La France, puissance singulière / Entretien avec François Bayrou

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  • François Bayrou

    François Bayrou

    Agrégé des lettres. Ancien ministre. Président du Mouvement démocrate et maire de Pau.

  • Pascal Boniface

    Pascal Boniface

    Directeur de l’IRIS

François Bayrou – Elle n’a pas le poids qu’elle devrait avoir. Mais elle pourrait avoir un poids important, à condition qu’elle retrouve une vision et une capacité d’affirmation spécifique, propre, originale.

Quelles sont les forces de notre pays ? Quelles sont les forces qui soutiendraient la position originale qui devrait être celle de la France ? D’abord, il y a notre tradition diplomatique, qui est matérialisée par notre place au Conseil de sécurité des Nations unies, que je n’ai jamais été partisan de remettre en question. Ensuite, il y a la vision particulière qui s’est développée depuis le général de Gaulle de la singularité française, et notamment – ce que je regrette tant que l’on ait perdu – la capacité de parler avec des acteurs différents, notamment au Proche-Orient, sans être soupçonnable d’être dans un camp ou dans un autre. Et puis notre capacité militaire : nous sommes l’un des seuls pays qui a une capacité de projection établie et la politique d’armement qui va avec. En outre, l’Histoire nous a placés en figure de proue d’un ensemble francophone qui pèse des centaines de millions de personnes, et va peser encore davantage en raison de la dynamique de l’Afrique. Derrière cela, il y a donc le fait que nous puissions comprendre – je voudrais que ce fût davantage – des situations de développement différentes. Enfin, la France devrait être l’un des acteurs majeurs, l’une des forces de proposition et de fédération majeure en Europe, dans le cadre de l’Union européenne (UE).

Ce sont d’incroyables atouts dans le monde où nous sommes. Mon regret est que, ces dernières années, depuis presque dix ans maintenant, ces atouts n’ont pas été joués comme ils auraient pu l’être, et que nous ayons cru bon de nous imbriquer dans les différents camps au fur et à mesure que les années ont passé. Cela nuit aussi à notre capacité de développement, à notre attractivité, à nos universités, etc.

François Bayrou – Oui. Ce fut le cas de manière spectaculaire chez Nicolas Sarkozy et de manière inattendue chez François Hollande, parce que s’il y a au moins une chose que l’on n’aurait pu imaginer, c’était que François Hollande demeurât dans cette lignée-là. Chez Nicolas Sarkozy, il y avait en effet une volonté affirmée d’alignement.

Je me suis beaucoup opposé au retour de la France dans le commandement intégré de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN). De la même manière, je me suis beaucoup opposé au bombardement de la Syrie sans réfléchir à la suite, de même que ce qui avait été fait au moment de l’intervention en Libye. J’étais monté à la tribune de l’Assemblée nationale pour dire : « Benghazi, c’est bien. Une zone d’exclusion aérienne, la protection de régions entières, c’est bien. Mais si vous ne réfléchissez pas à la suite, cela peut être une catastrophe ». Sur les bombardements en Syrie – non que j’aie la moindre indulgence pour Bachar Al-Assad, ce n’est pas moi qui l’ai invité à présider le défilé du 14-juillet, de même que ce n’est pas moi qui a invité Mouammar Kadhafi à planter sa tente à Marigny –, il me semblait qu’il y avait une inconséquence, car je ne voyais pas de quelle manière on pouvait éviter que le coup porté à la Syrie « officielle », ou gouvernementale, ne favorise instantanément les plus radicaux.

François Bayrou – Il y a, pour moi, trois lignes directrices dans ce que devrait être le message de la France. Le message de la France, ce devrait d’abord être le pluralisme. C’est-à-dire le refus de voir le monde découpé en camps, plus spécifiquement encore en deux camps – même si aujourd’hui, cela a beaucoup souffert –, en deux diplomaties dominantes. Le message de la France est que ce n’est pas le nombre, ni la puissance matérielle, ni la domination qui font, qui doivent dessiner le paysage. Le message de la France est que l’histoire singulière de chaque peuple est à prendre en compte, et pas seulement le modèle dominant que l’on voudrait leur imposer. C’est le premier aspect du message.

