La culture de l’influence : histoire d’un soft power français à réinventer / Par Yohann Turbet Delof

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  • Yohann Turbet Delof

    Yohann Turbet Delof

    Yohann Turbet Delof est directeur de la Culture de la Ville de Saint-Denis. Il est diplômé de Sciences Po Paris et de la Pontificia Universidad Católica de Chile (Chili).

Au sein de la récemment théorisée « diplomatie globale », l’économique est au centre du jeu et le culturel, sans être le « parent pauvre » que certains décrient de l’intérieur, n’est l’objet ni de débats ni de visibilité réelle, alors qu’il constitue l’une des particularités insoupçonnées de la France et probablement l’un de ses atouts majeurs dans la mondialisation. Derrière les termes parfois obscurs, voire carrément teintés de soupçons néocoloniaux, de « coopération culturelle » et de « francophonie », se cache un réseau fait de milliers d’acteurs, de toutes nationalités, qui font vivre 124 Instituts français et 813 Alliances françaises. Un dispositif unique et une présence généralisée dont aucun autre pays ne dispose.

Les récentes interpellations, médiatiques et politiques, contre la gouvernance de l’Alliance française viennent quelque peu bouleverser une histoire séculaire faite de visions ambitieuses autant que d’empilements empiriques et d’arrangements pragmatiques. Elles ont néanmoins le mérite de rappeler combien la France rayonne encore dans le monde grâce à son réseau culturel. S’il constitue un atout incomparable pour les relations internationales, qui plus est à l’heure où le pays entend jouer un rôle de premier plan au niveau mondial et vient de reconquérir la place de la nation au soft power le plus efficace [1], son essoufflement, depuis longtemps constaté et fruit des strates successives d’une histoire complexe, pousse à en écrire une nouvelle page.

De la dualité historique d’un réseau

Dans son ouvrage de référence sur l’histoire des premières années de l’Alliance française [2], fondée en 1883, l’historien François Chaubet décrit clairement l’ambivalence originelle de l’institution, chargée de « réaffirmer la mission civilisatrice française désormais gravement menacée […] [et de] propager un prosélytisme civilisateur » [3], mais construite sur un modèle précurseur, celui des comités associatifs, de droits locaux et indépendants, sur lesquels reposent dans chaque ville la création et la gestion d’une Alliance. « Qu’une association privée fût comptable d’une bonne part des intérêts culturels français à l’étranger, la démarche ne pouvait être plus habile et plus féconde », souligne-t-il, insistant sur l’intérêt que le Quai d’Orsay lui a porté dès ses débuts, voyant en elle « un dispositif décentralisé, souple, peu coûteux […] [qui] dessina les contours d’une politique culturelle moderne » [4].

Jusqu’aujourd’hui, les relations sont néanmoins restées empreintes de confusion. Pour certains, l’Alliance devait jouer un rôle central dans la diplomatie française et, à ce titre, être soutenue et « encadrée » ; pour d’autres, ses faiblesses vite apparues, et notamment le fait qu’elle « ne chercha pas à proposer une nouvelle vision du monde » [5], que « sa force (la fidélité de ses membres) se muait aussi en faiblesse (la nécrose) » [6], que son public manquait « de jeunesse, de vivacité intellectuelle » [7], et que « les critiques, récurrentes, portaient sur la qualité de l’enseignement dispensé » [8], devaient pousser à plus d’ambition en matière de diplomatie d’influence. C’est notamment ce qui encouragea la création, dès 1905, des Instituts français, agents publics de la politique culturelle extérieure. Coexistent donc, tout au long du XXe siècle, deux systèmes dont il n’est aujourd’hui pas abusif de dire que « leurs missions sont globalement identiques » [9]. Un certain principe de bon sens a d’ailleurs permis de progressivement supprimer, dans leur immense majorité, les doublons Institut français / Alliance française dans une même ville, les deux étant censés constituer un « réseau unique », affirmation rhétorique dont semblent se satisfaire les principaux acteurs du jeu diplomatique.

