Novembre 2015
« La grandeur est un combat inlassable, pas un cadeau de l’Histoire » / Entretien avec François Fillon
La France, le mondeRIS 100 - Hiver 2015
Pascal Boniface – La France a-t-elle encore un poids important sur la scène internationale ?
François Fillon – La France reste une puissance qui compte, mais il y a un décalage grandissant entre son activisme international et sa fragilité nationale. Notre force économique est abîmée par notre manque de compétitivité. Pour nos partenaires, nous sommes le pays du chômage de masse, des impôts et des réformes a minima. En Europe, nous avons perdu le leadership. Berlin donne le ton sur tous les sujets et le couple franco-allemand est déséquilibré. Quant à notre diplomatie, elle s’est enferrée dans des erreurs de jugement : sur la Russie comme au Moyen-Orient, nous avons péché par manque de réalisme. Il nous reste, fort heureusement, la solidité de nos institutions et le professionnalisme de nos armées, dont les moyens sont pourtant rognés, qui nous permettent de compenser nos lacunes.
La France a-t-elle encore un message spécifique à porter ? Quel pourrait-il être selon vous ?
François Fillon – L’enjeu central du XXIe siècle est de mettre, autant que faire se peut, de la raison dans la mondialisation. La fin de la guerre froide puis le choc du 11-septembre ont provoqué une sorte de déflagration du système international et un retour fulgurant de l’Histoire, avec ses rapports de forces géopolitiques, ses revendications religieuses et ses crispations communautaires. On ne répondra pas à cette surchauffe des peuples en se repliant sur nos frontières ou, à l’inverse, en jouant les gendarmes du monde. La France doit être une puissance d’équilibre, et elle doit avoir pour socle l’Europe, qui doit se doter des moyens de défendre sa place dans le monde. Toute la question est de savoir si la civilisation européenne sera encore là dans vingt ans ou si elle ne sera plus qu’un émouvant vestige.
L’objectif que je propose à mes concitoyens est de faire de la France la première puissance européenne. Pour cela, j’avance un projet radical qui débloquera notre pays. Il ne s’agit pas seulement de satisfaire notre orgueil national, au demeurant légitime. J’ai la conviction qu’une France forte peut entraîner l’Europe à assumer un destin politique et international qui soit digne de son histoire et de ses atouts. Pour les raisons que l’on sait, l’Allemagne ne peut assumer seule ce rôle.
Comment peser sur la scène internationale ?
François Fillon – La grandeur est un combat inlassable, pas un cadeau de l’Histoire ! Il n’y a pas de secret : pour être fort sur la scène internationale, il faut d’abord être fort sur le plan national. Je ne suis pas de ceux qui pensent que le temps des nations est révolu et je déteste l’idée que l’Europe puisse être une bouée de secours pour nous sauver de nos faiblesses hexagonales. Soit nous nous réformons courageusement pour piloter l’Europe et tenir les premiers rangs dans le jeu international, soit nous devenons une nation secondaire, condamnée à être dans la roue de nos alliés les plus puissants, dont l’Allemagne et les États-Unis. De la crise grecque, j’aimerais que les Français tirent la principale leçon qui est qu’il n’y a pas de vraie souveraineté politique sans souveraineté économique et financière. Tout pays qui se ment à lui-même est un jour rattrapé par les réalités et prend le risque d’être, un jour, dominé.
Durant la guerre froide, la France, qui réclamait le dépassement de la logique des blocs, avait un poids particulier. Comment le réinventer aujourd’hui ?
François Fillon – Il n’y a plus de blocs, mais des rapports de forces complexes et mouvants, qui commandent une indépendance d’esprit et d’action. Plus que jamais, les stéréotypes diplomatiques et militaires doivent être mis au placard. Trop d’Européens vivent encore dans la nostalgie d’un monde binaire – Occident contre Orient, liberté contre despotisme – et bipolaire, comme s’ils étaient effrayés à l’idée de prendre leur destin en main. Les États-Unis restent une puissance globale, mais leur leadership est devenu relatif, leur stratégie brouillonne et leur volonté de retrait patente. L’Amérique est notre alliée et amie, mais la France ne saurait la suivre aveuglement. Au Moyen-Orient, sur la Russie, sur l’élargissement de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), sur la suprématie du dollar que l’euro accepte de subir dans les échanges commerciaux, notre pays devrait avoir une position originale, claire, ferme si nécessaire.