S’agissant du deuxième aspect, il existe un certain nombre de standards « démocratiques » ou, pour les appeler différemment, « humanistes », qui doivent s’imposer à tous. L’un d’entre eux est la liberté de pensée et de religion. Aujourd’hui, jamais la France ne rappelle – je pense au Moyen-Orient – que, bien sûr, les régimes, les modes de vie, les histoires, les patrimoines, les modèles de société sont différents, mais qu’il y a une chose qui ne devrait pas être différente sous quelque latitude que ce soit, c’est la liberté de penser, de croire, de prier ou de ne pas prier. Ajoutons la liberté de changer de pensée, de conviction, de religion, ou même l’absence de religion. Si l’on refuse cet ensemble de liberté, on est dans l’écrasement de ce que les êtres humains ont de plus précieux, et qui les fait humains. Après, je sais très bien qu’il existe des conceptions différentes de la société, du pouvoir politique, et je n’ai aucune intention de l’ignorer. Mais il y a là une frontière entre l’universel et le particulier. Et cela devrait aussi être le message de la France.

Le troisième message qui devrait être celui de la France est le message du développement effectif. Je pense, à ce titre, qu’il y a des protectionnismes qui sont justifiés. L’idée répandue, dominante, est qu’aucun protectionnisme n’est acceptable. Chacun s’en arrange comme il veut : les Européens naïvement, les Américains ou les Chinois savamment. Mais je pense que pour les plus pauvres, il existe des protectionnismes utiles, qui devraient par exemple permettre que l’on puisse gagner sa vie en travaillant la terre. Le non-respect et le mépris de cette idée ont entraîné des centaines de millions de paysans à être déracinés, à partir dans des bidonvilles et à être ainsi victimes du grand tohu-bohu qui fait que sont désormais misérables des peuples qui étaient auparavant organisés, certes différemment de nous, mais organisés.

François Bayrou – C’est ce que j’aurais voulu que la France affirme. C’était l’intuition du général de Gaulle, et qui n’a pas toujours été comprise, y compris dans ma famille politique. C’était aussi celle de Jacques Chirac, chez qui elle venait de très loin. Tout le monde sait que je n’ai pas toujours été en accord avec lui sur tous les sujets, mais sur ce point j’ai toujours partagé sa vision, et contre tous mes amis au moment de la guerre en Irak. Je me souviens d’une réunion particulièrement rude du bureau politique au cours de laquelle beaucoup de mes amis – Hervé Morin, Jean-Louis Bourlange, etc. – me disaient qu’il était impossible que je sois sur cette ligne, que j’étais presque dans l’opposition au niveau de la politique intérieure, et que je ne devais pas laisser à Alain Madelin, Bernard Kouchner et à quelques cinéastes le monopole du soutien aux États-Unis. Je leur ai répondu : « soit vous me renvoyez, soit je défends ce que je pense et je monterai à la tribune soutenir J. Chirac ». C’est ce que j’ai fait.

Cette intuition était celle que le modèle dominant américain, qui était au fond justifié par l’intelligentsia et par une partie des puissances médiatiques, n’était ni le seul ni le plus défendable. C’était donc l’intuition de la France, en tout cas de la France gaulliste, gaullienne. Et c’était juste. Ma stupéfaction est que cette dimension a depuis été abandonnée. Dans mon livre Abus de pouvoir [1], j’ai consacré un chapitre à l’OTAN, car c’était bien de cela qu’il s’agissait. C’était aussi la logique de Nicolas Sarkozy qui, alors ministre du gouvernement, était allé à Washington pour s’opposer à la prise de position de J. Chirac dans des termes absolument provocateurs.

Je ne partage donc pas l’idée selon laquelle un modèle doit imposer sa puissance. Et je suis persuadé que la France aurait beaucoup gagné, ces dernières années, en étant singulière sur ce sujet.

François Bayrou – Je crois que c’est pire et plus étonnant encore. Que Nicolas Sarkozy ait été sur cette ligne ne m’a jamais surpris. D’une certaine manière, c’était de fondation chez lui. Mais que la diplomatie française sous François Hollande se poursuive sur ou même affirme cette ligne-là a été pour moi une très grande surprise. Ce n’était pas écrit, ou alors il fallait remonter à la Section française de l’internationale ouvrière (SFIO), que j’imaginais pourtant derrière nous.

Mon grand regret est que la France n’a pas eu un langage différencié sur l’affaire iranienne, sur l’affaire russe, sur l’affaire syrienne, ainsi que sur la question israélo-palestinienne. Pour moi, parmi les surprises de la période ouverte en 2012, celle-là est probablement la plus grande parce que cela n’était ni annoncé ni plausible a priori.