En 2007, l’Alliance française de Paris, maison-mère du réseau du même nom, se dédouble : est créée la Fondation Alliance française, chargée de coordonner et de soutenir les Alliances, aux activités bien distinctes de celles de l’Alliance française de Paris Île-de-France, école de langue et centre culturel. La nouvelle fondation est principalement subventionnée par le ministère des Affaires étrangères, qui soutient en parallèle les Alliances dans le monde, par l’intermédiaire de diverses subventions directes (fonctionnement, formation, tournées culturelles, etc.) et de conventionnements qui permettent à 383 d’entre elles de bénéficier d’un personnel de direction détaché.

Un double réseau, public et associatif conventionné, cohabite donc sous la tutelle plus ou moins affirmée, mais toujours présente, du ministère des Affaires étrangères. Dans le monde, on trouve ainsi quelques – rares – villes disposant à la fois d’un Institut français et d’une Alliance française – Madrid, Lisbonne ou Mexico par exemple –, des pays d’Instituts – essentiellement en Afrique du Nord, au Moyen-Orient et en Europe de l’Est –, des pays d’Alliances – essentiellement en Amériques, Asie et Océanie – et des pays disposant d’un Institut en capitale et d’Alliances en province – Chili, République tchèque par exemple. Dans ce dernier cas de figure, le directeur de l’Institut coordonne parfois les Alliances, mais il arrive également que les deux se livrent une concurrence acharnée. En somme, la diversité de situations sur le terrain est infinie, autant que les articulations possibles des centres culturels avec les postes diplomatiques, du conflit farouche à la collaboration parfaite. L’absence de lisibilité du dispositif et surtout de politique commune et de pilotage global, tout comme la dispersion des subventions entre les deux réseaux, qui plus est par différents intermédiaires, font fréquemment acter que « la diplomatie culturelle est en crise ». Dans sa thèse de 2012, Daniel Haize recense d’ailleurs habilement les titres des articles de journaux consacrés à ce sujet depuis 2001 [10], qui voient se succéder « heures difficiles », « grogne », « objectifs contradictoires » et autres « menaces », « étranglement » et « massacre ». Depuis celui de Jacques Rigaud en 1979 [11], les rapports se succèdent également pour faire le même constat. En 2009, la philosophe Julia Kristeva, membre du Conseil économique, social et environnemental (CESE), pointe du doigt un « bricolage défensif », l’« absence d’une vision » et dénonce : « des rapports parlementaires pointent cette situation, mais les mesures n’aboutissent pas ou peu » [12]. Les analyses qui suivent tentent d’apporter des solutions, souvent contradictoires, en proposant une nouvelle architecture ; elles donnent parfois lieu à des réformes qui, bien que globalement positives, ne se font qu’à petits pas et participent finalement à la complexification du système.

Une réforme « à petits pas » [13]

Parmi les principales évolutions, à partir de 2008, les Instituts français furent pleinement intégrés au sein des ambassades et fusionnés avec les services de coopération et d’action culturelle (SCAC), évitant ainsi les conflits internes. En 2009, le Sénat appelle de ses vœux la création d’une agence unique de coopération culturelle, rattachée au ministère des Affaires étrangères, impliquant le ministère de la Culture et agissant en partenariat contractualisé avec les Alliances françaises [14]. Il conseille de lui rattacher le réseau culturel et les agents en poste. S’ensuit en 2010 la naissance de l’Institut français [15], agence dédiée à l’action culturelle extérieure, censée animer l’ensemble du réseau culturel – dans sa double composante : réseau public des Instituts français et réseau associatif des Alliances françaises. Néanmoins, l’échec de l’expérimentation prévue par le ministre Bernard Kouchner pour rattacher les Instituts français à l’étranger à l’Institut français n’a pas permis de « doter l’action culturelle extérieure d’un grand opérateur, capable de piloter et d’améliorer la gestion du réseau regroupé sous une marque unique », selon l’avis cette fois de l’Assemblée nationale [16]. L’Institut français fait donc office d’animateur, mais pas de tutelle ni d’ordonnateur des agents et des moyens. Par ailleurs, conséquence inattendue d’une volonté d’homogénéisation, chaque SCAC a été renommé « Institut français », même dans les villes d’Alliances, les deux marques se retrouvant ainsi à coexister à nouveau alors que les doublons avaient été globalement supprimés. À ce sujet, les différents rapports s’en tiennent généralement à appeler de leurs vœux une « meilleure coordination » ou la création d’énièmes comités au sein des ambassades pour réunir l’ensemble des agents concourant à l’influence française.

