Septembre 2016
La fin de l’optimisme : la crise des émergents est-elle un phénomène global ? / Entretien avec Pierre Salama
Émergence(s)RIS N°103 – Automne 2016
Marc Verzeroli – L’émergence apparaît comme une notion assez floue, au contenu incertain. Comment la définissez-vous ? Cette catégorie est-elle réellement pertinente pour saisir les évolutions actuelles ?
Pierre Salama – L’émergence fait suite à d’autres expressions aussi floues. Jadis, on évoquait les « pays semi-industrialisés », puis les « nouveaux pays industrialisés ». Désormais, avec l’avènement de la Chine et de l’Inde, on utilise plutôt le concept d’émergence. Il s’agit de termes volontairement flous et passe-partout ; c’est peut-être aussi ce qui explique leur succès, puisque chacun peut y mettre ce qu’il désire.
Pour autant, il existe une définition. Ce qui caractérisait pendant de longues années certains pays du Sud – si je puis dire, car c’est là aussi un concept flou, dans la mesure où certains pays du Sud sont au Nord et inversement –, c’était un taux de croissance supérieur à celui des pays avancés, et donc un rattrapage entre les niveaux de développement. Certains, comme l’Inde et la Chine, partaient de très bas. Les grands latino-américains, comme le Mexique, le Brésil, l’Argentine voire le Chili, étaient davantage industrialisés et leurs taux de croissance, d’abord plus faibles, sont devenus pour la plupart supérieurs à ceux des pays avancés à partir des années 2000.
C’était donc une définition purement statistique, à laquelle il y déjà avait des exceptions. Par exemple, on avait coutume de dire que le Mexique était un pays émergent alors même que son taux de croissance était inférieur à celui des États-Unis jusqu’à 2014. Du point de vue strictement définitionnel, il n’était donc pas compris dans cette catégorie, mais comme le concept est élastique, il était considéré comme tel.
Aujourd’hui, l’expression est quasi obsolète. Le problème est que l’on n’en a pour le moment pas d’autre. En anglais, on dit désormais « divergent », mais la traduction française n’est pas correcte car les pays dits émergents, surtout latino-américains, connaissent soit un ralentissement très prononcé, comme la Colombie et le Chili, soit une crise économique déjà profonde, comme le Brésil et l’Argentine. Le retard s’accumule donc par rapport aux pays avancés, qui eux mêmes sont dans une tendance économique de stagnation séculaire, tout au moins pour nombre d’entre eux.
Outre la croissance, y a-t-il selon vous d’autres critères caractérisant l’émergence ?
Pierre Salama – Il n’y a aucun autre critère. C’est un bloc totalement hétérogène, ne serait-ce que parce que certains pays, que l’on a qualifié de BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), ont des politiques sociales, des modes et des taux de croissance totalement différents. Il y a trop d’hétérogénéité pour chercher autre chose que le « rattrapage » des niveaux de développement.
Ces pays ont assurément des trajectoires et des volontés différentes, voire divergentes. Y a-t-il, à l’inverse, un certain de nombre de convergences qui les caractérisent ?
Pierre Salama – À bien y réfléchir, aucune. Dans mon dernier livre [1], j’ai d’ailleurs avancé que les « économies toujours émergentes » l’étaient avec un point d’interrogation. Il y a bien sûr certains points qui les rassemblent, mais il y a surtout beaucoup d’hétérogénéité. Par exemple, l’alphabétisation n’est pas très élevée en Inde alors qu’elle est forte en Chine et au Brésil. Les infrastructures sont très bonnes en Chine, très faibles en Inde et insuffisantes, bien que meilleures, en Amérique latine. L’on pourrait aussi prendre les taux de scolarité, les politiques sociales – importantes bien qu’insuffisantes dans certains pays d’Amérique latine, encore à venir pour la Chine afin d’échapper au piège de la croissance soutenue par les exportations et l’investissement public.
