Mars 2018
« La décentralisation de la politique énergétique doit devenir une réalité pour lutter contre le changement climatique » / Entretien avec Claire Roumet
Agir pour le climat : arènes, enjeux, pouvoirsRIS 109 - Printemps 2018
Bastien Alex et Marc Verzeroli – Comment percevez-vous le processus d’appropriation de l’objet « changement climatique » par les acteurs des relations internationales ? Par exemple, à quel moment le changement climatique a-t-il commencé à devenir structurant dans les politiques de la ville ? Comment ce processus s’est-il diffusé au niveau des acteurs de la société civile ayant une compétence en la matière ?
Claire Roumet – Je pense qu’il y a deux drivers. Le premier est que parmi les solutions pour lutter aujourd’hui contre le changement climatique, l’action se fait principalement au niveau local. Jusqu’à présent, nous avions des systèmes ultra-centralisés ; ce n’est plus le cas désormais. S’il y a une solution au changement climatique, elle réside dans la décentralisation d’une grande partie des systèmes économiques et, surtout, des systèmes énergétiques.
Un premier point est donc que les solutions de lutte contre le changement climatique sont désormais très bien identifiées, ce qui n’était pas forcément le cas auparavant, et que cela s’opère selon un processus de décentralisation. Il s’agit de rendre les pouvoirs au niveau local là où il est possible de le faire, pour organiser les systèmes économiques et énergétiques de façon différente, afin qu’ils puissent avoir un impact moindre sur les ressources et ainsi réduire les émissions de gaz à effet de serre.
Une seconde raison est que le changement climatique a aujourd’hui un impact réel sur les villes. Certaines s’en rendent compte, d’autres moins : par exemple, on ne ressent pas particulièrement le changement climatique à Bruxelles, alors que c’est une réalité quotidienne à Séville. Les maires sont confrontés à des intempéries et autres catastrophes, à des hivers plus difficiles, et doivent gérer concrètement le changement climatique. Ce qui restait assez théorique – et qui peut encore l’être en certains endroits – ne peut désormais plus être ignoré. Typiquement, le maire de Figueras, à côté de Barcelone, disposait en 2015 d’un budget pour lutter contre la précarité énergétique. Or il y a eu cette même année une crue d’une ampleur inédite, qui a complètement détruit l’artère principale de la ville et entraîné des travaux qui ont coûté trois fois le montant de ce budget. Pour un maire, ces situations sont donc extrêmement concrètes.
Diriez-vous donc que cette perception est récente ? Qu’en est-il par exemple d’Energy Cities ?
Claire Roumet – Je pense que les conférences des parties (COP) et les négociations climatiques en général apparaissaient auparavant comme quelque peu hors-sol. Energy Cities n’a participé pour la première fois aux négociations sur le changement climatique qu’à l’occasion de la COP21, à Paris. Ce fut un grand moment de mise en débat de la question, et ce fut en cela utile pour les villes. Mais nous ne figurons pas parmi les acteurs les plus privilégiés. J’ai donc un avis assez mitigé sur la place que nous pouvons y tenir.
Par ailleurs, nous n’avons justement jamais été sur les questions de changement climatique en tant que telles, mais davantage sur l’idée qu’en se réappropriant les ressources et leur gestion, les territoires deviennent maîtres de leur destin. Cette appropriation se réalise par étapes, d’abord à un stade très technique, avec ensuite un impact sur certaines politiques européennes pour la création d’agences régionales de l’énergie, pour mieux gérer la consommation d’énergie. Puis, progressivement, on débouche sur des mesures beaucoup plus structurantes pour les territoires, qui regardent à la fois la mobilité, les questions d’agriculture urbaine, de résilience, à travers une approche plus globale. Il y a une montée en puissance progressive.
L’objet changement climatique a donc été inséré dans votre champ de préoccupations à travers les questions énergétiques, alors qu’il n’était au départ pas structurant dans votre vision des choses.
Claire Roumet – Oui, totalement, mais c’est également parce que nous sommes vraiment différents de tous les autres réseaux avec lesquels nous travaillons. Par exemple, dans les COP, nous agissons aux côtés d’autres réseaux de villes, comme C40, qui travaillent depuis toujours sur le changement climatique. Effectivement, nous sommes arrivés sur ces problématiques de façon différente.
Diriez-vous également que la montée en puissance de ces acteurs, villes et municipalités, en tout cas collectivités territoriales, dans la lutte contre le changement climatique et, dans une moindre mesure peut-être, dans le processus de négociations climatiques, est liée à cette perception très prégnante du climat dans de nombreuses villes ? Cela viendrait, en somme, de cette observation de terrain ?
