Juin 2017
La coopération stratégique avec les pays d’Europe centrale et orientale / Par Pascal Boniface
Contestations démocratiques, désordre international ?RIS N°106 - Été 2017
Le présent rapport a été rédigé à la suite de missions effectuées de janvier à avril 1998 en Pologne, Lituanie, Hongrie et Roumanie. Plus d’une cinquantaine d’entretiens ont été à cette occasion organisés par les ambassades dans ces pays – que l’auteur remercie pour leur aide efficace – avec des responsables des ministères des Affaires étrangères et de la Défense, des parlementaires, des chercheurs, experts et journalistes. L’étude a été complétée par des contacts personnels de l’auteur avec les postes diplomatiques de ces pays en France. La première partie de ce rapport peut paraître sévère, voire provocante. Ce n’est pas du tout par choix a priori, mais réellement comme impression générale et constante qui se dégage de l’ensemble des entretiens que j’ai pu avoir, au cours desquels mes interlocuteurs ont sans doute, au regard de ma qualité non de responsable mais de chercheur, tenu un langage moins officiel.
Un constat accablant
L’objectif stratégique prioritaire de l’ensemble des pays d’Europe centrale et orientale (PECO) est leur adhésion à l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN). Ils savent qu’un seul pays en tient les clés, les États-Unis. Dès lors, leur politique consiste à convaincre Washington de leur loyauté absolue et à ne les irriter en aucune manière. Cela permet aux Américains de renforcer considérablement leur influence en Europe. Cela vient rendre – si besoin était – encore plus délicat le projet français de constitution d’un pilier européen de la défense.
Les PECO ne peuvent conforter aucun des deux schémas envisageables de ce pilier européen. Le réaliser en dehors de l’OTAN ne peut relever pour eux que du blasphème ou de l’inimaginable. Les PECO sont encore plus hostiles à cette perspective que nos partenaires européens déjà membres de l’Alliance. Mais même l’objectif plus limité de l’édification d’un pilier européen dans l’OTAN ne sera soutenu par les PECO qu’à la condition expresse qu’il ait reçu le feu vert de Washington. Les États-Unis deviennent donc un peu plus maîtres du jeu européen. Les responsables des PECO estiment ne pas voir de différences entre pilier européen et pilier atlantique. Ce qui compte, c’est la garantie américaine, et l’idée d’un pilier européen pourrait l’estomper.
Le résultat paradoxal de l’élargissement de l’Europe à l’Est a donc pour effet – du moins à moyen-court terme – d’affaiblir sérieusement les perspectives d’autonomie stratégique européenne et de renforcer les moyens dont dispose Washington pour peser sur le cours de la construction européenne. L’élargissement le plus significatif, le plus réel, est celui de la puissance américaine, non celui de l’Europe.
La volonté d’adhérer à l’OTAN est commune à tous les PECO. Elle concerne des pays qui ont de réels problèmes de sécurité (Lituanie), ceux qui n’en ont pas objectivement mais vivent dans une insécurité psychologique (Pologne, République tchèque, Slovaquie), ou ceux qui n’en ont pas vraiment (Hongrie) ou pas du tout (Roumanie) et qui vivent sans anxiété majeure pour leur sécurité mais qui admettent que leur adhésion à l’OTAN est d’essence politique ou culturelle.