Il est très intéressant de voir en quoi ces pays sont semblables et divergents. Souvent, deux, trois voire quatre pays se ressemblent et diffèrent des autres. Selon cette comparaison, on parvient à voir quels sont les problèmes de chacun et comment, peut-être, peuvent-ils apprendre des expériences des autres pour dépasser leurs propres difficultés.
Serait-il ainsi possible d’en établir une typologie ?
Pierre Salama – Je n’ai pas cherché à le faire, parce qu’une typologie est pour moi une photographie à un moment donné et sert plutôt à donner de l’imagination. Si je veux comprendre les problèmes du Brésil, je regarde du côté de la Chine, non pas pour la copier puisque ce sont deux pays complètement différents. Mais l’on peut, par exemple, apprendre au moins une chose de la Corée du Sud et de la Chine : il y a eu une politique industrielle importante, des entrepreneurs schumpétériens, appuyés massivement par l’État, tandis qu’en Amérique latine, les comportements sont de type rentiers, non schumpétériens, et les taux d’investissement très faibles, entre 18 et 20 % du produit intérieur brut (PIB), contre parfois plus de 40 % pour les pays asiatiques. En Asie, il y a des interventions de l’État, que ce soit au niveau des taux de change, des taux d’intérêt, des subventions, etc.
Il ne s’agit pas seulement de dire que l’État doit intervenir ou appuyer, l’on doit aussi comprendre qu’une politique industrielle peut donner lieu à des effets pervers, notamment en matière de clientélisme et aboutir exactement à l’inverse de ce qui est recherché. Par exemple, au Brésil, il y a eu une politique industrielle menée par une grande banque de développement en faveur des groupes les plus puissants, axée sur les bâtiments et travaux publics, d’un côté, et les matières premières, de l’autre. Elle ne visait pas à transformer, à réindustrialiser, ni à insérer le pays dans la division internationale du travail, comme ce fut par exemple le cas de la Corée du Sud.
Vu cette hétérogénéité, y a-t-il, dans le moment présent, une crise qui toucherait tous les émergents ? Ou s’agit-il de situations spécifiques propres à chaque pays sans que l’on puisse déterminer des éléments qui en feraient un phénomène global ?
Pierre Salama – Il y a tout de même un phénomène, qui n’est pas suffisant pour expliquer les crises : nous vivons dans une économie mondiale de plus en plus globalisée. Elle n’est pas totalement ouverte, mais souvent avec contrôle, notamment du côté de la Chine, où il y a une politique industrielle, un contrôle de l’État, des exigences, etc. Le poids de la Chine dans l’économie mondiale et la réduction de son taux de croissance expliquent le ralentissement de la croissance mondiale, tout simplement parce que dans une économie plus globalisée, les mécanismes de contagion sont plus importants. Ce ralentissement traduit donc de manière statistique le poids croissant de la Chine, et de manière économique les effets de contagion sur les autres économies. Mais il n’est pas de la responsabilité exclusive de la Chine. Aujourd’hui, les pays avancés connaissent non pas une crise, mais une tendance à la stagnation. Que les pays européens se félicitent d’avoir 1,2 ou 1,3 % de croissance en donne déjà la mesure, quand d’autres ne se satisfont pas de 6 ou 7 %.
À un niveau global interviennent des processus de relocalisation, de réindustrialisation dans certains pays, grâce à l’évolution des technologies, comme aux États-Unis. Là ou les « techniques de communication » avaient facilité la délocalisation, leur évolution permet désormais la réintégration dans les processus politiques nationaux. À côté de ce ralentissement de la croissance dans les pays avancés, il y a donc une évolution de la technologie qui permet de se réapproprier une partie des productions hier délocalisées. Et ce ralentissement pèse pour certains pays, puisqu’il est plus difficile de se faire des parts de marché quand la demande mondiale est plus faible.