Pour certains observateurs – dont je fais partie –, le clivage en matière de politique étrangère n’oppose plus droite à gauche comme jadis, mais les gaullo-mitterrandistes aux atlantistes ou aux occidentalistes, voire aux néoconservateurs. Pensez-vous que ce clivage soit pertinent ?
François Fillon – Il est vrai qu’en matière de politique étrangère, le clivage droite-gauche n’a plus vraiment de sens. Mais par-delà la grille de lecture que vous suggérez, ce qui me frappe c’est surtout l’absence de débats de fond. L’émotion prend le pas sur la réflexion, la caricature chasse la complexité des situations, l’instantané supplante le long terme, la posture morale évince la géopolitique. De l’Afghanistan à l’Irak, que d’erreurs faites par manque de vision et d’habileté ! La realpolitik est devenue elle-même un gros mot, comme si on avait oublié que les relations internationales étaient aussi dictées par l’intérêt national et soumises à des dialectiques profondes. Il est, par exemple, étonnant que certains aient pu me reprocher de considérer la Russie comme un partenaire international à respecter… Le général de Gaulle discutait avec Staline, mais il serait de mauvais ton de discuter avec Vladimir Poutine. C’est absurde et c’est au surplus un aveuglement qui frise l’idéologie de ne pas avoir vu que la Russie pouvait nous être utile.
Assiste-t-on à la fin du monopole du monde occidental sur la puissance ? Quelles conséquences la France doit-elle en tirer ?
François Fillon – Pendant des siècles, la France, avec quelques autres nations européennes, a dominé le monde. Mais le monde s’est réveillé et prend sa revanche sur l’Histoire. Quand nous luttons pour préserver notre héritage, des peuples se battent dix fois plus pour arracher leur développement. Ne leur lançons pas la pierre : ce que ces peuples font, nos anciens l’ont fait.
Face à ce basculement historique, la France et l’Europe ont tardé à prendre des mesures énergiques. Maintenant, c’est l’heure de vérité. Soit nous nous battons pour aller chercher le progrès, soit nous déclinons ; soit nous bâtissons une Europe plus efficace, soit nous terminerons en comptoir de la Chine. Oui, l’Occident n’a plus le monopole de la puissance, et il faut en tirer les conséquences. En matière économique, il faut se retrousser les manches et faire de la zone euro un espace politique puissant, avec des stratégies et des buts communs. Sur le plan diplomatique, l’orgueil et l’angélisme doivent faire place au pragmatisme. En matière militaire, il faut des alliés régionaux, mêmes s’ils ne sont pas vos amis les plus évidents, et puis il ne sert à rien de faire la guerre si on ne sait pas faire la paix derrière. Bref, la politique des coups et des à-coups doit faire place à la stratégie et à la vision.
Dans un monde post-guerre froide, a-t-on suffisamment réévalué nos relations avec la Russie, d’un côté, et les États-Unis, de l’autre ?
François Fillon – Non. À tort ou à raison, l’Europe reste dans le sillage protecteur des États-Unis, qui, fort logiquement, défendent d’abord leurs intérêts. Les écoutes à échelle industrielle pratiquées par la National Security Agency (NSA) sur les autorités européennes montrent que nous ne sommes pas dans un univers de soie. Quant à l’Europe de la défense, elle reste bloquée par l’OTAN, alors que le pacte de Varsovie s’est effondré.
Les promesses de l’Europe à Kiev étaient irresponsables. La crise ukrainienne n’a pas été anticipée et elle fut mal gérée. Que la Russie ait une part de responsabilité dans cette crise est évident, mais son nationalisme était d’autant plus vif que nous n’avons pas su proposer aux Russes un véritable partenariat continental à la fois politique, économique et stratégique. Cela fait des années que je dis que la Russie, comme toute grande puissance, doit être écoutée et respectée. Que son régime ne réponde pas à tous les standards de notre démocratie est vrai, mais il est dangereux de recréer les conditions d’une guerre froide. Au lieu de rassembler le continent européen, on a contribué à replier la Russie sur elle-même et on l’a rejetée vers l’Asie. Beau résultat ! Maintenant, on mesure avec retard que Moscou est nécessaire à une solution en Syrie et utile à la guerre contre le fanatisme. Et je ne parle pas de nos intérêts énergétiques communs. Sur tous ces sujets, la France n’a pas fait montre d’une grande clairvoyance diplomatique ces dernières années. Elle a eu tort de bouder les cérémonies russes de la victoire de 1945, tort d’écarter la Russie du G8, tort de ne pas trouver un compromis sur les Mistral.