L’OTAN n’est pas désirée pour ce qu’elle est – une alliance militaire défensive – mais pour ce qu’elle représente – l’adhésion au club occidental –, officialisée par le nécessaire agrément du « grand manitou » américain. Il s’agit d’être intégré à la partie la plus prospère du monde et de l’Europe, et de pouvoir développer son économie en paix, à l’abri d’un parapluie américain. L’OTAN est perçue comme l’organisation politique des pays occidentaux. Elle est également vue comme une incitation aux réformes. Tout le discours sur la nécessaire adhésion aux « organes euro-atlantiques » – néologisme commode où les différentes organisations (OTAN, UE) apparaissent comme faisant partie d’un même bloc que l’on souhaite intégrer de façon conjointe – ne doit pas faire illusion. La seule priorité, c’est l’OTAN. Si un choix devait être fait entre l’OTAN et l’Union européenne, l’Union européenne passerait à la trappe. Ce n’est pas que par courtoisie à l’égard des Européens, mais également pour se conformer au vœu des Américains qui souhaitent les voir intégrés à l’Union, que les pays d’Europe centrale et orientale font état de leur désir d’Europe. Que les Américains voient moins d’avantages à l’intégration européenne de ces pays et ils seront alors moins immédiatement désireux de rejoindre l’Europe. Leur volonté de s’intégrer à l’Union européenne est indexée sur un avis de conformité à l’intérêt supérieur de la communauté atlantique délivré par les États-Unis. Les responsables des PECO savent, par ailleurs, qu’il est nécessaire de faire auprès d’interlocuteurs français une révérence rituelle en l’honneur de l’Union européenne afin de ne pas froisser leur susceptibilité et de ne pas provoquer un mouvement d’humeur de nature à compromettre leur adhésion à l’OTAN. Seul ce dernier objectif compte vraiment. Leur unique passion reste l’OTAN.
Le seul pays qui a, en la matière, réellement un pouvoir de décision se trouve être les États-Unis. Même si les votes « oui » dans les différents parlements nationaux sont vécus avec intérêt et parfois inquiétude chez les trois pays admis à Madrid [1], craignant un « mauvais coup » ou un « coup parti accidentellement », notamment de la part de la France, de la Turquie ou de l’Italie, le seul pays auquel on reconnaît un pouvoir légitime en la matière est les États-Unis. Un incident ou un accident à propos de la ratification de l’élargissement de l’OTAN devant un parlement européen sera considéré comme relevant de l’abus de droit. Il paraîtrait exorbitant et susciterait à l’égard des pays en cause les plus vives et même féroces critiques. Les PECO ne reconnaissent en la matière absolument aucun droit aux membres européens de l’Alliance. Toute décision contraire serait jugée inique. À l’inverse, les États-Unis se voient accorder un pouvoir absolu. Un refus américain n’entraînerait pas une réaction de dépit de la part de tel ou tel refusé, mais le désir de faire mieux pour se conformer aux desiderata, acceptés par avance.
Que faut-il faire pour être accepté ? Comment devenir plus présentable ? C’est la question obsédante que se posent en chœur ceux qui ne le sont pas encore, à l’image d’un adolescent amoureux transi prêt à tous les sacrifices pour amadouer celle qu’il désire et à laquelle il est aveuglément prêt à pardonner tous les caprices.
Rien qui ne puisse s’écarter des thèses américaines n’emportera le moindre début d’adhésion ou de soutien, mais suscitera au contraire les réactions les plus violemment hostiles, ne serait-ce que pour montrer à leur nouveau patron leur loyalisme à toute épreuve. Après avoir pendant quarante ans subi contre leur gré l’impérialisme de l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS), les PECO appellent de leurs vœux une domination, cette fois désirée, des États-Unis. Leur politique de soumission à une puissance tutélaire demeure. Seule l’orientation géostratégique de cette dernière a changé. Dans la mesure où cette soumission n’est plus vécue comme une contrainte attentatoire au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes mais comme le moyen d’exercer ce même droit, elle s’avère beaucoup plus forte.
Les PECO sont dans la même situation que l’Allemagne dans les années 1950 et 1960 vis-à-vis des États-Unis, à deux différences près. La première est qu’ils n’ont rien à se faire pardonner. Au contraire, ils s’estiment victimes et reprochent aux Européens de les avoir abandonnés avant et / ou après la Seconde Guerre mondiale, reproche dont les États-Unis sont exonérés. Le processus de construction européenne n’a donc pas pour eux la valeur de réintégration morale et politique qu’il avait pour l’Allemagne. La seconde est qu’il n’y a pas d’opposition structurée contestant le projet politico-diplomatique OTAN, comme le fit pendant quelques temps le Parti social-démocrate d’Allemagne (SPD). Seule une alliance des contraires composée de l’extrême gauche et de l’extrême droite critique le projet d’adhésion à l’OTAN.
