La définition de l’intérêt national en France / Par Patrice Sartre

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  • Patrice Sartre

    Patrice Sartre

    Ancien officier d’infanterie de marine qui a notamment servi au Niger, en Côte d’Ivoire, à Djibouti, en Centrafrique, au Zaïre, en ex-Yougoslavie et au Rwanda. Il a également été chef de la mission militaire française auprès du Conseil de sécurité des Nations unies.

« Les lois sont comme les saucisses, il vaut mieux ne pas être là quand elles sont préparées »

Otto von Bismarck

L’étude qui a conduit au bref papier qui suit vise non pas à décrire l’intérêt national de la France, mais plutôt à cerner comment elle le définit et le formalise, accessoirement comment elle le prend en compte dans ses décisions. Dans un pays qui se voit rationnel et persiste à être jacobin, l’on s’attendait à exhiber une machine perfectionnée de définition et d’organisation d’un intérêt national irréfutablement calculé. Or, il est apparu que si les intérêts de ce pays sont fréquemment invoqués dans sa littérature et ses manifestes politiques, ils y sont rarement décrits, et que c’est avec difficulté que l’on trouve des instances qui se prévalent de les définir explicitement. Notre recherche reviendra donc à tenter d’exhiber le subconscient collectif qui intègre les intérêts de la Nation dans ses décisions, en matière de politique internationale, de sécurité et de défense, et nous débuterons cette généalogie par ses cavernes historiques et géographiques.

La géographie refoulée

S’il existe des intérêts génériques, valables pour tous les pays, comme l’indépendance nationale, l’intégrité du territoire ou l’exercice de la souveraineté, ils s’incarnent pour chaque nation dans des exigences géographiques spécifiques, autant physiques qu’humaines. Certaines nations ont donné à leur intérêt national une silhouette allant jusqu’à la caricature, maritime par exemple pour l’Angleterre qui en a déduit une politique cyniquement réaliste, ou encore continentale pour l’Allemagne, qui en a parfois tiré des stratégies tragiquement suicidaires.

La position géographiquement équilibrée de la France l’ouvre largement sur les espaces maritimes mais l’adosse également solidement au continent, où elle a longtemps pu, grâce à ses ressources agricoles, tergiverser entre des intérêts en constante hésitation : se tourner vers la mer ou vers la terre ? alliance anglaise ou allemande ? colonies ou ligne bleue des Vosges ?

La France s’est même construit des réalités géographiques chimériques, pour en déduire des intérêts stratégiques illusoires, comme ce « second domaine maritime mondial » fabriqué par son histoire et sa diplomatie, sans avoir su – ni même voulu – lui donner les moyens militaires de le protéger. En réalité, si sa géographie contribue bien entendu à l’identité de la France, c’est sur son histoire qu’elle fonde l’intuition de ses intérêts.

L’histoire vénérée

De cette histoire, la France a surtout été marquée par ses phases épiques qui ont fondé ce qu’elle pense être son identité et croît être ses intérêts. Plutôt que par la patiente construction capétienne, faite d’avarice, de rouerie et d’opiniâtreté, le pays reste fasciné par le faste dépensier, en hommes comme en or, d’un « Roi-Soleil ». Du bouleversement révolutionnaire, il a certes retenu les droits de l’homme, mais il vénère un caporal-empereur qui a noyé ces valeurs dans le sang et les a englouties dans le désastre. Encore aujourd’hui, chaque campagne électorale voit les plus « sérieux » des candidats, à droite comme à gauche, se réclamer plus ou moins explicitement de l’héritage gaulliste de grandeur et d’autorité. Ainsi, les fondements de l’intérêt national en France ne sont pas déduits de sa géographie mais hérités de son histoire : gloire, rang et droits de l’homme.