Quant au ministère de la Culture, son implication dans le dispositif n’a jamais été clairement plébiscitée. En 2008, la commission des Finances du Sénat, concluait que « la diplomatie culturelle […] souffre d’une absence de stratégie » et appelait à « rompre avec le “Yalta” décidé contre le souhait d’André Malraux : “au ministère de la Culture, la culture en France ; au ministère des Affaires étrangères le monopole de la culture à l’étranger” » [17]. Ce souhait sera finalement entendu, même s’il était loin d’être partagé par tous du fait du risque de complexification administrative pouvant aboutir à une absence de tutelle effective, par la loi « Liberté de création, architecture et patrimoine » [18] de 2016, qui acte la cotutelle de la Rue de Valois et du Quai d’Orsay sur l’opérateur public.

C’est d’ailleurs la seule mention faite au réseau culturel dans ce texte, qui fut pourtant le premier destiné à décrire l’ambition de la France en matière de politique culturelle. Sa préparation a fait l’objet de timides débats à ce sujet, mobilisant seulement l’intervention réelle de deux députés. Quand Michel Herbillon (Val-de-Marne) affirmait que « notre réseau culturel est morcelé, ce qui limite l’action culturelle de notre pays, et l’on répartit des moyens de plus en plus faibles entre des acteurs toujours plus nombreux, notre action en devient illisible » [19], François de Mazières (Yvelines) présentait pour sa part un amendement basé sur le constat que « les problèmes rencontrés dans la diffusion de la culture française à l’étranger viennent en grande partie de la dispersion entre les Alliances françaises et les Instituts français », appelant ainsi à étudier le rapprochement entre ces deux institutions et Campus France, agence en charge de la mobilité internationale des étudiants et de la promotion du système d’enseignement supérieur français [20]. Les discussions furent rapidement conclues en arguant de la diversité du réseau comme d’une richesse et du nécessaire rôle de coordination à la charge des ambassadeurs, non sans rappeler que le Royaume-Uni et l’Allemagne disposaient eux d’un opérateur unique et aux compétences élargies. Finalement, le réseau fut le grand absent du texte porté au vote.

On ne peut qu’observer qu’aucun rapport ni aucune réforme n’ont véritablement osé proposer une macro-réflexion, une refonte complète du réseau culturel extérieur, que certains ne se sont pas gênés à assimiler à un « capharnaüm total » ou à un « fatras administratif » [21]. Force est de constater que le « principe de séparation » fait toujours rage : entre l’action culturelle intérieure et extérieure, entre l’Alliance française et l’Institut français, entre la coopération culturelle et la promotion de la mobilité étudiante, etc. Sans stratégie globale, sans vision d’ensemble et faisant la part belle à l’éparpillement des structures, des moyens et des programmes budgétaires, la politique de rayonnement de la France paye au prix fort son historicité et son exceptionnalité.

Vers un réseau du XIXe siècle ?