Quelles limites donnez-vous à l’élargissement de l’Union européenne ?
François Fillon – Nous sommes aux limites de l’élargissement. Aller plus loin, précipitamment, ce serait affaiblir l’Union européenne, qui est déjà mal en point. Elle doute de son identité et de son unité. L’urgence, c’est de gérer efficacement la question des réfugiés, en tirant les leçons des incohérences de nos politiques migratoires. La deuxième priorité, c’est de solidifier la croissance avant que les peuples ne sombrent dans l’extrémisme politique. La troisième priorité, c’est d’éviter que le Royaume-Uni ne claque la porte, car ce serait un coup dur pour l’Europe. Enfin, il faut repenser le fonctionnement de l’Union européenne. Je fais le diagnostic que l’Europe uniforme à 28 a vécu. Il faut de la géométrie variable : un noyau dur et une gouvernance politique renforcée autour de la zone euro ; un marché économique homogène et souple pour les autres ; une vision continentale autour de laquelle il faut associer la Russie.
Sentez-vous toujours un désir de France à l’étranger ? Varie-t-il selon les continents ou les pays ? Comment le stimuler ?
François Fillon – Oui, il existe toujours parmi les élites étrangères un désir de France, même si ce désir est de plus en plus atténué par nos faibles performances économiques et par la perte d’influence de notre système universitaire. Le Royaume-Uni et l’Allemagne ont une meilleure image que nous. Leurs sociétés apparaissent plus libres, plus ouvertes aux talents que la nôtre. Au-delà de nos frontières, l’usure du modèle français est perçue et la montée du vote extrémiste est connue. Mais il y a des peuples qui nous aiment et qui comptent sur nous : je pense à nos amis libanais, aux chrétiens d’Orient, aux jeunes diplômés cambodgiens et vietnamiens qui continuent d’admirer notre littérature et notre culture, etc. La francophonie est un levier qu’il ne faut pas sous-estimer. Nous compterons 750 millions de francophones en 2050. C’est un formidable vivier. Pour beaucoup de gens, la France rime toujours un peu avec les mots « espérance », « brillance ». Arrêtons donc de nous autoflageller.
Les espoirs de la construction d’un nouvel ordre mondial après la fin du monde bipolaire ont-ils disparu ? Comment expliquer cette faillite collective ? Les espoirs d’une véritable gouvernance mondiale sont-ils vains ?
François Fillon – Du défi climatique au péril djihadiste, de la gestion des flux migratoires à la lutte contre la pauvreté, tout milite évidemment pour une action globale. Plus que jamais, la France doit miser sur l’Organisation des Nations unies (ONU) et favoriser le développement des organisations régionales qui doivent, par elles-mêmes, régler les différends et les conflits qui sont de leurs responsabilités. L’Occident ne doit pas se croire investi d’une mission tous azimuts. Et il doit réfléchir à deux fois avant de déstabiliser des États au nom de ses principes démocratiques ou éthiques.
Soyons lucides : il n’y a jamais eu d’ordre international parfait. La force du droit international a certes progressé et aucun bourreau n’est désormais totalement à l’abri d’une réplique internationale, mais pardonnez ma franchise, la stabilité est un équilibre des forces, une convergence des intérêts, un moment de sagesse dans l’océan des passions humaines. Toutefois, stabilité ne veut pas dire conservatisme, cynisme et jeu à somme nulle. On peut agir car il existe des valeurs universelles qui poussent les peuples vers la liberté, le progrès.
Pensez-vous que la Chine va devenir la première puissance mondiale ? Si oui, quel usage pensez-vous qu’elle fera de sa puissance ?