Claire Roumet – C’est effectivement un des axes, mais ce n’est pas le seul. Le deuxième axe consiste à dire qu’il est aujourd’hui possible de se réapproprier réellement les ressources et que la décentralisation de la politique énergétique doit devenir une réalité si l’on veut lutter contre le changement climatique.
D’ailleurs, je pense que si les villes sont aujourd’hui toutes sur l’agenda changement climatique, ce n’est pas à cause du changement climatique en tant que tel, mais parce qu’il s’agit d’un outil de développement économique du territoire. Dans un conseil municipal, le changement climatique est une sorte de grand chapeau, mais ce n’est pas l’argument principal qui fait la décision. L’argument, c’est par exemple que si l’on produit de l’énergie solaire sur les toits des écoles, on gagne de l’argent. L’argument « climat » ne constitue pas le driver.
Vous avez brièvement évoqué les COP. Quel regard portez-vous sur les dernières éditions et quels sont, selon vous, les blocages à dépasser ?
Claire Roumet – Il y a vraiment un avant et un après-COP21, qui n’a rien à voir avec les villes, mais avec un changement d’attitude par rapport au changement climatique. La COP21 a constitué une prise de conscience d’une réalité globale commune. Cette prise de conscience a produit un changement dans la façon dont les débats se réalisent, ainsi qu’une acceptation de l’« iceberg » qui se dresse face à nous et qui doit nous conduire à changer de trajectoire tous ensemble. Ce fut donc un moment fort, un moment psychologique.
À côté de cela, je pense que la dernière COP, à Bonn, a été un désastre. D’un côté, il y avait cette véritable prise de conscience collective d’un défi commun. De l’autre, il y avait, par exemple, énormément de communication autour de ces villes très engagées qui allaient « sauver le monde ». Or, faire croire qu’il y a un acteur qui va sauver le monde, c’est presque antinomique de la conclusion de la COP21. Il faut se réjouir du fait que les villes ont gagné la place qu’elles revendiquaient depuis des années, mais il faut une action de tous, et cela ne passe pas par un désengagement des États. Le processus actuel, qui s’ouvre aux parties civiles, aux acteurs non gouvernementaux, est une bonne chose s’il s’inscrit dans le cadre d’un partenariat avec les États. Or cela s’opère pour l’instant selon une logique de substitution. À ce titre, la dernière COP était franchement déprimante.
Mais dans le même temps, il se passe des choses hors des processus onusiens. Le cadre des Nations unies était peut-être le seul pouvant permettre une prise de conscience collective et de franchir ainsi le cap psychologique. Les avancées futures se feront en dehors des processus COP.
En effet, dès la COP22, à Marrakech, beaucoup d’observateurs ont eu cette perception d’un désengagement des acteurs étatiques, justement par rapport à cette effervescence et à cette implication des acteurs non étatiques au cours de la COP21. Peut-être y avait-il alors une volonté de se reposer sur ces derniers pour poursuivre et intensifier la mobilisation, les États se mettant en retrait après avoir donné de la visibilité. Dans ce contexte, comment percevez-vous le One Planet Summit qu’a organisé la France avec les Nations unies et la Banque mondiale en 2017 ? Ce nouveau type de sommet ne rend-il pas les choses illisibles ?
Claire Roumet – De mon point de vue, c’est illisible et contre-productif. Mettre en avant, lors d’un événement auquel participaient 57 chefs d’État et de gouvernement restés presque silencieux, les actions d’acteurs non étatiques comme des fondations est contre-productif. Cela délégitime une grande partie de l’action étatique, qui reste indispensable.
Pour ma part, je n’ai jamais vu quelque chose de semblable. Je m’y suis rendue avec le président d’Energy Cities, Eckart Würzner, qui est maire d’Heidelberg, en Allemagne. Selon lui, la chancelière allemande, Angela Merkel, n’aurait jamais organisé une telle manifestation.
Et ce qui en est ressorti à l’extérieur n’était de toute façon pas très positif, parce qu’il y a une limite dans ce que l’on peut faire croire. Il est ainsi presque plus dangereux que positif d’organiser ce genre de sommet, car il y a vraiment une délégitimation. Tous les acteurs qui s’y rendent perdent en légitimité, en particulier les États.
Mais je pense que ce sommet est intéressant, parce que c’est un non-objet géopolitique. Ou en tout cas, il s’agit d’une géopolitique qui ne relève pas des États.
