La corruption est-elle condamnable ? / Par Olivier de France et Carole Gomez

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« C’est ignoble, mais je vis de ce métier, moi comme cent autres ! Ne croyez pas le monde politique beaucoup plus beau que ce monde littéraire : tout dans ces deux mondes est corruption, chaque homme y est ou corrupteur ou corrompu. »

Honoré de Balzac, Illusions perdues, 1837.

La pureté pour fondation politique

Athènes, 399 av. J.-C. À l’instruction de son procès, Socrate se voit reprocher sa « corruption des jeunes gens ». Son crime ? Ne pas reconnaître la religion d’État et « mettre à la place des extravagances démoniaques », qui détournaient la jeunesse du droit chemin [1]. La Cité à Athènes est alors conçue comme un organisme vivant, microcosme politique d’un univers clos et ordonné. La corruption est donc perçue de manière transversale : elle est tout à la fois morale, politique, organique, intellectuelle et cosmique. Dès l’Antiquité, elle désigne ainsi la maladie de ce qui est vicié, malsain, mauvais, et qui s’écarte d’un ordre prédéfini.

Ce n’est qu’à partir de la Révolution française que la corruption s’impose comme un paramètre essentiellement politique. Si de belles pages de Dante Alighieri et Machiavel décrivent et décryptent le phénomène, la reconstruction intellectuelle et politique des sociétés européennes d’alors nécessite de forger ex nihilo un corpus moral, politique et doctrinal autour duquel le corps social puisse se retrouver. Maximilien de Robespierre, dès le printemps 1791, est surnommé « l’Incorruptible », tant son comportement et ses goûts simples tranchent avec « ceux qui, à l’Assemblée ou ailleurs, sont corrompus par le pouvoir et / ou par l’argent » [2]. Chaque discours est pour lui l’occasion de dénoncer ce vice, considérant que « la corruption est la plus dangereuse ennemie de la liberté » [3].

Ce processus « cathartique » s’appuie sur des ressorts similaires dans les sociétés de tous âges, mais il peut servir des desseins très différents en fonction du contexte politique. Dans son ouvrage intitulé The Shame of the Cities, publié en 1904, Lincoln Steffens pointe la corruption dans les administrations, la société et les institutions politiques de six grandes villes des États-Unis [4]. Ce faisant, il désigne à la société américaine le droit chemin dont elle s’est écartée, et la pureté perdue des pères pèlerins du XVIIe siècle, qu’elle se doit de retrouver. Car comme le décrit Philippe de Thaon, la corruption vient en effet « altérer ce qui est sain, honnête dans l’âme » [5]. Pour L. Steffens, elle représente une rupture d’égalité entre les acteurs commerciaux, et une remise en cause insupportable du principe de juste concurrence dans le contexte de la construction du capitaliste américain.

Si la corruption est faute, vice, défaut à corriger, elle l’est donc toujours par rapport à une pureté préétablie, qui aurait été dévoyée, et elle sert toujours des desseins politiques. Mais quelle est cette norme de la moralité, qui semble floue et pourtant toujours préalablement établie, vis-à-vis de laquelle se définit la corruption dans tout ce qu’elle a d’immoral ? N’est-il pas possible de repenser la corruption pour elle-même, sans présupposer une norme qu’elle subvertit toujours ? La corruption ne peut être morale, mais n’a-t-elle cependant pas une vertu éthique ?

La corruption ou l’horror vacui ?

Par la loi n° 88-227 du 11 mars 1988 relative à la transparence financière de la vie politique française, la France fait œuvre créatrice et se dote de sa première législation en matière de financement des partis politiques. Cette décision, prise dans un contexte de campagne à l’élection présidentielle, fait néanmoins suite aux révélations successives autour de plusieurs « affaires » : Luchaire [6], Carrefour du développement [7].

En janvier 2014, soit un peu plus de deux ans après l’annonce de Barack Obama de retirer les dernières troupes américaines du sol irakien, la ville de Falloujah passe sous le contrôle de combattants appartenant à l’État islamique en Irak et au Levant. La chute de la ville est alors facilitée par la désorganisation du pouvoir local, perçu comme corrompu et corrupteur. Selon Pierre-Jean Luizard, « les combattants sont considérés par une bonne partie de la population locale comme une armée de libération » [8].