Après le sommet de sa puissance à la fin du XVIIe siècle, la France a entamé son retour dans le rang dès la guerre de Sept Ans. L’épopée napoléonienne, l’aventure coloniale et l’issue heureuse de la Première Guerre mondiale lui ont dissimulé cette lente rétrogradation, et le désastre de la Seconde Guerre a été dénié derrière la geste de la France libre. Il faudra attendre les échecs postcoloniaux pour la faire douter, mais ce sont les effets de la mondialisation qui la ramènent aujourd’hui à la réalité d’une puissance moyenne. Attaquée dans tous les domaines dont elle croyait faire sa puissance – militaire, culturelle, agricole, scientifique –, elle voit son opinion comme ses gouvernants désemparés pour définir ce qui doit être retenu comme son intérêt essentiel, réticents à renoncer aux critères du mythe historique pour se plier à ceux du réel. D’autant que dans cette évaluation, le pays n’est pas poussé au réalisme par sa Constitution, avant tout inspirée par le rêve de grandeur et animée par un souci d’organisation des institutions plutôt que de gestion des intérêts du pays.

Des institutions peu structurées par la recherche de l’intérêt national

La Constitution de 1958 ignore en effet la notion d’intérêt national, expression qui n’apparaît qu’incidemment à l’article 72. Certes, on peut estimer que dans son titre I (« De la souveraineté »), les articles 2 et 3 définissent des biens qui peuvent être considérés comme des intérêts essentiels de la Nation – la langue, le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple, l’égalité politique des hommes et des femmes notamment –, tandis que le préambule de la Constitution de 1946 proclame aussi quelques principes politiques qui peuvent être regardés comme des éléments de l’intérêt national. Mais ces biens, outre qu’ils sont idéaux, n’en sont que des éléments domestiques. Or, c’est surtout au regard des menaces et opportunités extérieures que doivent être définis les intérêts nationaux.

Dans l’article 5 de la Constitution, le président de la République se voit attribuer la charge de la garantie de « l’indépendance nationale, de l’intégrité du territoire […] » (articles 5 et 16). Il s’agit bien là d’intérêts qui lui sont confiés, mais d’un caractère trop générique pour contribuer au débat. On s’attendrait à ce que le « gouvernement [qui] détermine et conduit la politique de la nation », ce dont « il est responsable devant le Parlement » (art. 20), se voit assigner, dans cette conduite, la garde d’intérêts nationaux plus concrets, mais rien n’en est dit. De même pourrait-on penser que le contrôle parlementaire vise à maintenir la politique gouvernementale dans la préservation de ces intérêts, mais là encore, le texte est muet. Le singulier partage qu’établissent les articles 34 et 37 entre la loi et le règlement, purement taxinomique, ne fait en rien référence aux intérêts nationaux.

On est là bien loin de la Constitution des États-Unis, dont ce sont au contraire les tout premiers mots qui prescrivent les intérêts confiés aux institutions qu’elle met en place : « We the People of the United States, in Order to form a more perfect Union, establish Justice, insure domestic Tranquility, provide for the common defence, promote the general Welfare, and secure the Blessings of Liberty to ourselves and our Posterity, do ordain and establish this Constitution ». En outre l’alinéa 8 de l’article I, qui fixe les pouvoirs du Congrès, au lieu du catalogue de l’article 34 de la Constitution française, prend soin de décrire ces pouvoirs sous la forme des intérêts qu’il confie aux représentants du peuple de l’Union. En fait, alors que la Constitution américaine oriente les institutions qu’elle installe vers la satisfaction des intérêts nationaux, la Constitution française se préoccupe principalement de leur faire respecter leurs domaines respectifs, visant ainsi à prévenir les désordres de la IVe République. La conséquence est que les institutions du pays, lorsqu’elles conduisent la politique de la France, lorsqu’elles décident au nom de la France, ne sont pas incitées à se justifier au nom d’un intérêt national qu’elles n’ont de ce fait besoin ni de définir ni même de rappeler.

La discrétion des livres blancs

Un des exemples les plus frappants de cette réticence française à fonder ses décisions sur des intérêts explicités est à trouver dans les livres blancs sur la défense publiés depuis cinquante ans. Tous les quatre (1972, 1994, 2008 et 2013) invoquent les intérêts de la France, certains ad nauseum comme celui de 2013 – près de 70 fois –, mais seul le deuxième les définit, et encore très brièvement. Il serait bien entendu injuste de prétendre que les quatre livres blancs n’ont pas pris implicitement en compte, dans leurs propositions, des intérêts qui transparaissent, parfois clairement, des objectifs proclamés. Mais, ayant chacun décrit les évolutions du contexte stratégique de leur temps, ils ont estimé pouvoir en déduire directement la stratégie que nécessitait ce contexte, sans avoir à expliciter les intérêts qu’elle protégerait. Pour justifier par exemple le regroupement de la défense et de la sécurité du pays, le Livre blanc de 2008 décrit des menaces nouvelles, mais se contente de sous-entendre qu’elles pèsent sur des intérêts inchangés, qu’il ne prend pas soin de rappeler.