Stefan C. Aykut et Amy Dahan parlent de « schisme avec le réel » au sujet des négociations climatiques internationales, en dénonçant que nombre de décisions contraires à celles de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC) sont prises en dehors de sa juridiction, ce qui contribue à enfermer ou plutôt à laisser le climat dans une bulle, en dehors des réalités économiques et énergétiques [1]. Est-ce une grille de lecture que vous partagez ?
Claire Roumet – Il est vrai que la CCNUCC est très isolée, même dans le monde onusien.
Par contre, j’observe, en tout cas depuis Paris, que l’Union européenne (UE), par exemple, s’engage en tant que partie à la COP21. Aujourd’hui, le Parlement européen peut systématiquement mettre en balance une décision, en avançant qu’elle est contraire à l’Accord de Paris. C’est un paramètre qui a changé depuis 2015. La nature de l’accord n’y est peut-être pas étrangère : il s’agit d’un accord non contraignant, mais il y a par exemple une nouvelle loi climat en Suède qui constitue une traduction des conclusions de la COP21 et qui s’applique à l’ensemble de l’économie suédoise. Il y a des discussions pour une loi un peu similaire en Espagne, même si je pense qu’elle sera beaucoup moins ambitieuse. De même, la loi de transition énergétique en France doit normalement permettre une trajectoire compatible avec l’Accord de Paris.
Donc, si je pense que le diagnostic que vous évoquez était vrai, il l’est moins aujourd’hui. Pas à cause de la CCNUCC ou du processus, mais parce qu’il devient économiquement urgent de réorienter la croissance.
Pourriez-vous revenir sur le rôle des villes et des structures de regroupement de villes dans la transition énergétique ? Par opposition, selon vous, l’État ne peut-il plus être le moteur de cette transition et faut-il alors agir à un échelon inférieur ?
Claire Roumet – Non, cela ne peut justement se réaliser qu’à travers un partenariat. On ne passe pas d’un système ultra-centralisé à un système décentralisé sans que l’acteur central ne soit fortement impliqué. Ne serait-ce que pour des questions techniques : c’est encore l’État central qui dispose des codes des réseaux, de l’accès aux réseaux de distribution.
Mais surtout, cette décentralisation de la production va changer de forme. Cela ne concerne pas seulement le système énergétique, mais aussi d’autres secteurs comme le transport, l’agriculture et, de manière générale, l’économie. Il y a un besoin d’assurer une certaine cohésion et une certaine solidarité entre les différents îlots décentralisés. Donc, le rôle de l’État en France, ou de structures comme les régions en Allemagne ou en Belgique – où l’énergie relève de leurs prérogatives –, est entier. Il y a un rôle de coordination, afin d’assurer la cohésion et la solidarité entre les différents acteurs et, surtout, les différents îlots. Parce que l’on ne va pas commencer à créer des îlots totalement indépendants les uns des autres. Ou, le cas échéant, il faut s’assurer que cela ne crée pas d’inégalités.
Mais, selon vous, certaines initiatives locales de lutte contre le changement climatique ne deviennent-elles pas plus pertinentes, à défaut d’une action à d’autres échelons ? De façon plus générale encore, que cela signifie-t-il du point de vue de l’émergence des villes en tant qu’actrices à part entière des relations internationales ?
Claire Roumet – Les villes ont toujours été des objets diplomatiques et économiques, mais elles sont effectivement en train de prendre une nouvelle dimension. Par exemple, nous sommes souvent sollicités par Google ou d’autres pour travailler sur les données dans les villes ou sur des modèles économiques de ville.
D’une part, la ville est effectivement perçue comme le bon échelon pour lutter contre le changement climatique. Mais surtout, d’autre part, il y a un côté prescriptif de la ville idéale en matière de lutte contre le changement climatique. La ville gagne en importance, parce que l’échelon local est pertinent pour lutter contre le changement climatique, pour des raisons économiques, techniques, et politiques. Pour cette raison, il existe une tendance – à laquelle les villes doivent beaucoup résister – des grandes entreprises à plaquer l’image de la ville idéale sur elles. Ce faisant, elles imposent ce que la ville doit être comme objet, dans un contexte de décentralisation.
Un autre aspect, que j’ai déjà évoqué, est qu’il faut absolument éviter que les villes ne deviennent les seuls acteurs. Elles sont des objets trop faciles à influencer. Car une ville seule a énormément de besoins. En France, les villes sont actuellement en lutte contre Enedis, parce qu’elles doivent renégocier les concessions sur les réseaux. Et c’est très difficile pour elles, parce qu’elles sont souvent petites et pas véritablement équipées pour ce type de négociations. Elles connaissent très bien les enjeux, et il y a une vraie montée en compétence là-dessus, mais elles ne disposent pas toujours des ressources humaines et financières pour y faire face.