François Fillon – À l’évidence, la Chine est partie pour être l’une des très grandes puissances des prochaines années. Son poids dans l’économie mondiale est dès à présent décisif et son influence dans son environnement proche de plus en plus affirmée. Nul ne sait si cette puissance sera un jour expansionniste ou agressive. Ce que l’on sait, c’est que les autorités chinoises sont rationnelles et prudentes. Elles savent qu’elles ont besoin de nous pour sécuriser leur développement, leurs approvisionnements comme leurs débouchés, et réciproquement. Elles savent aussi qu’il faut compter avec une classe moyenne qui n’a pas lu le Petit Livre rouge et qui réclame le bien-être. La croissance chinoise connaît depuis plusieurs décennies un phénomène presque automatique de rattrapage, mais la question des retraites comme l’exigence des classes moyennes de pouvoir tirer profit de leur travail constituent des enjeux majeurs pour le pouvoir chinois.
La menace terroriste vous paraît-elle estimée avec exactitude, surestimée, sous-estimée ? Quels sont les remèdes que vous préconisez ?
François Fillon – Ce n’est pas la première fois que la France est confrontée au terrorisme. Il faut garder notre sang-froid. Et en même temps, les membres de l’État islamique ne forment pas une organisation comme nous avons pu en affronter autrefois. Elle ne vit pas dans l’ombre. Elle a des moyens financiers avec les revenus tirés de la vente de pétrole. Elle a une assise territoriale, qu’elle veut étendre en bousculant les frontières si fragiles du Moyen-Orient. Elle détient de puissants moyens militaires tirés des chaos irakien comme syrien. Elle a une connaissance intime de nos sociétés et de nos points de vulnérabilité. Face à cela, nous ne sommes plus dans une guerre secrète, mais dans une guerre ouverte avec une force qui a son drapeau noir, son idéologie, sa stratégie qui est de créer une tension parmi nous, afin de provoquer un choc de civilisations.
Après des milliers de raids aériens, Daech est plus que jamais là, aux portes de Damas. Je le dis depuis un an : il faut revoir notre stratégie. Sur le plan diplomatique, tout doit être fait pour créer une vraie coalition internationale. Sur le plan militaire, il faut naturellement frapper Daech en Syrie et accroître notre aide aux peshmergas. Il nous faut aussi trouver des tribus sunnites pour alliées. Une intervention au sol ne peut être exclue, mais elle ne doit pas être l’œuvre principale des Occidentaux. Ce serait un piège mortel. Les exemples de l’Irak et de l’Afghanistan devraient nous dissuader… Nous ne sommes pas au Mali mais dans le chaudron d’une guerre civile et militaire. Ce sont les États de la région qui sont les premiers concernés par cette crise, par ses crimes, par cet affront lancé à la haute spiritualité de l’Islam. C’est à eux de s’engager en première ligne ! Sur le plan politique, la priorité est de battre Daech, pas de démanteler le régime de Damas. Avec l’appui des Russes et des Iraniens, il faut bâtir une transition politique dont le préalable ne peut être l’exclusion immédiate de Bachar Al-Assad. À terme, l’avenir de la Syrie commanderait son retrait, mais dans l’immédiat il faut faire avec. On peut le regretter, mais la paix a ses froides réalités. Tout comme nos impératifs de sécurité nationale.
Mais voyons plus loin. La rivalité entre l’Arabie saoudite et l’Iran est meurtrière pour tous. Au-delà de la question nucléaire iranienne, le rétablissement des relations avec Téhéran et son retour sur la scène internationale devraient déboucher sur un dialogue avec Riyad. Tant que ces deux puissances se défieront, l’Orient est voué à demeurer la poudrière du monde.
Peut-on totalement éteindre cette poudrière sans faire avancer la paix israélo-palestinienne ? Non ! Ce conflit demeure la mère de toutes les frustrations. Les États-Unis et l’Europe doivent réenclencher et imposer un processus de dialogue. À moyen terme, Israël n’a rien à gagner à un environnement empoisonné par un djihadisme antisémite, capable d’aggraver la situation sécuritaire des Israéliens et de déstabiliser complètement le Liban et la Jordanie. Pour résumer, il faut frapper ensemble le fanatisme et il faut avoir l’audace de réfléchir ensemble à l’avenir du Moyen-Orient, dont les peuples paient très cher nos erreurs passées.