Au mois d’octobre de la même année, des manifestations monstres se succèdent au Mexique, à Iguala, Mexico et Acapulco, pour dénoncer la violence endémique que connaît le pays. Ces rassemblements font suite à la répression d’une manifestation ayant fait six morts et des dizaines de blessés, mais surtout à la disparition de 43 étudiants de l’École normale rurale d’Ayotzinapa. Si la justice ne s’est pas encore prononcée définitivement sur cette affaire, il semblerait que l’on soit en présence d’une « collusion entre certaines autorités locales et des narcotrafiquants, de corruption, de violence des cartels et policière » [9].

En mai 2015, à deux jours de l’élection du président de la Fédération internationale de football association (FIFA), la police cantonale suisse procède, sur ordre des autorités judiciaires américaines, à l’arrestation de six dirigeants de l’autorité suprême du football mondial. Ce coup de filet marque le début d’un nouveau scandale qui va durablement ébranler l’organisation et qui, surtout, met en lumière la corruption institutionnalisée qui y règne.

Le Brésil connaît des manifestations importantes en août 2015, rassemblant près de 2 millions de personnes et appelant au départ de la présidente de la République, Dilma Rousseff. Ces rassemblements ont éclaté à la suite de la révélation d’un important scandale politico-financier qui impliquerait Petrobras, entreprise pétrolière contrôlée par l’État brésilien, ainsi que des entreprises de BTP, qui auraient versé des pots-de-vin à certains partis politiques, dont le Parti des travailleurs au pouvoir.

La mise en lumière de certains cas d’étude pratiques peut permettre d’éclairer tant les ressorts que les vertus de la corruption. Un élément commun se dessine ainsi dans ces exemples : ils mettent en lumière la corruption et sa faculté à s’immiscer dans des espaces laissés vacants. Qu’il s’agisse d’une association de droit suisse à but non lucratif, d’un État fédéral, d’un État centralisé de tradition jacobine, de narco-États ou d’un pays où l’administration centrale est en déliquescence, la corruption se niche dans leurs interstices. Ces exemples semblent suggérer que la corruption constitue une caractéristique inhérente aux relations sociales et aux rapports de forces, et donc aux sociétés elles-mêmes.

On peut condamner cette « horreur du vide » (horror vacui) du point de vue moral, mais on peut également tenter de la comprendre. Ainsi que l’illustre Gaspard Koenig à travers l’analyse de l’œuvre de Bernard Mandeville et la notion de « discrète vertu de la corruption », elle ne laisse pas d’avoir des usages économiques, sociaux ou politiques. Ils sont illustrés dans la Fable des abeilles de B. Mandeville (1714), qui décrit l’Angleterre du XVIIIe siècle et dénonce les qualités que peuvent être la modestie ou l’honnêteté. Il soutient au contraire la thèse que des vices privés comme l’égoïsme et la convoitise sont utiles à la vie de la Cité et favorisent son développement économique.

Vers une éthique de la corruption ?

L’examen du phénomène à l’aune de la morale permet-il de saisir de même les richesses, les ressorts et les usages de la notion de corruption ? Cela est peu plausible car le propre de l’examen moral de la corruption paraît être de partir du monde tel que l’observateur considère qu’il devrait être, plutôt que de partir du monde tel qu’il est en réalité. Condamner en bloc la corruption a priori permet de s’ériger en surplomb d’un monde impur et dénaturé, que l’on interprète en fonction de valeurs qui lui sont transcendantes. Par rapport à une notion abstraite du Bien, séparé de la réalité telle qu’elle est, l’existence sera forcément toujours un pis-aller. Le monde sera toujours perçu comme une « pâle copie » d’un « arrière-monde », qui sera toujours considéré comme meilleur. Cette condamnation permet donc de naturaliser et de sanctifier une notion originelle du Bien, qui précèderait un monde qui n’en serait toujours qu’un abâtardissement. Enfin, elle ne laisse pas d’avoir une fonction sociale en ce qu’elle permet de rassembler un ensemble d’individus, voire un corps social autour d’une série de valeurs transcendantes au monde et partagées de manière distincte par cet ensemble, à la différence d’autres individus qui partageraient et participeraient de la déchéance du monde et de l’abandon de l’existence morale. Ce topos du déclin civilisationnel et de sa corruption morale traverse les textes littéraires et philosophiques de toutes les époques, de la Rome antique au catastrophisme médiatique contemporain. Il permet aisément de condamner la corruption, moins d’en explorer de manière opératoire ses raisons, ses ramifications et ses usages – et par conséquent de résoudre certains des problèmes réels qu’elle pose.