Seul le Livre blanc de 1994 est acculé à décrire sommairement les intérêts nationaux, car la sortie de la guerre froide a désorienté les décideurs : « Pour la première fois de son histoire, la France ne connaît plus de menace militaire directe à proximité de ses frontières ». Cette phrase qui ouvre son premier chapitre introduit le besoin, pour conserver sa légitimité à un système de défense, d’un effort de justification par retour aux intérêts du pays. Mais leur définition se limite en fait à leur hiérarchisation. Dans le chapitre « Défendre les intérêts de la France », après les avoir déclarés immatériels autant que patrimoniaux et les avoir tous proclamés indissociables de ceux de ses voisins et partenaires, il en propose trois catégories, qu’il se garde de détailler :

  • Les intérêts vitaux : « L’intégrité du territoire national, comprenant la métropole et les départements et territoires d’outre-mer, de ses approches aériennes et maritimes, le libre exercice de notre souveraineté et la protection de la population […]. Mais il convient d’éviter d’en donner une définition trop précise, afin de préserver la liberté d’appréciation et d’action des autorités de l’État ».
  • Les intérêts stratégiques : « La frontière entre les intérêts vitaux et les intérêts stratégiques de la France n’a pas à être précisée par avance. […] [et la] délimitation de cette frontière relève des autorités politiques du pays, dont la liberté d’appréciation doit rester entière. Cependant, nos intérêts stratégiques résident, pour l’essentiel […] dans le maintien de la paix sur le continent européen et dans les zones qui le bordent à l’Est et au Sud, […], dans les espaces essentiels à l’activité économique du pays et à la liberté des échanges et des communications ».
  • Les responsabilités internationales et le rang de la France dans le monde : des intérêts « résultent de ses obligations de membre permanent du Conseil de sécurité, de son histoire, de sa vocation particulière ». Cette énigmatique « vocation particulière », Manifest Destiny à la française, légitime toute invocation ultérieure d’un intérêt national implicite, préservant une totale liberté d’action du décideur dans des domaines aussi larges que mystérieux.

Alors que les livres blancs français de 2008 et 2013 n’éprouvent pas le besoin de rappeler ces intérêts, la National Security Strategy américaine de 2015 prend, au contraire, soin de relire les éléments de l’intérêt national qu’avait énoncé le document de 2010, comme tous les précédents. Son développement adopte, en outre, une rédaction qui associe étroitement les intérêts, les objectifs et les actions dans les domaines de la sécurité, de la prospérité économique, des valeurs et de l’ordre international. Au centre de cette rédaction se trouve le leadership américain, à la fois intérêt à protéger, objectif à atteindre et moyen privilégié d’action.

La définition de l’intérêt national, obstacle à la liberté d’action ?

Alors que les livres blancs français de 2008 et 2013 n’éprouvent pas le besoin de rappeler ces intérêts, la National Security Strategy américaine de 2015 prend, au contraire, soin de relire les éléments de l’intérêt national qu’avait énoncé le document de 2010, comme tous les précédents. Son développement adopte, en outre, une rédaction qui associe étroitement les intérêts, les objectifs et les actions dans les domaines de la sécurité, de la prospérité économique, des valeurs et de l’ordre international. Au centre de cette rédaction se trouve le leadership américain, à la fois intérêt à protéger, objectif à atteindre et moyen privilégié d’action.

Est-ce la pertinence de la description de l’intérêt national de 1994 qui a permis aux deux livres blancs suivants de l’invoquer abondamment sans prendre la peine de l’énoncer à nouveau ? En partie, sans doute. Mais cette discrétion est surtout le fruit d’une réticence que l’on perçoit dès le texte de 1994 : plus on décrit ses intérêts, plus on limite sa liberté d’action. Ce mutisme est un dogme en matière de dissuasion : le pays qui désigne sa « ligne rouge » est acculé, si l’adversaire la franchit tout de même, soit à employer l’arme, soit à reconnaître l’échec de sa dissuasion. Pour diminuer ce risque, il peut tracer sa ligne rouge très profondément à l’intérieur de ses intérêts vitaux, mais c’est alors reconnaître que sa dissuasion en laisse une large part sans couverture. Le plus prudent est donc de taire les intérêts que protège la dissuasion.