François Bayrou – Je suis très minoritaire dans mon affirmation : je ne partage en rien la position de germanophobie latente qui existe dans le monde politique français, droite et gauche confondues. Pour beaucoup de raisons. D’abord – ce qui est une raison certes secondaire – car je connais Angela Merkel depuis longtemps et Wolfgang Schäuble depuis encore plus longtemps. J’ai beaucoup d’admiration pour ce dernier, pour son aventure humaine et sa structure intellectuelle. Ensuite, la raison de fond est que je récuse et mets en accusation la tournure d’esprit qui affirme que ce qui nous arrive est la faute de l’Allemagne. De même que les raisonnements qui conduisent à dire que « c’est la faute de l’Europe », « la faute de l’euro », « la faute de la mondialisation », « la faute des Chinois » ou de qui vous voulez du moment que c’est l’Autre. Je pense exactement le contraire.

Je pense qu’il y a quinze ans à peine, au tournant du siècle, la France était la première puissance d’Europe. Souvenez-vous qu’à l’époque, certains décrivaient l’Allemagne comme « l’homme malade de l’Europe ». Il y avait même des thèses universitaires sur le sujet. Il n’a tenu qu’à nous, à nos insuffisances, à nos incapacités, que nous ne fassions ce qui devait être fait pour que la France continue à avancer, à rayonner, à briller.

Le monde politique français ne peut pas prétendre que, sur la question du déficit ou de la dette, de l’organisation du travail, personne n’avait prévu ce qui allait se produire. J’avais fait campagne sur ces questions, et j’ai fondé ma vocation politique presque jusqu’à l’obsession sur ces sujets. Sur la question des déficits, des dettes et du produire en France, il était pour moi évident que cela venait et que nous allions droit vers la falaise. C’est notre responsabilité si nous n’avons pas fait ce qu’il fallait.

Par ailleurs, l’idée que nous pourrions défendre seuls, sans Europe ou contre l’Europe une certaine idée du pluralisme international ou une certaine idée de nos normes juridiques, comptables ou de notre manière de concevoir les échanges internationaux est digne d’une cour de récréation. J’ai consacré une partie de ma vie à l’enseignement ; pour autant, je ne donne pas aux enfants des cours de récréation le pilotage de l’avion. Pour moi, il n’existe aucune espèce de début d’ombre de commencement de chance que l’on puisse s’en tirer tous seuls.

Si nous nous retrouvions seuls un jour, par effondrement de l’Europe, il faudrait bien faire face. Mais j’imagine que nous n’aurions pas alors de but plus urgent que d’essayer de reconstruire quelque chose. Et faire cela en regardant l’Allemagne comme un ennemi héréditaire… Je vois bien des responsables politiques que je connais, que j’apprécie par ailleurs, qui s’en sont fait une obsession car ils surfent sur une germanophobie souterraine qu’ils ressentent, mais que je ne ressens pas. Il est très important, pour moi, que nous ayons des relations de confiance avec l’Allemagne, et que nous acceptions de relever par nous-mêmes les défis qui sont devant nous et que nous avons éludés depuis si longtemps.

Si je prends les chapitres de faiblesse de la situation de la France, je place en premier l’éducation : personne ne nous a obligés à prendre les mauvais chemins en la matière et à nous retrouver ainsi avec un bilan désastreux. L’Allemagne n’a joué aucun rôle dans ce choix. Si je prends notre fiscalité, notre statut des entreprises, le droit du travail, la formation professionnelle, l’Allemagne n’y est pour rien non plus. Au contraire, son exemple aurait pu nous inciter à bouger.

François Bayrou – Je l’ai déjà dit à de nombreuses reprises. Vous savez que je ne suis pas favorable à l’adhésion de la Turquie, je l’ai dit avec beaucoup de force alors que tous les prestataires d’opinion éclairés étaient vigoureusement contre moi dans cette affaire. Je voudrais que l’on songe où nous en serions aujourd’hui – dans l’affaire kurde, etc. – si nous avions continué dans cette voie. Ce n’est pas que je ne respecte pas la Turquie, mais je sais bien que les questions géopolitiques et les pentes géo-idéologico-politiques dans lesquelles elle existe ne sont pas les nôtres. À cela s’ajoute le fait que les derniers élargissements ont été conduits trop rapidement. J’étais alors de ceux qui disaient : « approfondissons avant d’élargir ». Ce doit donc être une question qu’il nous faut traiter avec beaucoup de prudence.