Les trois pays admis dans l’OTAN ont accepté avec un enthousiasme juvénile la possibilité de frappes aériennes américaines sur l’Irak en février 1998, proposant même de participer à des opérations militaires, fût-ce sous la forme minorée d’une assistance médicale (Hongrie). Ils ont donc été en décalage par rapport à la position médiane de l’Europe, et plus encore sur celle de la France, en s’alignant sans barguigner sur la position américaine. Il faut s’attendre à ce que ce type d’événements ne soit pas un fait isolé mais constitue un précédent.
Dans les débats stratégiques futurs, à chaque fois que des pays européens auront le sentiment que leurs intérêts divergent de ceux de Washington et appelleront donc une politique différente, ils seront certains non seulement de ne pas pouvoir compter sur les PECO, mais aussi de voir ces derniers prêts à rompre tout front commun européen potentiel pour se rallier aux thèses américaines. L’augmentation du nombre de pays européens membres de l’OTAN contribuera ironiquement à déplacer encore plus le centre de gravité de l’Alliance vers les États-Unis.
Quand on aime, on ne compte pas : la Pologne, dont la situation des finances publiques n’est pourtant pas tout à fait florissante, a accepté sans sourciller une clé de répartition des dépenses, supérieure à ce qu’elle aurait dû être proportionnellement au vu des seuls critères objectifs. La Hongrie va augmenter ses dépenses militaires de 0,4 % du produit national brut (PNB) pour satisfaire aux conditions d’adhésion. Tchèques, Hongrois et Polonais ont accepté de payer pour le budget de l’OTAN un quota plus important que le calcul fait sur leur part relative du PNB ne leur imposait. Il est douteux qu’ils acceptent un tel sacrifice par leur contribution au budget de l’Union européenne.
Il faut noter qu’à aucun moment la question de l’augmentation des dépenses militaires pour satisfaire les critères OTAN ne suscite d’interrogation ou d’inquiétude. En revanche, avant même que le débat se soit réellement lancé, les plus grandes craintes existent face aux sacrifices économiques que nécessitera l’adaptation économique pour adhérer à l’Union européenne. Qu’elle soit plus utile d’un point de vue économique global, qu’elle puisse avoir plus de répercussions positives à terme, n’est absolument pas pris en compte. L’Europe n’apparaît pas comme un but en tant que tel, mais soit comme un moyen permettant de mieux atteindre la fin essentielle qu’est l’Alliance atlantique, soit comme une mesure d’accompagnement de l’intégration atlantique.
La nécessité d’une coopération avec les pays européens n’est pas niée. Mais elle est perçue comme ayant pour objectif principal de faciliter l’adaptation à l’OTAN. Il y a même chez les pays baltes la peur que l’adhésion à l’Europe ne vienne empêcher celle à l’OTAN. Ces derniers craignent que leur éventuelle intégration européenne ne soit qu’une façon de leur dire « vous avez été servis, vous avez déjà eu quelque chose » et qu’on ne parle plus de l’OTAN par la suite.
La réalité de la position française à l’égard de l’OTAN est connue d’une petite minorité de responsables. Mais il y a souvent, notamment chez les journalistes, une réelle méconnaissance. Le souci de Paris de ne pas s’aligner sur Washington est vu non pas comme un désir d’indépendance, mais comme une volonté de dissidence très critiquable. Les PECO aimeraient en fait – ce qui ne manque pas de piment par rapport à ce qu’ils ont vécu – que l’Alliance soit un bloc monolithique, aligné sur un leader incontestable et seule véritable incarnation et défenseur des valeurs ou d’un message universel, au sein de laquelle aucune tête ne dépasse. Toute faille dans un ordonnancement qu’ils souhaitent impeccable est perçue comme une source de complications inutiles, potentiellement dangereuses. Se montrant plus royalistes que le roi et plus atlantistes que Washington, les PECO sont prêts à nous reconnaître moins de marge de manœuvre au sein de l’Alliance que les États-Unis eux-mêmes. Les membres actuels de l’OTAN sont dans une certaine mesure habitués à être confrontés à une différence française. Les nouveaux n’ont pas cette accoutumance et ont la foi de ceux qui sont fraîchement convertis, prompts à excommunier ceux qui paraissent s’écarter du dogme.