Ce qui est un dogme de la dissuasion n’est pas loin d’être une discipline d’ensemble de la politique extérieure et de défense du pays, une règle de préservation de sa liberté d’action. Discipline de politique étrangère d’abord, puisque ce silence permet, lorsqu’il apparaît nécessaire de changer de stratégie, de se limiter à invoquer les circonstances, sans avoir à démentir ou confirmer la stabilité d’intérêts que l’on n’a pas décrits. Discipline de politique intérieure surtout, parce que l’affichage des intérêts suscite toujours un débat national sur leur légitimité et sur leur opportunité, autre entrave à la liberté d’action. Malheureusement, dès lors que l’on n’est plus tenu de décrire ses intérêts, la tentation est grande de ne même plus les définir, et ce jusqu’au point d’en perdre conscience.

Les valeurs plus volontiers que l’intérêt

Pourtant, il faut décider, tous les jours, sous la pression de la nécessité, qui va alors faire apparaître des menaces sur les intérêts que l’on s’était abstenu de formuler. Plutôt que de justifier son action par un intérêt national qu’il faudrait soudain exposer au jugement public, le décideur français préfère le remplacer – ou le masquer – par des obligations qu’il prétend remplir au nom de valeurs qu’il affirme défendre.

Cette motivation des décideurs par des intérêts habillés en obligations n’est pas nouvelle. Le discours de Jules Ferry du 28 juillet 1885 en est un exemple célèbre : « Je répète qu’il y a pour les races supérieures un droit parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures […] ». Cette proclamation est frappante par le contraste entre la rupture et la continuité qu’elle associe. Incontestable rupture en ce que nous n’osons plus, heureusement, prétendre qu’il existerait des races supérieures à d’autres. Stupéfiante continuité en revanche, en ce que la justification de nos opérations extérieures continue à fonctionner comme en 1885 : nos devoirs – humanitaires – produisent nos droits – d’ingérence –… qui dissimulent nos intérêts.

Ainsi dans le Livre blanc de 1994 (titre I-2-1, « Défendre les intérêts de la France ») : les « responsabilités internationales [de la France] résultent de ses obligations de membre permanent du Conseil de sécurité, de son histoire, de sa vocation particulière. Membre permanent du Conseil de sécurité, elle doit contribuer activement, sans doute plus que d’autres, au maintien de la paix dans le monde et au respect du droit international. Attachée aux valeurs de la démocratie, la France a d’autant plus pour ambition de les promouvoir et, lorsque nécessaire, de les défendre, qu’elles constituent à ses yeux une garantie de la stabilité et de la sécurité internationale ». La dernière phrase est révélatrice : invoquer nos valeurs nous permet de protéger nos intérêts sans avoir à les décrire.

Intérêts particuliers, intérêt national et décision

Il n’existe donc pas en France de processus top-down de définition de l’intérêt national. Il est pourtant clair que des intérêts moins généraux concourent aux décisions nationales. Des mécanismes bottom-up avouables fédèrent-ils, dès lors, ces intérêts particuliers en un intérêt national légitime ?

Certains lecteurs souriraient, entre autres les spécialistes d’aéronautique militaire, s’ils lisaient ici que les intérêts privés n’ont aucun rôle dans la décision politique française. Pourtant, leur influence est globalement faible, du fait d’une porosité entre monde politique et monde des affaires plus ténue dans notre pays que dans bien d’autres parmi les plus grands, les plus démocratiques ou les plus vertueux.

La place des groupes de pression dans la décision nationale est moins anodine. Elle prend des formes diverses, la plus évidente étant la presse, mais la plus efficace étant sans doute le relais des think tanks et des études produites ou commandées par les différentes démarches de réflexion du législatif comme de l’exécutif. Les cellules de « prospective » ou de « stratégie » des différents ministères démultiplient leur réflexion propre en finançant des études à des centres de recherche ou de réflexion. De même les rapports, parfois remarquables, produits par les deux assemblées se nourrissent, comme les think tanks, d’intérêts qu’entreprises et autres groupes de pression ne se privent pas de faire valoir. Pris en compte par des propositions généralement pertinentes, ces intérêts ne transitent que rarement par une étape de réflexion formalisée, qui leur désignerait leur place au sein d’un intérêt national explicite.