Enfin, dans cette montée en puissance générale des villes, il faut préciser qu’il ne s’agit pas des villes, mais des villes globales. Ce sont toujours les mêmes dix villes, qui se retrouvent en outre manipulées relativement facilement en raison de leurs agendas. Ce n’est pas du tout le monde urbain global, c’est très différent. Alors, en effet, les villes du réseau C40 sont les plus peuplées au monde et représentent 6 % de la population mondiale, ce qui n’est absolument pas négligeable. Mais leur modèle de développement, celui de Paris par exemple, n’a rien à voir avec celui dont ont besoin Rennes, Nantes ou Strasbourg. Toutes ces villes moyennes sont d’ailleurs beaucoup mieux équipées pour la transition énergétique. Et ces villes-monde auront énormément de problèmes, justement parce qu’elles sont grandes, ce qui rend le problème plus difficile à traiter, contrairement à une certaine idée reçue. Il y a beaucoup d’ambivalence là-dessus, et je pense qu’il y a une certaine préemption du débat sur la question urbaine au niveau global par une vision faussée des villes qui fonctionnent bien, et qui sont pleines de gens intelligents et surdiplômés.
Vous évoquez la notion de « décentralisation du système énergétique », qui n’est pas souvent débattue. Or, c’est justement là que la transition énergétique doit se réaliser. C’est aussi souvent cette solution qui est portée, sans doute parce que c’est la seule. Qu’entendez-vous par là ?
Claire Roumet – La façon dont on la conçoit renvoie à ce qui figure dans les plans climat des villes à horizon 2040-2045. Par exemple, la ville de Francfort a décidé qu’en 2050, elle serait 100 % renouvelable. Concrètement, cela signifie que l’approvisionnement énergétique de l’ensemble de la ville et les transports seront décarbonés. Il n’y aura ni fossile ni fissile. Peut-être que tout fonctionnera à l’électricité, peut-être se déplacera-t-on moins, et différemment… Mais cela signifie surtout que 25 % de l’énergie nécessaire à la ville sera produite sur son territoire. L’efficacité énergétique permettra, par ailleurs, une économie de 50 % des besoins. Les 25 % restants seront produits dans l’hinterland de Francfort, grâce des partenariats déjà noués avec des zones rurales alentour. Tout est d’ores et déjà chiffré, et le potentiel de ressources et d’efficacité énergétique est bien évalué. Cet exemple montre que la décentralisation nécessite véritablement d’être sur des territoires effectivement autonomes s’agissant de leur approvisionnement énergétique. Cela signifie également qu’ils gèrent leurs ressources autrement.
Sur ces questions, on oppose souvent l’Allemagne et la France, notamment pour pointer le retard de la seconde sur la première. Quel regard portez-vous sur la loi de transition énergétique en France, notamment par rapport à la loi de transition allemande ? L’exemple allemand, souvent mis en valeur, est-il une bonne source d’inspiration ou n’est-il pas vraiment réplicable ?
Claire Roumet – Il est clair que le modèle allemand a permis de complètement changer le marché du renouvelable, non seulement pour l’ensemble de l’Europe, mais aussi pour le monde entier. La transition énergétique en Allemagne a donné au renouvelable le potentiel de se développer, donc de devenir crédible et, surtout, économiquement viable. Cela s’est notamment réalisé parce que l’État a énormément soutenu ce processus, en fixant des objectifs très clairs, comme la fin du nucléaire, et en garantissant une juste rémunération de l’énergie produite sur le long terme. Ce sont des moments forts, qui entraînent des changements psychologiques.
Par contre, le modèle allemand est aujourd’hui un peu grippé. En effet, l’une des clés du succès résidait dans le fait que la transition énergétique était énormément soutenue par les citoyens, qui étaient fortement impliqués dans la production d’énergie, via des coopératives. Or, les grandes entreprises se sont emparées de cette énergie citoyenne. Dès lors, de plus en plus de responsables politiques deviennent sceptiques et ne veulent plus soutenir de « fausses » initiatives en la matière. La perception est donc un peu biaisée : il y a actuellement un moment difficile, qui n’est pas simple à gérer, qui s’ajoute à des changements de tarifs qui ont fortement affecté la capacité des petits opérateurs à participer au marché.
En France, les besoins ne sont pas nécessairement les mêmes. Mais la loi de transition française est une très bonne loi, enviée dans beaucoup de pays, parce qu’elle ne dit quasiment rien d’autre que « engagez-vous, il est impossible que l’on ne vous soutienne pas », comme en Allemagne à l’époque.
La conception de la transition énergétique d’Energy Cities exclut-elle le nucléaire, sachant que cela reste la principale source de production d’électricité en France ?
