce Consortium des universités des pays les moins avancés sur le changement climatique est donc véritablement le résultat d’une initiative du groupe des PMA. Nous l’avons lancé en juin 2017 à Kampala, en Ouganda, à l’Université Makerere, à l’occasion de la 11e conférence internationale sur l’adaptation à base communautaire (community-based adaptation). Nous avons 12 membres pour le moment, mais nous espérons nous étendre aux autres PMA.

Saleemul Huq – L’une des caractéristiques du changement climatique est qu’il s’agit d’un problème global. Tous les pays vont devoir y faire face et s’attaquer à ses impacts. Comme je l’ai dit précédemment, les PED comme le Bangladesh réfléchissent depuis longtemps à la manière de s’adapter aux aléas climatiques. Nous avons appris comment faire et nous continuons à apprendre. Nous produisons des savoirs expérientiels qui sont utiles au monde entier, pays développés inclus. Et ces savoirs ne concernent pas la technologie, ils ne permettent pas de construire une digue plus haute ou un puits plus profond : ils concernent directement les individus et leur capacité de résilience. Il s’agit de s’interroger sur la capacité d’une société à répondre collectivement à un enjeu de taille comme celui du changement climatique. Des pays comme le Bangladesh tentent de trouver des réponses, ce qui peut être utile à d’autres.

Le 10 janvier 2018.


  • [1] NDLR : Les PMA ne constituent pas une catégorie distincte des PED, mais représentent les pays dont le niveau de développement est le plus bas et qui justifie leur inscription à la liste des PMA établie par les Nations unies et révisée tous les trois ans. Il est donc ici question de l’expertise produite par les PED sur le changement climatique, avec un accent particulier mis sur le Bangladesh, qui fait partie des PMA.
  • [2] NDLR : L’entretien a été réalisé le 10 janvier 2018.
  • [3] L’International Centre of Climate Change and Development (ICCCAD), fondé et dirigé par Dr Saleemul Huq, a lancé en 2014 l’initiative Gobeshona, qui vise à stimuler les capacités de recherche sur le changement climatique au Bangladesh, en aidant les jeunes chercheurs bangladais à répondre aux exigences de publication des grandes revues internationales à comité de lecture. Dans ce cadre est aussi organisée chaque année au Bangladesh, depuis 2015, la conférence Gobeshona, qui présente les dernières recherches produites par des chercheurs nationaux et internationaux sur les impacts du changement climatique au Bangladesh.
  • [4] Least Developed Countries Universities Consortium on Climate Change.