On peut estimer que l’action de diplomatie culturelle fut dotée en 2018 d’environ 105 millions d’euros [22], comprenant l’ensemble des subventions à l’Institut français (29 millions d’euros) aux Instituts français (46 millions d’euros), à la Fondation Alliance française et aux Alliances françaises (7,8 millions d’euros) et l’ensemble des actions de coopération et de diffusion culturelles et linguistiques. Un budget auquel s’ajoutent les ressources propres des centres culturels : environ 137 millions d’euros pour les Instituts et 195 millions d’euros pour les Alliances. Il est difficile de comparer ces chiffres à ceux des pays voisins, tellement les périmètres d’action et les dispositifs diffèrent – il faudrait également y intégrer les données de masse salariale, non disponibles. Mais l’on peut tout de même signaler qu’en Espagne, le seul Institut Cervantes reçoit environ 120 millions d’euros du gouvernement, en Allemagne le Goethe Institut environ 210 millions d’euros, au Royaume-Uni le British Council environ 180 millions d’euros, pour des réseaux de bien moindre envergure, composés de 100 à 150 implantations chacun. Face à eux, l’Institut français, pourtant bien positionné selon le Sénat dans « son rôle d’opérateur pivot de la politique culturelle extérieure de la France », voit ses ambitions « limitées par une forte contrainte budgétaire » [23] – entre 2011 et 2017, ses crédits totaux ont été diminués de 25 % et ses crédits d’intervention de 34 % [24]. En outre, son positionnement s’avère complexe et peu lisible, et il apparaît davantage comme une « boîte à outils » que comme un véritable coordinateur.

Au-delà du nécessaire effort budgétaire, le fait que des voix s’élèvent aujourd’hui contre les gouvernances parisiennes pourrait inviter à réfléchir en profondeur à un nouveau système rationnel et efficace, uni sous une même bannière, au service de valeurs communes et au mode de fonctionnement homogène et rationnel. Le comble dans cette affaire est que peu est à inventer, seule une ambition est nécessaire. La diplomatie culturelle dispose déjà des outils, de femmes et d’hommes engagés, et de l’amitié de multiples peuples qui voient dans le dialogue avec la France un repère stable et estimé. En outre, les 230 millions de francophones d’aujourd’hui pourraient devenir, selon les scénarios, 370, voire 770 millions en 2060 [25]. Chaque année, 49 millions de personnes dans le monde apprennent le français comme langue étrangère, dont près d’un demi-million dans les seules Alliances françaises, ce qui en fait la deuxième langue la plus apprise dans le monde. Au-delà, le français est la quatrième langue la plus présente sur Internet, la troisième langue des affaires, la deuxième langue d’information internationale dans les médias et la deuxième langue de travail de nombreuses organisations internationales. Il ne manque donc qu’à redonner son lustre à un instrument que l’histoire a créé et que les empilements successifs ont complexifié, en l’adaptant aux exigences du XXIe siècle.

Même si la francophonie a perdu un portefeuille ministériel attitré, elle ne fait pas moins l’objet d’une priorité annoncée par le président de la République. Après la nomination de sa représentante personnelle en la matière, l’écrivaine Leïla Slimani, un plan d’action global et ambitieux est attendu pour la premier semestre 2018. Le plus urgent sera de construire une feuille de route claire en matière de politique culturelle extérieure, qu’elle soit orientée et assumée, aux valeurs définies – qu’est-ce que l’humanisme aujourd’hui ? –, étroitement conçue et articulée avec celle du ministère de la Culture et pilotée de manière unifiée au niveau international. L’un des enjeux majeurs étant de défendre la contemporanéité de la France et non pas ses représentations traditionnelles, qui, si elles lui ont fait connaître certaines heures de gloire, trahissent considérablement le pays d’aujourd’hui, multiculturel, technologique et créatif. D’un point de vue politique, ce serait aussi l’occasion de réaffirmer l’attachement aux valeurs de l’État de droit et d’inciter à mettre en place des politiques éducatives et culturelles ambitieuses, progressistes, porteuses de développement et de dialogue transculturel, souvent bienvenues pour contrebalancer le court-termisme ou le tout-économique. Le tout sans négliger un positionnement ferme sur les sujets d’avenir en priorisant, par exemple et dans le désordre, l’urgence écologique, le devoir de mémoire, l’égalité des genres ou la diversité sexuelle.