Une fois dit cela, il faut analyser les facteurs nationaux, parce qu’il peut parfois y avoir un pays qui parvient à s’en sortir avec un taux de croissance élevé car il mange les parts des autres. Ce n’est plus tellement le cas aujourd’hui. Je crois, par exemple, que le ralentissement de la croissance en Chine a peu à voir avec celui qui a lieu en Amérique latine, où il n’a fait que précipiter un mouvement qui existait déjà. Or, selon les gouvernants latino-américains – sauf au Mexique où les matières premières ne sont pas suffisantes pour commercer de manière importante avec la Chine –, la situation s’explique justement par ce ralentissement chinois et la chute du cours des matières premières. Cela semble juste dans la mesure où il est vrai que si vous exportez moins, vous récoltez moins de bénéfices.
L’on observe cependant une chose très intéressante : pendant une dizaine d’années, il y a eu une évolution favorable du cours des matières premières qui a permis à certains pays d’Amérique latine d’échapper à ce qu’on appelait la « contrainte externe », mais aussi de pratiquer des politiques sociales, ce qui constituait une rupture par rapport aux années 1980-1990. Dans le même temps, ce régime de croissance dit de « reprimarisation », d’exportations plus soutenues de matières premières, a abouti à une destruction plus ou moins importante selon les pays, très importante pour le Mexique qui pourtant n’exportait pas de manières premières – en fait, le Mexique « exporte » des travailleurs dont les transferts permettent de boucler la balance des comptes courants –, du tissu industriel non compétitif destiné au marché interne, qui ne pouvait résister ni à l’Asie ni aux produits de haute technologie européens et américains. Le taux de rentabilité des grandes entreprises brésiliennes a, par exemple, chuté un an avant le cours des matières premières.
Dit autrement, la « maladie hollandaise », conséquence d’une rente qui arrive de l’extérieur et qui ne provient pas de l’exploitation du travail mais de l’évolution des prix sur les marchés financiers, a fait qu’il y a eu une déstructuration partielle du tissu industriel, résultat du manque de compétitivité. Il était beaucoup plus facile d’importer que de produire sur place, de spéculer sur les matières premières ou l’immobilier plutôt que de placer son argent dans l’industrie, si bien que ce processus a mené à une chute de la rentabilité. La chute des cours s’est ajoutée à la réapparition de la contrainte externe dans des économies déjà malades. À partir de 2013-2014, les taux de croissance ont profondément baissé dans ces grands pays exportateurs de matières premières, notamment l’Argentine et le Brésil, qui étaient proches de 0 % avant même la crise. La chute des matières premières a donc amplifié un processus déjà existant, comme une maladie souterraine précisément née de cette abondance de vices.
Cela interroge la pratique de l’économie par les gouvernements. De manière générale, de 2011 à 2013, ils ont choisi de profiter de l’argent qui rentrait, comme si cela allait durer, sans chercher à susciter de politiques industrielles cohérentes. À l’inverse, en Finlande, Nokia, née de l’industrie du bois, est devenue une entreprise de mobiles : les matières premières ont été utilisées en vue d’une insertion future dans la division internationale du travail. En Amérique latine, l’on a observé un déclin continu de l’industrie, une désindustrialisation précoce. La crise mondiale n’a fait qu’amplifier quelque chose qui était larvé, souterrain, qui venait précisément de la manière de s’insérer dans la division internationale du travail et de profiter du « boom » des matières premières.
Qu’en est-il pour l’Asie ?
Pierre Salama – Nous sommes face à des crises qui se manifestent de manières totalement différentes. L’on pourrait dire que le ralentissement chinois est dû au fait que les États-Unis achètent moins. Cela est probablement vrai, mais la crise vient surtout du fait qu’il y a désormais en Chine des inégalités comparables à celles observées en Amérique latine. Alors que le coefficient Gini y était d’environ 23 points sur une échelle de 0 à 100 à la fin années 1970, le pays « favorisant » un certain « partage de la misère », il atteint à présent 42,6 points, c’est-à-dire le niveau de l’Argentine. Du point de vue des inégalités sociales, la Chine s’est donc « latino-américanisée ». Mais dans un pays de près de 1,4 milliard d’habitants, si 30 % de la population vit très bien, cela représente déjà un marché très important, par exemple le premier de la voiture. La dimension absolue vient donc compenser les inégalités.