Tout ceci débouche sur un double standard. Des déclarations ou propositions comparables seront acceptées ou condamnées selon qu’elles viennent d’outre-Atlantique ou d’Europe.
Les propos du président Chirac lors du sommet de Madrid sur le refus de la France de payer une contribution supérieure à l’OTAN pour financer l’élargissement, manifestant sa volonté que ce dernier ne coûte rien à la France, ont été traduits comme étant la manifestation de l’hostilité de la France au processus d’élargissement, alors même que le président s’était fait l’apôtre d’un élargissement plus significatif de l’OTAN. On peut noter que les débats pourtant vifs également au Sénat américain ou devant l’opinion publique américaine sur le principe même de l’élargissement ou sur son coût n’ont pas déclenché les mêmes réactions. Les gouvernements est et centre-européens en ont au contraire conclu qu’il fallait d’autant plus se serrer sur les positions de l’exemple américain pour lui faciliter la tâche dans un débat difficile. Le débat interne n’a donc pas la même signification selon qu’il se situe en Europe ou aux États-Unis.
On reproche à la France de ne pas vouloir payer plus, tout en exigeant le commandement Sud de l’OTAN. Le rééquilibrage de l’Alliance n’est pas jugé nécessaire. L’attribution de plus grandes responsabilités à la France alors même que ce pays se montre capable – et coupable – de désobéissance est vue comme illégitime, comme une prime accordée à un perturbateur.
Les PECO ne semblent pas savoir, ou refusent de savoir, que le budget civil et militaire de l’OTAN dépend pour 80 % des contributions européennes.
Le rôle de contrepoids aux États-Unis qu’entend jouer la France n’est pas perçu positivement car ces pays pensent qu’il n’y a pas besoin de contrepoids ou que tout contrepoids ne pourrait que faire le jeu des Russes. Un rééquilibrage entre pilier européen et pilier américain ne peut, à leurs yeux, qu’affaiblir le second et de fait amoindrir le rééquilibrage qu’ils souhaitent entre eux-mêmes et les Russes.
De même, les sommets à trois (France, Allemagne, Russie) suscitent des craintes d’être abandonnés. Les sommets ne peuvent avoir pour conséquences – ou même pour but – de traiter des affaires concernant les PECO en leur absence. Incapables de résister à Moscou, Paris et Berlin s’entendront donc avec elle sur le dos des PECO. À l’inverse, lorsqu’il y a un sommet Clinton-Eltsine, les PECO sont persuadés que les bons messages sont envoyés à Moscou, que le président américain se fait leur avocat et leur garant auprès des Russes.
La volonté française de procéder à des aménagements institutionnels européens avant de poursuivre l’élargissement est également vue avec inquiétude. Les PECO ne remettent pas en cause la nécessité de renforcer la coopération en Europe sur le plan institutionnel, à condition que ceci ne ralentisse pas le processus d’élargissement. La déclaration France-Belgique-Italie [2] les laisse perplexes. D’accord pour la réforme institutionnelle mais, en termes concrets, combien de temps cela va-t-il prendre ? Et est-ce vraiment nécessaire, dans la mesure où la véritable organisation politique de l’Europe, c’est l’OTAN ?
- [1] NDLR : Lors du sommet de Madrid, les 8 et 9 juillet 1997, la République tchèque, la Hongrie et la Pologne ont été invitées à entamer des pourparlers d’adhésion à l’OTAN. Ces trois pays en sont devenus membres le 12 mars 1999.
- [2] NDLR : Déclaration de la Belgique, de la France et de l’Italie relative au protocole sur les institutions dans la perspective de l’élargissement de l’Union européenne, jointe au traité d’Amsterdam (1997) : « La Belgique, la France et l’Italie constatent que, sur la base des résultats de la Conférence intergouvernementale, le traité d’Amsterdam ne répond pas à la nécessité, réaffirmée au Conseil européen de Madrid, de progrès substantiels dans la voie du renforcement des institutions. »