François Bayrou – D’abord, il faut faire attention quand on parle de ruines. Cela supposerait que l’on peut repartir d’une page blanche et je ne suis pas sûr que ce soit ni possible ni à souhaiter.

J’ai toujours trouvé, malgré l’intérêt de beaucoup de mes amis pour cette idée, qu’il y avait une grande naïveté à imaginer la « fin de l’Histoire ». Je pense que la nature humaine est ne varietur. Entre les génies qui dessinaient sur les parois de la grotte Chauvet il y a trente-deux mille ans et nous, la différence de nature ne doit pas être très importante. Il y a, certes, une différence de technique, mais pas de nature. Je n’ai jamais cru que les démons endormis avaient disparu. Tout au plus sont-ils en sommeil.

Je pense que le nouvel ordre mondial exige une chose qui, pour l’instant, n’est absolument pas traitée : la nécessité d’avoir une réelle capacité d’action internationale sur les atrocités. Il faudrait définir celles-ci précisément. Pour moi, la mise en scène de l’horreur sur des femmes, des hommes et des enfants, la mise en scène de la destruction du patrimoine de l’humanité, l’affirmation en principe que l’ennemi est la liberté de pensée constituent le portrait-robot de ce qui est inacceptable pour le monde, pour la civilisation. Or, il est frappant que la communauté internationale n’a pas de capacité d’intervention suffisante, ni réellement existante, ni légitimée aux yeux des nations puisque tout le monde joue des droits de veto dans un sens et dans l’autre. Ce devrait être une urgence. De ce point de vue, l’Organisation des Nations unies (ONU) mérite d’être réinterrogée. Si la Charte a un sens, alors elle devrait apporter des réponses.

Vous savez que je plaide, même si je suis minoritaire, pour que sur les questions des réfugiés, on définisse, on mette en place et protège des zones-refuges larges. Évidemment, l’idée que des millions de personnes se retrouvent dans des sociétés déjà constituées est une idée généreuse, mais impossible. L’Allemagne a été un leader fort et a adressé un message très important au monde. Mais elle n’a tenu que six jours. Pour moi, cette capacité d’intervention, de réelle décision politique, est faible. Mais il me semble que cela doit se bâtir à partir des Nations unies telles qu’elles existent.

Notre chance est d’appartenir au cercle très fermé de ceux dont on considère qu’ils sont parmi les piliers de cet ordre international. C’est une chance qui nous a été apportée par l’Histoire et que nous ne devons évidemment pas abandonner. Raison pour laquelle je n’ai jamais été favorable à l’idée que la France abandonne son siège aux Nations unies au profit d’une institution plus large. Je pense, au contraire, que la France doit conserver ce siège et se fasse le porte-parole de ceux qui constituent avec elle un ensemble européen qui serait devenu efficace et reconnu par les citoyens. Ce qui n’est, à mon sens, pas impossible, mais dont on ne prend pas le chemin.

François Bayrou – C’est un débat émotionnel, qui a des éruptions liées à l’actualité. Pour autant, je ne suis pas partisan d’une approche plus « pondérée » ou « réaliste », parce que le danger est tel, même s’il a été ponctuel jusqu’à présent, que l’on ne doit pas désarmer. D’une certaine manière, le caractère sensationnel de la présentation aide à ce que l’on fasse attention.

François Bayrou – La diplomatie morale a trop souvent été la tentative d’imposer par d’autres voies une certaine vision occidentalo-centrée du monde. De ce point de vue, les États-Unis ont été à mon sens très imprudents et très utilitaires.

La diplomatie du cynisme est totalement désarmée, et je suis favorable à une diplomatie de vision. Comme je l’indiquais, celle de la France a justement un aspect universaliste. Et cette dimension a, à n’en pas douter, des aspects de ce que nous considérons comme la « morale universelle du genre humain », pour citer Jules Ferry. Encore une fois, la liberté de penser et de croire en son for intérieur – et non de porter atteinte aux autres au nom de ce que l’on croit –, d’adorer le dieu que l’on aime ou de récuser le dieu que les autres aiment sont des invariants de la civilisation humaniste. Cela va de pair avec la nécessité de respecter les gens avec qui l’on est en désaccord profond, pourvu que ce soit dans un espace de respect réciproque. Ces dimensions sont, pour moi, très importantes. Et c’est en ce sens qu’il y a un côté moral dans la vision que portent les grands ensembles politiques.


  • [1] NDLR : François Bayrou, Abus de pouvoir, Paris, Plon, 2009.