Tout cela n’est cependant pas suffisant : la manière de procéder à l’accélération de la croissance pendant des années pose d’énormes problèmes financiers, avec notamment des taux d’endettement comparables à ceux des États-Unis au moment des subprimes. Les produits financiers ne sont pas aussi sophistiqués mais le shadow banking s’est développé et certains considèrent, notamment Bloomberg et des agences assez sérieuses, qu’il pourrait y avoir un hard landing. Pour d’autres, comme le Financial Times, les chiffres de croissance donnés par la Chine sont clairement manipulés, et se situeraient davantage autour de 3-4 %. Il y a donc des problèmes réels, qui résultent de l’épuisement d’un ancien modèle, et qui peuvent se transformer en crise économique. Il est nécessaire de changer de modèle économique, de revenir vers le dynamisme du marché intérieur, de développer la consommation, quitte à mener une politique un peu plus sociale.
Je ne connais pas très bien la situation de l’Inde depuis l’arrivée du nouveau gouvernement, mais ce pays ne pouvait continuer à s’en sortir seulement par les services. La part de l’industrie dans le PIB est longtemps restée stagnante, à la différence de la Corée du Sud. L’Inde ne semble cependant pas très affectée, du moins pour le moment, par le ralentissement de l’économie mondiale.
Il ressort de ces exemples nationaux que l’on se trouve face à l’épuisement d’un modèle. Les pays émergents sont-ils à la fin d’un cycle ?
Pierre Salama – Ils font effectivement face à une fin de cycle. Cependant, l’on ne peut se placer uniquement au niveau économique. Certains cycles se traduisent en effet par le retour de la manière forte, par exemple en Chine, où la lutte contre la corruption fait actuellement ressurgir des éléments de la période maoïste. La ligne politique cherche ainsi à s’affermir en instrumentalisant la corruption pour dégager une politique plus cohérente, à un moment où il n’est plus possible de continuer comme avant.
En Amérique latine, c’est un début de catastrophe qui s’annonce. Certains évoquent même une nouvelle décennie perdue qui s’ouvre. Il y a quasiment partout une fin du cycle de gauche progressiste, ces politiques étant de plus en plus difficiles à mener et inacceptables pour les plus riches, car l’argent manque et que l’on est finalement dans un jeu à somme nulle lorsque l’on aide les pauvres au détriment des riches, alors qu’il était auparavant possible de multiplier les milliardaires tout en diminuant la pauvreté. Le tournant à droite est très net, notamment en Argentine et au Brésil depuis le « coup d’État légal » et la destitution d’une présidente légitime et élue. Il y a aussi des cas caricaturaux, comme le Venezuela, au bord de l’implosion. Et les politiques économiques redeviennent « à l’ancienne », ce qui constitue probablement une différence avec la Chine, qui est en train de s’installer dans les technologies nouvelles, la consommation, la robotisation. En Amérique latine, l’on revient quasiment à Friedrich Hayek, avec un bon package néolibéral. Le nouveau ministre brésilien de l’Économie a ainsi récemment déclaré qu’il fallait réduire les dépenses en matière de santé et d’éducation et revoir les retraites. Cela témoigne de peu de génie : il n’y a rien sur l’industrie et, finalement, pas de projet, au-delà d’une comptabilité qui ne porte jamais sur la finance, mais toujours sur les plus pauvres.
Outre la question des inégalités, ces pays ont-ils des défis à relever qui soient communs ?