Plus techniquement, le français comme langue étrangère devra être doté d’un outil numérique unique, conçu par des experts et déconnecté d’intérêts privés, pour être appris et enseigné. Au-delà, on se pique à rêver d’une méthode d’enseignement labélisée et uniformisée au niveau mondial et d’un logiciel de gestion commun qui permettrait de connaître la véritable ampleur de l’action du réseau et de simplifier sa gestion. Les actions culturelles pourraient-elles être concertées entre pays d’une même région et des tournées organisées à travers un outil collaboratif et transversal permettant d’anticiper et d’homogénéiser les programmations ? Si d’immenses progrès ont été faits, notamment par l’Institut français, une communication unique et créative, locale et internationale, semblerait être le b.a.-ba d’une présence mondialisée de la « marque France ». Elle devrait par exemple comprendre un site Internet et un logo communs. Un effort de professionnalisation qui devrait trouver son pendant dans la gestion des ressources humaines : les directeurs des centres culturels d’aujourd’hui se doivent d’être des professionnels généralistes de haut niveau, gestionnaires, dotés d’un sens politique et relationnel et d’une connaissance des particularités des enjeux culturels et linguistiques.

Enfin, il ne devrait pas être impossible de mettre en place une organisation rationnalisée à Paris – un opérateur unique dont le bâtiment serait la vitrine de l’action française à l’étranger –, qui puisse trouver son exact reflet dans les postes diplomatiques, pour satisfaire aux efforts budgétaires tout en renforçant l’efficacité des missions essentielles. Si un Institut français est l’instrument de coopération éducative et culturelle d’une ambassade, ne pourrait-il en être de même pour une Alliance ? Ne serait-ce pas là l’occasion bienvenue de fusionner certains postes généralistes – par exemple le poste d’attaché culturel à celui de directeur ou de directeur culturel d’Alliance, évitant ainsi la dispersion de l’action – tout en gardant dans chaque structure les plus spécialisés – livre, universitaire, scientifique, technologique, etc. –, actuellement menacés par les restrictions budgétaires ? Si l’action politique ne souhaite pas dans un premier temps la fusion des deux marques – ce qui devrait pourtant se profiler à terme, dans un souci d’efficacité et suivant le souhait du président de la République de « mener à bien le rapprochement entre l’Institut français et la Fondation Alliance française » [26] –, elle peut néanmoins envisager un schéma d’organisation locale comparable, qu’il soit public-public ou public-privé. Le conseiller de coopération et d’action culturelle (COCAC) ayant dans les deux cas la fonction de piloter l’ensemble, s’appuyant dans un cas sur une équipe interne, dans l’autre sur un opérateur associatif pour les dimensions linguistiques et culturelles.

Une autre étape, plus subversive, est celle que Frédéric Martel détaillait dans une note restée fameuse [27] : « complètement “dé-diplomatiser” les postes de conseillers culturels et d’attachés culturels, pour les confier à des professionnels recrutés sur la durée, indépendamment du Quai d’Orsay. […] Notre diplomatie culturelle est en piteux état mais il est possible, si le Parlement le souhaite, de changer en profondeur le cours des choses en se fixant de grandes ambitions et en coupant le cordon ombilical entre les instruments du soft power et la diplomatie française. Le diplomate est, par essence, un homme de prudence, quand il faut au professionnel du soft power de l’audace et prendre des risques ».

*

Fondamentalement, le réseau culturel devra prendre le temps de répondre à trois ambivalences qu’il porte en son sein, façonnées par son histoire et qui l’affaiblissent aujourd’hui.

1. Rayonnement versus interculturalité. Ou comment concilier la volonté de diffusion des cultures françaises / francophones et le dialogue avec les cultures locales. En d’autres termes, s’assure-t-on du prestige de la France et de son influence ou de la promotion du dialogue des cultures ? Plus ambitieux : comment mêle-t-on les deux ?

2. Amateurisme versus professionnalisme. Comment gère-t-on un réseau décentralisé – moins coûteux et mieux ancré – sans tomber dans une programmation d’opportunité, des recrutements hasardeux et l’écueil des intérêts locaux ?

3. Diplomatie versus indépendance. Les agents du soft power doivent-ils être des diplomates ou des professionnels techniques de haut niveau ? L’indépendance juridique et financière des établissements est-elle réellement incompatible avec le partage d’une ligne stratégique et politique commune ? Cette dernière menace-t-elle véritablement l’indépendance de pensée ?