Claire Roumet – La question du nucléaire a longtemps été taboue, comme dans bien d’autres endroits. Elle ne l’est plus du tout aujourd’hui, car le nucléaire n’a plus aucun sens économique : pour un territoire, être approvisionné en nucléaire, c’est être approvisionné par l’énergie la plus chère au monde. Cette question est donc tombée d’elle-même.
Pourtant, de nombreux réacteurs sont en construction, notamment en Asie.
Claire Roumet – Oui, mais cela ne signifie pas que cela fait du sens économiquement. Ni même que cela fait du sens de manière générale. Cela fait souvent du sens géopolitique, mais pas autre chose.
Vous avez ainsi évoqué le « ni fossile ni fissile ». Est-ce une position tranchée pour Energy Cities ?
Claire Roumet – C’est quelque chose qui est tranché depuis peu. Nous n’avons jamais rien dit sur le nucléaire avant les deux ou trois dernières années, c’est-à-dire depuis que les prix ont explosé et que l’on peut parler d’autre chose que du danger environnemental.
Le nucléaire constitue un sujet clivant, et nous avons toujours essayé d’éviter ce type de questions dans le but d’intégrer un maximum de membres et de rester politiquement neutres : notre objectif est que le plus grand nombre de villes soient attirées par la transition énergétique.
On a souvent tendance à considérer que la géopolitique de l’énergie se confond largement avec la géopolitique des hydrocarbures ou du pétrole, en raison du poids de ces derniers dans les systèmes économiques, dans les transports, etc. Avec les transformations actuelles, pensez-vous qu’il existe ou qu’il soit en train de se développer une géopolitique des énergies renouvelables ou de la transition énergétique ?
Claire Roumet – Je dirai même que la géopolitique du pétrole est l’obstacle principal à la géopolitique de la transition énergétique. Il se développe en effet une géopolitique de la transition énergétique, mais elle n’existe pas véritablement pour le moment.
Par contre, une géopolitique des renouvelables se met en place. Elle diffère quelque peu de la géopolitique du pétrole, car elle ne concerne pas les mêmes régions, la différenciation s’opérant d’un point de vue technologique. Mais le problème est qu’il ne s’agit pas du tout d’une géopolitique de la transition énergétique, car celle-ci ne peut pas se réaliser sur des mégaprojets. Or la géopolitique de l’énergie renouvelable, ce sont d’énormes éoliennes flottantes, des turbines au fond de la mer, etc., c’est-à-dire des chantiers de grande ampleur. C’est donc la géopolitique des États, ou des régions, parce que cela nécessite des investissements très forts.
En tout cas, il est certain que la géopolitique du pétrole et du gaz actuelle, parce qu’elle est omniprésente dans les relations internationales, surdéterminante dans quasiment tous les conflits ou même dans toutes les négociations commerciales, constitue un véritable obstacle à l’émergence d’une géopolitique de la transition énergétique.
Pourriez-vous justement définir les contours de ce que vous appelez la géopolitique de la transition énergétique ?
Claire Roumet – Il s’agirait d’une transition énergétique basée sur les ressources des territoires, d’une géopolitique qui rende au territoire la possibilité de se développer sur ses propres ressources, et pas au-delà. C’est une géopolitique basée sur les ressources de la planète. Or la géopolitique des renouvelables, avec les grands projets qui se profilent, par exemple d’avions électriques, est une géopolitique qui continue d’être extractive.
Cette distinction est un des enjeux principaux. Chaque année, il y a au Forum économique de Davos un débat d’introduction sur les questions énergétiques. Il y est alors question de « décentralisation de l’énergie », d’« énergie citoyenne », de « démocratisation de l’énergie ». En somme, tous les éléments de langage sont en ligne exacte avec ce que je viens de vous dire… C’est également ce qui se passe actuellement en Allemagne.
Je pense que la transition énergétique va se réaliser, mais il faut qu’elle soit un outil de démocratisation réelle de l’économie locale ou de réappropriation des ressources au niveau local. Tout l’enjeu est de transformer véritablement le système et d’aller au-delà du simple remplacement d’une énergie par une autre, ce qui est justement en train de se passer. Par exemple, le commissaire européen à l’Énergie est très satisfait de réussir à convaincre tous les États membres de l’UE d’installer partout des prises pour recharger les voitures électriques. Mais il n’y a pas de rupture, on ne fait que changer la source d’énergie.
Le 25 janvier 2018.
- [1] Stefan C. Aykuy et Amy Dahan, Gouverner le climat ? 20 ans de négociations internationales, Paris, Presses de Sciences Po, 2015.