Pierre Salama – En Corée du Sud, elles n’ont augmenté qu’à la marge. Comparé aux pays latino-américains ou à la Chine, le niveau y est tout compte fait modéré. Et pourtant, le pays a une croissance importante et soutenue. À partir de là, on peut se demander s’il est possible de résoudre le problème des inégalités par le type d’emplois offerts. Si un pays décide de s’insérer positivement dans la division internationale du travail, alors il favorise les industries de haute technologie, qui nécessitent une main-d’œuvre formée. Il n’y a alors plus de problèmes d’offre et de demande dissonantes, qui conduisent, au moins dans le monde salarial, à une accentuation des inégalités. Ce sont des choses intimement liées, au-delà des mesures sociales destinées à freiner l’augmentation des inégalités ou encore celles prises contre le poids croissant de la finance. Dans le monde salarial, le taux d’inégalité entre les salaires dépend réellement de la manière de s’insérer dans la division internationale.
Ensuite, le défi consiste à savoir comment se situer par rapport à la globalisation. En tant qu’enseignant en économie, j’ai présenté des années durant la théorie pure du commerce international, qui oppose autarcie et libre-échange. D’un côté, l’autarcie correspond à la fermeture et à la cité de Platon – et non au protectionnisme. De l’autre, le libre-échange correspond à une ouverture totale. Or au-delà de ces deux cas extrêmes, chéris par la théorie pure du commerce international, le problème réside dans toutes les étapes intermédiaires qui s’appellent « protectionnisme ». Par ailleurs, le protectionnisme évolue évidemment et se situe aujourd’hui davantage au niveau des normes que des droits de douanes. L’analyse pertinente porte non pas les avantages-désavantages comparés entre les deux extrêmes, mais sur comment pratiquer l’ouverture.
Dani Rodrik l’a bien compris dans ses premiers travaux en comparant la Corée du Sud et Taiwan d’un côté, et le Chili et la Turquie de l’autre : contrairement à ce que mettait en avant la Banque mondiale, ce n’est pas l’essor des exportations mais bien au contraire une politique de l’État qui a permis des investissements lourds impliquant des importations massives de biens d’équipement, qui ont ensuite permis d’exporter. C’est une manière de positionner le problème de manière totalement différente.
Il faut donc se retirer de la tête ces fameux modèles extrémistes « autarcie versus libre-échange », et plutôt se positionner sur l’évolution du protectionnisme et sur comment le manier. Nous sommes dans un moment où il faut repenser notre positionnement par rapport à la globalisation, et cela vaut aussi pour l’Europe.
En tant que président de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED), Rubens Ricupero s’étonnait que les pays latino-américains voulaient tout ouvrir, alors que les asiatiques voulaient ouvrir tout en mettant un « portier », contrôlant cette ouverture. Selon lui, ce portier était celui qui tient la porte plus ou moins ouverte ou fermée, qui n’est pas contre l’ouverture mais qui la contrôle, et qui pourra maîtriser la porte s’il y a des vents contraires, qui par ailleurs viennent avec fracas si on la laisse complètement ouverte. Les Coréens comme les Taïwanais ont justement pratiqué ce type d’ouverture. Je crois que c’est ce sur quoi nous devrions travailler davantage.
Comment la situation des émergents impacte la situation internationale ? Quels liens peut-on établir avec la crise qui frappe les économies avancées ? Comment s’alimentent-elles réciproquement ?
Pierre Salama – Encore une fois, la réponse doit être plurielle. Il est évident que si la crise persiste au Brésil, ce qui est malheureusement probable – encore qu’il y aura peut-être une sortie en 2017, mais cette chance ne sera peut-être pas saisie vue la politique économique actuelle –, et si les pays latino-américains entrent en crise de manière générale, il y aura moins de débouchés. Si au chaos économique s’ajoute un chaos politique, les investisseurs vont également prendre peur.