Beaucoup d’audace et de courage seront nécessaires pour tenter d’organiser et de devenir fiers de cette « force de frappe » incomparable et souvent méconnue que représente le réseau culturel français à l’étranger. S’il est hors de question de vouloir à nouveau mener une mission civilisatrice en affirmant, comme le faisait Victor Duruy à la fin du XIXe siècle, que « le monde a encore besoin de ce pays, […] de ce génie sympathique et clair qui a donné ou traduit toutes les idées de justice » [28], si l’on doit également se méfier de l’« impérialisme de l’universel » que dénonçait Pierre Bourdieu à propos des valeurs françaises et de leur diffusion [29], il faut prétendre bien plus que « la francophonie peut être le porte-voix de la diversité du monde », comme le faisait Jacques Attali dans un rapport de 2014 un peu trop vite oublié [30], où il pointait un risque d’effondrement si l’on ne s’emparait pas des mille opportunités de croissance durable qu’elle contient en son sein.

Pleinement dédié au dialogue interculturel, le réseau culturel français doit s’éloigner définitivement des accusations néocolonialistes ou passéistes dont il fait souvent l’objet. C’est le sens de la réflexion du sociologue Dominique Wolton, l’un des rares à s’exprimer sur le sujet : « la francophonie peut illustrer son rôle dans la construction d’une autre mondialisation plus respectueuse de l’homme, et en faveur d’une certaine laïcité de la tolérance » [31]. L’expérience du quotidien montre que les institutions qui composent le réseau culturel français peuvent réussir à s’ancrer en profondeur dans leur vie locale et piloter des politiques innovantes et progressistes. Loin de s’éteindre, la francophonie interpelle des millions de jeunes qui voient en elle un repère humaniste et une perspective d’avenir. Loin d’être dépassée, la création culturelle française continue à inspirer, à bousculer, à transgresser, à échanger avec des artistes venus de tous horizons et de toutes générations. C’est une réalité présente sur l’ensemble de la planète et porteuse de valeurs parfois dissidentes, de pluriels, de reliefs, d’aspérités et de marges, face au peu intéressant aplanissement des modes de vie et de pensée.

Au-delà, ce terreau culturel, garant d’une présence et d’une confiance centenaires, est favorable, voire nécessaire aux échanges économiques. La France devrait être capable de capitaliser sur ce réseau pour retrouver une place qu’elle semble parfois perdre lentement en n’osant plus proposer de vision. Si elle a moins bien réussi que certains de ces voisins l’amorce du début du XIXe siècle en promouvant peu énergiquement sa capacité d’innovation et en restant parfois cantonnée aux images d’Épinal qui firent sa renommée, elle a maintenant tout en main pour affirmer des valeurs fortes, en s’appuyant sur ce qui fait la richesse de son modèle de développement et dessiner de véritables voies sociétales pour l’avenir.