Si la France n’a pas la spécialité de ce type d’influence des groupes de pression, elle dispose – ou souffre – au contraire d’une spécificité dans le rôle de son administration dans la définition de ses intérêts. Tous les pays doivent, certes, intégrer dans leur décision l’influence de leurs plus puissants corps d’État. Dans certains d’entre eux, comme les États-Unis, ces fonctionnaires encombrants se limitent aux militaires. Dans d’autres, il faut ajouter la police, la diplomatie ou la magistrature. La France a la spécificité, il est vrai en déclin, de disposer d’un « grand corps » dans presque chaque domaine de la vie de la Nation, et la décision politique est préparée par leur rivalité autant que par un besoin national qu’ils estiment chacun incarner. Ainsi, en dehors de leur incontestable compétence, le poids et la rivalité du corps des diplomates et de celui des militaires dans les actions extérieures ou encore l’autorité de celui des ingénieurs des mines dans la dissuasion nucléaire sont, à ce titre, décisifs.

Enfin, est en train de s’épanouir en France comme ailleurs en Occident, un protagoniste puissant de la décision démocratique : la société civile, paravent mélioratif du monde des organisations non gouvernementales (ONG) qui prétendent la représenter. Or, les motivations des ONG doivent peu à l’intérêt national, quand elles n’y sont pas hostiles, animées par des motivations et des moyens transnationaux, par la défense d’idéaux plus que d’intérêts. La place de l’intérêt national dans les décisions qu’elles suscitent en est d’autant affaiblie.

Ainsi intérêts privés, intérêts collectifs, intérêts des corps administratifs et idéaux sociaux se conjuguent pour participer à la décision politique sans passer par une intégration dans un intérêt national qui n’existe nulle part, dans aucun texte, tout au plus dans le cerveau plus ou moins éclairé et réaliste des hommes politiques de l’instant de la décision. On peut ainsi dire qu’en France, le processus de décision laisse sans doute leur place aux intérêts particuliers, mais sans qu’ils contribuent à la construction – ni à la critique – d’un intérêt national commun, explicite, reconnu et opposable.

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On peut douter que ce soit par intérêt national que notre pays soit intervenu au Rwanda, en Afghanistan, en Libye, en Centrafrique. Au Mali, la France a agi sous le coup d’une urgence sécuritaire avérée, mais si sa politique au Sahel était réellement régie par un intérêt national assumé, aurait-elle préalablement disloqué la Libye ? Il faut en fait en revenir à l’histoire, contre la géographie. L’intérêt de la France a longtemps été dicté par un songe, né de son histoire, qui l’a distraite d’être intéressée. Tant qu’elle a tenu dans le monde une place démographique, économique et culturelle qui tolérait de confortables marges d’erreurs, elle a pu poursuivre ce songe. Depuis que la mondialisation l’a ramenée à la réalité de moins de 1 % de la population du monde et de moins de 3 % de sa richesse, une politique méprisant ses intérêts rencontre des obstacles grandissants.

Dans les instances internationales ou européennes, la France ne souffre certes pas d’une réputation de timidité dans ses décisions, dans ses déclarations ou ses prises de position. Elle est, au contraire, souvent critiquée pour faire cavalier seul, ce qui peut être interprété comme de l’arrogance ou comme la défense égoïste de ses intérêts. Pourtant, au terme de cette réflexion il semble que, s’il arrive peut-être trop souvent à notre pays de parler ou d’agir seul, cette attitude n’est pas à comprendre comme la protection mûrement réfléchie d’un intérêt national calculé. C’est plus souvent la mise en péril d’intérêts immédiats, dont la vulnérabilité n’avait pas été anticipée, qui la contraint à une décision qui n’a plus le temps de s’insérer dans une action collective. Et c’est par une réticence plus pudique qu’égoïste qu’elle hésite à discuter avec ses partenaires européens en termes d’intérêts, qu’elle aurait pourtant avantage à afficher pour les partager, et ainsi les préserver.