Concernant la Chine, et plus généralement les pays asiatiques, la situation est un peu différente. On ne peut raisonner seulement en termes économiques. Les Chinois et les Indiens sont dans une perspective où ils comptent sur leurs propres forces pour imposer leur point de vue dans les négociations bilatérales. Il est impossible de pénétrer ces marchés en ne faisant que de l’export. Il faut des joint-ventures, dans lesquelles ces pays réclament de plus en plus des brevets, en quelque sorte pour récupérer légalement la technologie des autres. En Chine, les tribunaux statuent généralement en faveur des Chinois s’il y a un vol des technologies. À tel point que de nombreuses entreprises européennes craignent de porter plainte pour fraude de propriété privée contre les différentes entreprises chinoises, tout simplement parce qu’elles ont peur des mesures de rétorsion du gouvernement chinois, qui a un pouvoir discrétionnaire lui permettant d’accumuler les mesures administratives pour bloquer la pénétration du marché national, comme il l’a fait avec Danone. La plupart du temps, l’entreprise recule et ne porte pas plainte, comme Volkswagen. Mais à mesure que les Chinois vont exporter davantage de produits sophistiqués vers les pays européens, il est probable que des mesures de rétorsion soient prises à leur encontre.
Il ne s’agit donc pas seulement d’un problème de taux de croissance du marché intérieur chinois, mais plutôt du rapport de forces vis-à-vis du gouvernement pour savoir ce qu’il adviendra des droits de propriété. Jusqu’où cet arbitrage, où certains acceptent de se faire voler parce qu’ils gagnent par ailleurs, tiendra-t-il ? C’est une situation difficile à traiter puisque les intérêts des grandes multinationales sont divergents, et qu’elles se moquent aujourd’hui complètement des positions de leur propre gouvernement. La situation risque de confiner au baroque. Tout va dépendre de l’hypothétique hard landing chinois. Dans ce cas, les Volkswagen et autres vont voir chuter leurs profits de manière telle qu’elles devront prendre des mesures structurelles, et non plus seulement s’adapter à la conjoncture.
La crise politico-économique que traverse le Brésil est-elle le symptôme de la réversibilité de l’émergence ?
Pierre Salama – C’est évident en ce moment. Le taux de croissance du PIB en 2015 était estimé à -3,85 %. Pour cette année, il devrait se situer dans le même ordre de grandeur. L’an prochain, si tout va bien et si les mesures d’austérités prévues n’ont pas d’effets négatifs, il devrait monter à 1 %, soit quasiment 0 % pour le PIB par habitant. Nous ne sommes donc plus dans l’émergence.
C’est pourquoi je pense que le terme « émergent » est devenu obsolète, même s’il peut encore être conservé dans sa généralité pour quelques pays asiatiques. Il a perdu son sens, l’on ne sait plus trop ce que cela peut signifier. On rentre depuis trois-quatre ans dans une décennie perdue et malgré la tendance à la stagnation des pays avancés, les écarts vont aller en grandissant.
L’on pourrait aussi tirer des conclusions sur l’Afrique, dont je ne suis pas spécialiste. Elle pariait également sur le « boom » des matières premières pour se réindustrialiser ; ce n’est plus du tout le cas aujourd’hui. Elle va se retrouver dans une situation à peu près analogue si les cours continuent à chuter, bien que certains soient en train de remonter.
À l’inverse, d’autres ont-il pris les mesures nécessaires à la « concrétisation » de leur émergence ?
Pierre Salama – La Chine, Taiwan, Singapour, les Tigres et les Dragons asiatiques nous enseignent qu’il n’y a pas d’inexorabilité à la désindustrialisation. Il est possible d’avoir des politiques agressives malgré la multiplication des normes et règlementations au niveau du commerce international, c’est-à-dire de se situer de manière active par rapport à la globalisation.