Du point de vue philosophique, Gilles Deleuze appelait ainsi « morale » tout « système de domination des passions par la conscience » [10]. Un système moral rapporte toujours l’existence à des dimensions transcendantes : ce que G. Deleuze appelle la Loi ou le Jugement de Dieu, qui n’est aucunement strictement religieux et qui est à la racine des oppositions binaires de valeurs transcendantes comme le Bien et le Mal. Selon lui, les trois illusions dont se nourrit cette entreprise morale sont l’illusion des causes finales, l’illusion des décrets libres et l’illusion théologique. Leur point commun est une inversion causale, facilitée par le fait que l’homme ignore les causes qui le déterminent. Pour combler son ignorance, il transforme les effets en causes finales de ses actions. La conscience se pose alors en réceptacle primordial organisateur des fins, et siège d’une volonté libre édictant des décrets sur le corps. Et là où la conscience ne peut raisonnablement se poser cause première, elle pose un Dieu doué d’entendement et de volonté, anthropomorphique en somme, opérant par cause finale et décret libre.

Dans ce système de la moralité, la corruption est donc toujours en bloc et a priori immorale. Comment penser la corruption en partant du monde tel qu’il est ? Une solution que fournit l’œuvre de G. Deleuze est de penser la corruption du point de vue de l’éthique, qu’il conçoit justement comme une entreprise qui tente de partir du monde tel qu’il est. Une éthique est d’abord ce qu’il nomme une typologie des modes d’existence immanents, c’est-à-dire non transcendants, au contraire de la morale. Elle ne part pas des notions de Bien et de Mal prises au sens absolu, mais de ce qui est bon ou mauvais pour un individu lui-même. À partir de là, elle tente de déterminer ce qui est bon au mauvais pour un groupe d’individus qui vivent ensemble.

L’individu tend naturellement à vouloir se conserver – continuer à vivre – et à maximiser sa capacité à survivre, voire à vivre. Il en est de même pour un ensemble d’individus. La politique tend à conserver à la fois la matière de l’État – comme relation entre les individus – et la forme de ses institutions – le droit du souverain. Le critère de conservation de l’individu humain étant la conservation d’une proportion stable dans ces rapports, il en sera de même pour le composé d’individus – le corps social. La matière de l’État n’est, en effet, pas autre chose qu’un système de relations stables entre les mouvements des individus, ou ce que Baruch Spinoza nomme le facies civitatis [11]. Ces deux formules correspondent donc à une seule réalité : la conservation de l’individualité propre de l’État. L’État est individu d’individus [12]. Le problème est alors résolu de manière politique. Dans un système démocratique, un ensemble d’individus se dote d’un certain nombre de lois et de contraintes librement consenties pour leur permettre de vivre ensemble.

Cependant, un ensemble d’individus n’est pas toujours doté d’un certain nombre de lois et de contraintes librement consenties. Le milieu des grandes institutions sportives, comme le mettent en lumière les exemples ci-dessus, ne réunit pas ces conditions [13]. Ces organisations internationales rassemblent, en effet, un grand nombre d’individus qui ne sont responsables devant quelconque institution démocratique et soumis à aucune contrainte politique. En outre, l’ensemble d’individus qui compose les fédérations les plus puissantes, comme la FIFA, concentre des moyens parfois supérieurs à ceux de certains États. Or ces fédérations n’ont pas mis en place de gouvernance alternative crédible, qui soit à la hauteur de leurs moyens et de leur puissance. La corruption, dans ce cas, est l’aboutissement en réalité nécessaire et naturel d’un faisceau de facteurs économiques et politiques. Il serait en effet illogique que le résultat soit différent. Pour réformer cet état de fait, il s’agit d’abord de le comprendre. Le comprendre suppose de partir du monde tel qu’il est, et non tel que l’on conçoit que le monde devrait être.