  • [1] Selon le classement annuel établi par le cabinet de conseil stratégique Portland, avec l’aide du Centre de diplomatie publique de l’Université de Californie, mesurant la capacité d’influence d’un pays et celle de ses acteurs politiques, économiques ou culturels. Voir le site The Soft Power 30, ainsi que par exemple Béatrice Sclapari, « Le “soft power” français au zenith, selon l’institut Portland », Le Monde, 19 juillet 2017.
  • [2] François Chaubet, La politique culturelle française et la diplomatie de la langue. L’Alliance Française (1883-1940), Paris, L’Harmattan, 2006.
  • [3] Ibid., p. 11.
  • [4] Ibid., p. 133.
  • [5] Ibid., p. 68.
  • [6] Ibid., p. 258.
  • [7] Propos du chancelier gérant le consulat de France à Détroit à l’ambassadeur de France à Washington, 24 mai 1953, cité par François Chaubet, ibid., p. 258.
  • [8] Ibid., p. 260.
  • [9] Daniel Haize, L’action culturelle et de coopération de la France à l’étranger : un réseau, des hommes, Paris, L’Harmattan, 2012, p. 129.
  • [10] Ibid., p. 19.
  • [11] Jacques Rigaud, Les relations culturelles extérieures : rapport au Ministre des affaires étrangères, Paris, La Documentation française, 1979.
  • [12] Julia Kristeva-Joyaux, Le message culturel de la France et la vocation interculturelle de la francophonie. Avis présenté au nom de la section des relations extérieures, Paris, Conseil économique, social et environnemental, 23 et 24 juin 2009, p. 7.
  • [13] Rapport d’information n° 1591 déposé par le Comité d’évaluation et de contrôle des politiques publiques sur l’évaluation du réseau culturel de la France à l’étranger et présenté par M. François Loncle et Mme Claudine Schmid, Paris, Assemblée nationale, 28 novembre 2013, p. 17.
  • [14] Le rayonnement culturel international : une ambition pour la diplomatie française, Rapport d’information n° 458 par MM. Jacques Legendre et Josselin de Rohan au nom de la commission des Affaires culturelles et de la commission des Affaires étrangères, de la défense et des forces armées, Paris, Sénat, 10 juin 2009.
  • [15] Loi n° 2010-873 du 27 juillet 2010 relative à l’action extérieure de l’État. On emploiera « l’Institut français » au singulier pour désigner l’agence parisienne chargée de la coordination de la politique culturelle extérieure, et « Instituts français » au pluriel ou « un Institut français » pour désigner les centres culturels à l’étranger, rattachés aux ambassades.
  • [16] François Loncle et Claudine Schmid, op. cit., p. 22.
  • [17] Quelles réponses apporter à une diplomatie culturelle en crise ?, Rapport d’information n° 428 de M. Adrien Gouteyron fait au nom de la commission des Finances, du contrôle budgétaire et des comptes économiques de la Nation sur l’action culturelle de la France à l’étranger, Paris, Sénat, 30 juin 2008, p. 57.
  • [18] Loi n° 2016-925 du 7 juillet 2016 relative à la liberté de la création, à l’architecture et au patrimoine.
  • [19] Assemblée nationale, Commission des affaires culturelles et de l’éducation, Audition de M. Bruno Foucher, président exécutif de l’Institut français, séance du 27 avril 2016.
  • [20] Assemblée nationale, commission des Affaires culturelles et de l’Éducation, séance du 2 novembre 2015.
  • [21] Propos de Pierre Lellouche, député de Paris, lors de l’audition par la Comité d’évaluation et de contrôle des politiques publiques de M. Didier Migaud, premier président de la Cour des comptes, le 17 octobre 2013. François Loncle et Claudine Schmid, op. cit., p. 113.
  • [22] Avis n° 142 de MM. Jacques Legendre et Gaëtan Gorce fait au nom de la commission des Affaires étrangères et des Forces armées sur le projet de loi de finances pour 2017, adopté par l’Assemblée nationale, sur l’action extérieure de l’État : diplomatie culturelle et d’influence, Paris, Sénat, 24 novembre 2016.
  • [23] Rapport d’information n° 419 de M. Jacques Legendre et Mme Hélène Conway-Mouret fait au nom de la commission des Affaires étrangères, de la Défense et des Forces armées sur le contrat d’objectifs et de moyens 2017-2019 de l’Institut français, Paris, Sénat, 15 février 2017.
  • [24] Jacques Legendre et Gaëtan Gorce, op. cit., p. 41.
  • [25] Jacques Attali, La francophonie et la francophilie, moteurs de croissance durable. Rapport à François Hollande, président de la République française, Paris, La Documentation française, août 2014, p. 53.
  • [26] Discours du président de la République Emmanuel Macron à l’ouverture de la conférence des ambassadeurs, Paris, 29 août 2017.
  • [27] Frédéric Martel, « Culture : pourquoi la France va perdre la bataille du soft power », Terra Nova, 31 mars 2010.
  • [28] Victor Duruy, Histoire de France, Paris, Hachette, 1874, p. 6.
  • [29] Pierre Bourdieu, Sur l’État. Cours au Collège de France (1989-1992), Paris, Seuil, coll. « Raisons d’agir », 2012, p. 594.
  • [30] Jacques Attali, op. cit.
  • [31] Dominique Wolton, La communication, les hommes, la politique, Paris, CNRS Éditions, 2015, p. 531.