Quand l’investissement vient surtout de la rente et que celle-ci ne cesse de grossir, cela permet la corruption. Celle-ci est alors une manière de redistribuer la rente, et cela ne semble poser problème à personne tant qu’elle continue d’augmenter. C’est une manière de résoudre un certain nombre de conflits d’intérêts. Les pays latino-américains, par exemple, avaient une base corruptive assez importante. Cette corruption est ensuite devenue structurelle et au moment où les rentes ont commencé à baisser et que la crise s’est développée, elle s’est trouvée politiquement insoutenable et éthiquement rejetable. C’est notamment le cas des montagnes d’argent de la corruption passées par Petrobras, qui est liée à une rente, à la différence près qu’il s’agit aussi d’une industrie pétrolière qui a joué un rôle important au niveau de la production des technologies nouvelles. Mais les perspectives de profit et tous les grands projets ont facilité cette augmentation démentielle de la corruption. Dès lors que vous travaillez sur des produits de rente, que vous fondez votre richesse là-dessus, il y a une difficulté à passer à des produits du travail, pour des raisons de renouvellement du taux de produits mais aussi à cause de la corruption. La corruption fait qu’il n’y a pas d’intérêt à changer les règles du jeu tant qu’il est possible de profiter de l’argent, de faire du clientélisme, de se faire réélire, de s’enrichir, etc.
Comment interprétez-vous les « constructions » d’émergents autour de labels, comme les BRICS ? Ne s’agit-il pas de constructions relatives, dont l’usage serait essentiellement discursif ? Quel est, par exemple, le poids réel et agrégé des BRICS dans les négociations commerciales internationales, notamment à l’OMC ?
Pierre Salama – Il y a un usage discursif évident. Il y a aussi des comportements de free riders : le Brésil, l’Afrique du Sud ou la Russie bénéficiaient, dans une certaine mesure, de l’aura de la Chine et de l’Inde et de leurs forts taux de croissance, comme s’ils avaient les mêmes.
Mais il y a plus, car cela participe au bouleversement du rapport de forces au sein de l’économie mondiale, hier largement dominée par les pays avancés, surtout les États-Unis. Au sein de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT), il était très difficile de protester pour les pays en voie de développement. Par exemple, les Américains usaient de subventions scandaleuses du point de vue des intérêts du Mali, qui ne pouvait plus produire de coton. Mener de telles batailles coûtait alors trop cher. Le rassemblement de pays, notamment autour de la Chine, a fait qu’il y a eu un recul de la part des États-Unis. À l’OMC, on ne peut pas faire comme dans le GATT au temps jadis : des négociations sont menées avec des partenaires dont les asymétries sont moins fortes. Tout cela va donc bien au-delà de l’aspect discursif.
Il y a également la tentative, clairement amorcée, de constitution d’une banque alternative à la Banque mondiale, selon d’autres intérêts. C’est un paramètre assez nouveau, auquel les États-Unis ont répondu par le traité transpacifique pour tenter d’encercler les Chinois. Beaucoup de pays ont signé ce traité mais, malheureusement pour les Américains, ils ont mis un œuf dans chaque panier et sont aussi allés du côté des Chinois. Ces rassemblements entre des pays tellement différents contribuent donc à modifier les rapports de forces.
Il ne faut toutefois pas considérer qu’ils sont homogènes ; les intérêts sont aussi très divergents. Par exemple, le grand problème des pays latino-américains est de gérer la relation avec les Chinois, qu’ils ont acceptée pour mieux négocier avec les Américains, mais qui deviennent à leur sens trop envahissants. Exportant peu et important beaucoup, le Mexique a ainsi détruit son industrie : pour un dollar qu’il exporte vers la Chine, il en importe dix. Nombre de pays qui exportaient des matières premières – l’Argentine jusqu’à la dévaluation du temps de Cristina Kirchner – commencent à avoir une balance commerciale négative avec la Chine. Des problèmes vont donc se poser.
Propos recueillis par Marc Verzeroli, le 27 mai 2016.
- [1] NDLR : Des pays toujours émergents ?, Paris, La Documentation française, Doc’ en poche – Place au débat, 2014.