Une éthique de la corruption distinguerait alors les différents cas de figure en fonction de la nécessité et de l’efficacité de la corruption. Dans le cas d’une institution sportive d’envergure comme la FIFA, dotée de grands moyens et dénuée de contrainte politique et démocratique, la corruption serait un mode de gouvernance nécessaire – au sens technique où elle ne peut pas ne pas être – et efficace à court terme. Comme le montrent les récents scandales qui ont fait surface, son efficacité à long terme est néanmoins douteuse. Dans le cas d’un État failli, il semble que la corruption soit nécessaire, mais inefficace à court et à long terme, car elle ne permet pas d’établir de relation stable entre les individus du corps politique (voir ci-dessus). Dans le cas d’un État au pouvoir centralisé, la corruption n’est pas nécessaire. Cependant, elle peut remplir les vides et interstices laissés par le pouvoir et ainsi revêtir une certaine efficacité à court ou à long terme. La condition de possibilité de cette efficacité est cependant l’existence d’une gouvernance politique efficace qui régit de manière stable et durable les relations entre les individus du corps social. Un examen basé sur ces critères plus fins semble plus à même de cerner les effets propres de la corruption. Il représenterait alors l’amorce d’une éthique systématique de la corruption.

La corruption est donc condamnable du point de vue moral. Elle ne peut toutefois l’être du point de vue éthique, car elle constitue une conséquence strictement nécessaire de la conjonction de l’absence de contrainte démocratique, de la mise à disposition de moyens conséquents et de l’absence de gouvernance alternative crédible. Pour autant, il ne faut pas négliger les effets sociaux et politiques qu’est susceptible d’avoir la condamnation morale de la corruption. Elle place l’observateur en surplomb d’un monde conçu comme immoral, elle ressoude le corps social autour de valeurs conçues comme collectives en expulsant ses moutons noirs. In fine, elle peut permettre de reforger la communauté nationale, de manière réelle ou fantasmée, au fer d’une pureté partagée. Résoudre les conséquences positives ou néfastes de la corruption requiert cependant de la comprendre, y compris dans ses effets moraux. Cela suppose une éthique de la corruption.


  • [1] Platon, Apologie de Socrate, première partie, § X.
  • [2] Jean Bart, « Hervé Leuwers, Robespierre, Paris, Fayard, 2014 », Annales historiques de la Révolution française, n° 380, 2015.
  • [3] Maximilien de Robespierre, Œuvres complètes, « Séance du 11 janvier 1792 ».
  • [4] Cité par Pierre Lascoumes, Corruptions, Paris, Presses de Sciences Po, 1999, p. 113.
  • [5] Philippe de Thaon, Bestiaire, vers 2905.
  • [6] Entre 1982 et 1986, la société d’armement française Luchaire a vendu illégalement quelque 450 000 obus à l’Iran, un trafic couvert par le ministre de la Défense d’alors, Charles Hernu, et son directeur-adjoint de cabinet, Jean-François Dubos.
  • [7] Le président de la République, François Mitterrand, charge Christian Nucci, ministre délégué à la Coopération et au Développement, de superviser l’organisation d’un sommet des chefs d’État africains devant se tenir à Bujumbura les 11 et 12 décembre 1984. Celle-ci est assurée par l’Association Carrefour du développement (ACAD), créée par le ministre et son chef de cabinet, Yves Chalier. Une comptabilité fictive est alors mise en place, les fausses factures servent à couvrir des dépenses personnelles des deux hommes, ainsi que de campagnes électorales pour C. Nucci.
  • [8] Pierre-Jean Luizard, Le piège Daech. L’État islamique ou le retour de l’Histoire, Paris, La Découverte, 2015.
  • [9] Ambassade de France au Mexique, Service économique régional, « Analyse du cas d’Iguala et son impact sur les milieux d’affaires », décembre 2014.
  • [10] Gilles Deleuze, Spinoza, Philosophie Pratique, Paris, Presses universitaires de France, 1970, I.
  • [11] Baruch Spinoza, Traité politique, Paris, Presses universitaires de France, 2003, VI, 2.
  • [12] Voir Étienne Balibar, Spinoza et la politique, Paris, Presses universitaires de France, 1996.
  • [13] Lire également l’article de Pim Verschuuren dans ce dossier.